Olfa Ben Achour, L’émigration des Juifs de Tunisie de 1943 à 1967

Olfa Ben Achour, L’émigration des Juifs de Tunisie de 1943 à 1967, Paris, Publishroom, 2019, 434p.

Riadh Ben Khalifa
Université de Tunis

Olfa Ben Achour est Docteure en histoire contemporaine, spécialiste de l’émigration des Juifs de Tunisie. Sa thèse dont est issu cet ouvrage est la continuité d’un travail de réflexion qu’elle avait déjà mené sur la condition des Juifs tunisiens sous le Protectorat français et jusqu’à l’indépendance tunisienne. Elle a exercé dans différents instituts universitaires et publié plusieurs articles. Elle travaille actuellement sur la question de la patrimonialisation de l’héritage culturel judéo-tunisien, domaine qui compte très peu de spécialistes en Tunisie.

L’ouvrage a le mérite de présenter en un peu plus de quatre cent pages une analyse dense de l’histoire migratoire complexe des juifs de Tunisie qui s’étale depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la Guerre des Six jours. Illustré par deux cartes (pages 8 et 9), des tableaux et graphiques (pages 7, 62, 90, 109, 155 et 300) et une annexe essentiellement biographique (p. 171- 180), il se répartit en trois parties qui se suivent chronologiquement et qui s’intitulent respectivement « Du rêve ancestral à l’émigration organisée : les départs des Juifs de Tunisie (1943-1952) », « Dans le tumulte de la décolonisation : nouveaux enjeux, nouveaux départs (1952-1956) », « Les Juifs dans la Tunisie indépendante : Négociations, tensions et déclin de la communauté (1956-1967) ». Ces parties regroupant chacune d’entre- elles trois chapitres (deux pour la troisième partie) ont été précédées d’un avant-propos (pages 21 à 28) exposant un résumé de l’histoire des Juifs de Tunisie depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à 1967.

Soutenue à Toulouse, en 2015, sous la direction de Colette Zytnicki et Habib Kazdaghli porte le titre suivant : De la velléité à la volonté. L’émigration des Juifs de Tunisie de 1943 à 1967.

Olfa Ben Achour, L’émigration des Juifs de Tunisie de 1943 à 1967 326 Les Cahiers de Tunisie, n°226-227, 2018 (2020)

Le développement a privilégié une démarche chronologique, faisant émerger trois phases historiques : la première (1943-1952) correspond aux départs vers Israël. La deuxième (1952-1956), au contexte de la décolonisation et les changements induits par ce phénomène sur le sort de la Tunisie. La dernière période (1956-1967) analyse les hésitations, tensions et négociations qui ont abouti au déclin de la communauté juive dans la Tunisie devenue indépendante. À chaque étape de cette histoire, ont été mises en lumière aussi bien l’action des agents extérieurs à la Tunisie (israéliens, américains, français, etc.) et des acteurs locaux (institutions du protectorat français ou de l’État tunisien, organisations juives tunisiennes, etc.), que les conditions d’accueil des migrants dans les pays choisis par eux (Israël et France). Les trois parties analysent les vagues de départs dans leur contexte propre, celui, tourmenté, de la fin de la Seconde Guerre mondiale et de la création d’Israël en 1948, jusqu’aux dernières années de la lutte pour l’indépendance, la fin du régime beylical, et les prémices d’un
État-Nation.

Pour établir des statistiques fiables Olfa Ben Achour a croisé différentes sources, ce qui n’était pas sans peine pour les collecter : archives diplomatiques de La Courneuve et de Nantes, archives nationales d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence, Archives nationales du gouvernement tunisien, et les fonds privés de certaines organisations juives, internationales ou non, agissantes en Tunisie et en France soit dans le domaine de l’émigration soit dans celui de l’intégration ( ceux de l’Alliance israélite universelle et du Casip-Cojasor à Paris ; ceux surtout de l’American Jewish Committee et de la Hias au Yivo de New York).

En revanche, elle n’a pas pu avoir accès à ceux de l’American Jewish Joint Distribution Committee (JDC ou Joint archives) et ce malgré l’appui que ses directeurs de thèse et autres collègues lui ont apporté. S’agissant des sources tunisiennes, elles restent insuffisantes, c a r toutes celles qui auraient pu enrichir davantage l’ouvrage n’étaient pas encore classées et l’auteure n’a pu également traiter à fond de l’aspect
israélien de la question (en particulier, l’exode des Juifs tunisiens dans ce pays) pour des raisons que l’on connaît. Enfin, elle a pu également faire quelques entretiens oraux malgré les réticences à répondre à ses questions.

Dans la première partie, l’auteure a tenté d’expliquer les facteurs qui ont préparé le terrain à l’émigration. Elle a mis en exergue le rôle de l’idéologie sioniste et des acteurs veillant sur sa propagande auprès des communautés juives de Tunisie (les associations sionistes locales, et des émissaires et des rabbins envoyés pour la cause) ; sans oublier de signaler d’ailleurs la politique tolérante des autorités françaises envers les départs des Juifs. Elle a également montré que l’action de l’Agence juive et du Mossad était déterminante dans l’organisation et l’acheminement des émigrants vers les camps puis vers la Palestine.

