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Comprendre la crise tunisienne - Par Stéphane Juffa

Les Tunisiens sont massivement descendus dans la rue à l’annonce de l’assassinat de Mohamed Brahmi

Comprendre la crise tunisienne (info # 012707/13) [Analyse]

Par Stéphane Juffa ©Metula News Agency

 

 

 

Cent vingt morts et des milliers de blessés, cette nuit en Egypte, un mort à Tunis, touché par la police lors des affrontements d’hier (vendredi), et surtout, un second responsable politique tunisien assassiné par un salafiste né à Paris et impliqué dans les conflits syrien et iraquien.

 

Alors que sur les bords du Nil l’opposition entre les islamistes partisans du président déchu Morsi et ceux qui soutiennent l’Armée est lisible, en Tunisie, les observateurs peinent à retrouver les dynamiques et les enjeux des violences.

 

Pour nous aider à voir clair, j’ai longuement interviewé Roger Bismuth, cet ancien parlementaire tunisien, grand capitaine d’industrie du haut de ses quatre-vingt-sept printemps et de sa vigueur et son esprit de trente-cinq ; président de la communauté juive de ce pays maghrébin dirigé par la filiale locale des Frères Musulmans, interlocuteur privilégié de Ghannouchi, le chef du parti Ennahda (la renaissance) au pouvoir - de même qu’il l’était de Ben Ali avant lui -, ainsi que des ambassadeurs américain et français entre autres.

 

Bismuth ne connaissait pas personnellement Mohamed Brahmi, le dirigeant criblé de onze balles de fusil-mitrailleur dans sa voiture sous les yeux de sa famille. Mais il le définit comme un homme courageux, originaire de Sidi Bouzid, au centre du pays, une ville située au milieu d’un triangle imaginaire formé par Kasserine, Sousse et Sfax, l’endroit où le Printemps a débuté.

 

C’était un homme humble qui aimait la Tunisie ; un progressiste modéré, qui œuvrait pour un peu plus de justice et une meilleure répartition des richesses. "C’était quelqu’un typiquement de là-bas, au parler simple et direct, servant à exprimer ses pensées rustiques sans passer par des filtres. Un anti-Ennahda mais pas féroce, quelqu’un qui n’était pas à même de déranger les projets du régime", explique mon interlocuteur.

 

"Il pouvait se déplacer où il voulait, s’exprimer, dire tout le mal qu’il voulait d’Ennahda, accuser les islamistes de la faillite du pays, cela ne dérangeait pas les dirigeants, d’autant plus que Brahmi était un bon musulman. Les gens au pouvoir n’avaient aucune raison de vouloir l’éliminer - comme le souligne d’ailleurs Ghannouchi lui-même -, au risque de se discréditer".

 

La misère sert de combustible à la violence, me dit Roger Bismuth. Surtout dans la région de Sidi Bouzid, où elle fait des ravages.

 

Mais la difficulté de vivre est présente partout, même parmi ses quelques mille employés ; depuis la révolution, la classe moyenne ne parvient pas à joindre les deux bouts, alors les ouvriers…

 

Je lui demande s’ils mangent tout de même à leur faim. Il répond par l’affirmative, mais se hâte de relativiser : "on peut manger comme on mange chez nous, on se nourrit de pas grand-chose, vous savez". Je sais ; je sais, parce que je le connais depuis trente ans et plus, qu’il parle d’expérience, ayant débuté sa carrière comme manœuvre sur les chantiers, notamment à l’époque de l’occupation nazie, quand les officiers SS, parfaitement au courant de ses origines, venaient le conduire sur son lieu de travail parce qu’ils avaient besoin de ses compétences. Beaucoup de pain et une tomate savamment étalée, en Tunisie, cela constitue le casse-croute de millions de personnes.

 

L’industriel m’apprend qu’à cause du prix des loyers dans la périphérie de Tunis, et de la perte de leur pouvoir d’achat, ses ouvriers sont obligés de se loger ailleurs ; "ils mettent entre une et deux heures pour se rendre sur leur lieu de travail".

 

Les troubles peuvent-ils dégénérer en guerre civile ? "Je ne sais pas en quoi ils peuvent dégénérer, mais ils peuvent dégénérer".

 

La sécurité des personnes est-elle assurée ? "Autant que possible au vu des circonstances".

 

Vous risquez votre peau actuellement ? "Tout le monde risque sa peau, je ne suis pas un cas particulier", sourit Roger, fataliste. Au moment de la discussion, nous ignorions tous deux que, quelques heures plus tard, une bombe exploserait dans son fief sacré de la Goulette, dans la périphérie de la capitale, blessant légèrement un officier de police. J’imagine le choc que cela doit faire à mon ami, lui qui n’a cessé de m’affirmer que les violences n’atteindraient jamais la Goulette.

 

Il embraye, parce qu’il déteste s’appesantir sur un sujet dramatique : "Nous avons un pays en or… si nous avions eu de bons dirigeants dans cette révolution… il suffisait de redonner confiance à la société civile et de développer certaines régions laissées à l’abandon".

 

C’est moi qui l’oblige à revenir à des considérations plus prosaïques : Et l’Armée, pourrait-elle intervenir comme en Egypte ? "En tout cas elle est dans les rues. Mais nous n’avons pas du tout la même mentalité qu’au Caire, pas parmi les militaires, ni les religieux, ni la société civile, ni la police".

 

Et le risque que l’Armée prenne le pouvoir, insisté-je ? "Non, pas ici".

 

Se pourrait-il qu’Ennahda soit tout de même mêlé à un complot pour imposer l’islam à la Tunisie ? "C’est difficile à dire", réfléchit le Tunisien, "d’un côté Ghannouchi stigmatise les extrémistes, de l’autre il affirme que même les salafistes sont nos enfants. On parle d’un salafiste – Boubaker Hakim, 30 ans - qui aurait perpétré les deux assassinats, Mohamed Brahmi il y a deux jours et Chokri Belaïd (un autre responsable politique et avocat), il y a six mois avec la même arme.

 

Il est clair que les musulmans radicaux, je n’ai jamais employé le terme d’islamistes, entretiennent le projet de voir le pays adopter la charia, la loi islamique", poursuit l’ancien ouvrier du bâtiment, "et que ces assassinats pourraient éventuellement, au moins en théorie, s’inscrire dans un grand plan d’islamisation. On constate cette volonté en observant les difficultés qui sont soulevées lors des tentatives de rédaction de la Constitution : Ennahda tente sans arrêt d’imposer des portes ouvertes qui pourraient, à l’avenir, déboucher sur des interprétation religieuses de la loi".

 

Ennahda n’a-t-il pas perdu une partie de son soutien populaire depuis la révolution : "C’est certain, je ne crois pas qu’aujourd’hui la majorité de mes compatriotes soient en faveur de la charia. Je le vois dans ma société, il y a plus de personnel barbu et plus de femmes voilées ; ils effectuent leurs cinq prières quotidiennes sur leur lieu de travail, ils sont pratiquants, mais ils ne plébiscitent pas la charia à mon avis.

 

Quant à Ennahda", éclaire Bismuth, "il aurait récemment reçu le renfort de types musclés venus d’Egypte et d’ailleurs afin de défendre ses positions en dépit de sa perte de puissance ou pour la combler. Vous savez, Stéphane, ils ont des noms divers, mais en fait, nous parlons toujours du seul et même courant, venant de la même source !".

 

La solution, c’est la Constitution ? "Oui, c’est le point de départ. Une constitution écrite, parue à l’officiel, augurant des élections générales et présidentielles ; après, tout le monde pourra se calmer. Nous aurions un vrai gouvernement, sorti des urnes, non plus un gouvernement intérimaire, mais un cabinet capable de prendre les décisions dont le pays a urgemment besoin".

 

J’ose : le Président [actuel de la Tunisie, non islamiste] Moncef Marzouki affirme que la rédaction de la Constitution est presque achevée ? "Il dit cela tout le temps depuis un an… Soit elle est achevée, soit nous n’avons pas de constitution, c’est aussi simple que ça".

 

On parle beaucoup de la montée en puissance d’un certain Béja Caïd Essebsi et de son parti laïc Nida Tounès (l’appel de la Tunisie), vous le connaissez ? "Ce n’est pas un certain, c’est un monsieur très bien, doublé d’un ami d’enfance, il est né trois semaines après moi. Essebsi a occupé tous les ministères au temps de Bourguiba, surtout celui des Affaires Etrangères, où il a laissé un excellent souvenir. Il incarne la Tunisie, bon musulman pas fanatique, personne de confiance, et, comme moi, il adore son pays. Il ferait un excellent président".

 

N’est-il pas un peu… hum… mûr, pour assumer un tel poste à un tel moment ? Roger Bismuth rit de la question : "non, comme moi, il est dans une forme excellente !".

 

Qui est-ce qui descend dans la rue et qui se bagarre avec la police ? "Les pro-charia, dans la plupart des cas", fait mon interlocuteur. Mais pourquoi les islamistes manifestent-ils alors que c’est un laïc qui vient d’être abattu ? "Pour éviter qu’on les accuse", s’essaye le Goulettois, qui se lance dans une explication du genre que seuls les Tunisiens peuvent saisir.

 

J’écoute et j’attends patiemment, pris de l’impression rageante d’en comprendre de moins en moins. Puis, je ne peux m’empêcher de lâcher : c’est le vrai bordel, en somme ! Et Roger Bismuth, qui n’est pas un adepte de la langue de bois, me rétorque : "C’est exact, Stéphane, vous avez tout compris !".    

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