Tout au long des trois chapitres qui composent cette partie, l’on découvre un inventaire très riche et dense des différentes associations sionistes locales actives en Tunisie (Aghoudat Sion, Tora Ve Avoda, Yoshebet Sion, Hibbat-Sion et Bahoure-Sion, Terham Sion, Ohave Sion, Bne-Sion, Behoure Sion (Heroth Sion, Pro Sion, Tipadi Sion et Tikwat Sion, Tifadeh-Sion, Atereth Sion, Hatikva, Fédération sioniste de Tunisie, Tseire-Tsion, etc.). L’auteure a bien défini le rôle de chacune, et mis en évidence leur connexion avec les organisations sionistes mondiales et avec celles qui travaillent en Palestine. Le rôle crucial des émissaires de l’Agence juive et des activistes locaux dans la propagande au sein des communautés juives de Tunisie dans la formation des premiers noyaux d’émigrants est clairement mis en évidence, sans oublier de rappeler le rôle des rabbins et des lieux de culte qui ont servi de
tremplin pour la propagande sioniste lors des fêtes et de célébration d’événements.

Les voyages clandestins nécessitaient une logistique qui a été mise en place et gérée par les activistes locaux, en coordination directe avec le Mossad ou avec les organismes travaillant sous son patronage. Les escales et les camps de transit comme le Grand Arenas à Marseille, et les différents camps en Algérie, étaient sous le contrôle des organisations juives. D’ailleurs, l’auteure a bien dépeint, à partir des témoignages et des rapports, la qualité de l’accueil et de la vie qui était très précaire, dans ces camps de transit et lieux de refuge (camp de Bouzareah, de Tenès, de Carmina, de port d’Oran... etc.). L’émigration vers Israël a été soumise à des restrictions, à un travail de sélection duquel les personnes âgées, les malades mentaux et les aveugles étaient exclus ; les jeunes étaient recherchés. Les organisations juives mondiales ont joué un rôle fondamental dans la mise en place et la gestion des flux migratoires. C’est aussi le cas du JDC (Joint Distribution Committee), impliqué dans la vie des juifs d’Afrique du Nord depuis 1940 et dont les actions en Tunisie étaient destinées à favoriser l’émigration d’enfants et des jeunes.

Olfa Ben Achour a bien décrit, dans le chapitre III de cette partie (p. 119-136), les modalités de sélection et de recrutement de contingents d’enfants futurs candidats à l’émigration ainsi que leurs lieux de transit et de formation.

Dans la deuxième partie (p. 137-203), l’ouvrage examine la question de l’internationalisation de la question juive tunisienne à travers l’entrée en action des organisations juives mondiales (A. J. C, Congrès juif mondial) et l’ouverture des négociations quadripartites (Tunisie, France, États-Unis et organisations juives mondiales) portant sur l’émigration des Juifs de Tunisie et sur leur statut dans la
Tunisie indépendante. Tout en mettant en évidence le climat politique et économique instable de la Tunisie, teinté en arrière-plan par le conflit du Moyen-Orient et la Guerre d’Algérie, l’auteure met le doigt sur une question essentielle : celle de la politique du Néo-Destour face à la question juive. Le rapprochement entre des membres du Néo-Destour (Habib Bourguiba, Behi Ladgham, Mongi Slim, Béchir Ben Yahmed, Ahmed Ben Salah et André Barouch) et certaines personnalités juives américaines visait à donner une image positive du parti, montrant ses bonnes dispositions envers la population juive et promettant de ne pas entraver le départ des Juifs.

En filigrane, Olfa Ben Achour décrit et analyse l’émergence de nouveaux questionnements sur l’avenir de la population juive et de ses institutions, puis présente un aperçu du paysage migratoire en retraçant les vécus et trajectoires des émigrants dans leurs pays d’accueil, les aspects sociaux et difficultés d’accueil tant en France qu’en Israël. Cette démarche méthodologique est importante, car elle permet d’observer de plus près les mécanismes d’encadrement de la migration des Juifs de Tunisie et la complexité des parcours individuels et collectifs. L’auteure aurait pu exploiter plus les sources pour dégager la dimension familiale de cette migration.

La troisième partie (p. 235-306) annonce le déclin des communautés juives en Tunisie, mettant en évidence les évènements qui ont fragilisé, chez la population juive, la perspective d’un avenir possible en Tunisie et poussé brusquement à un départ massif. L’auteure met l’accent sur l’enchevêtrement de différents facteurs et événements ayant alimenté l’inquiétude croissante au sein de la population juive : les débats sur les réformes bourguibiennes et la refonte des institutions juives, les polémiques autour du discours et de la loi Mestiri de 19582, l’affaire épineuse du cimetière israélite, le problème des transferts de La loi Mestiri porte sur la refonte de toutes les institutions communautaires (juives, musulmanes et chrétiennes). Elle répond à une volonté de sécularisation des institutions de l’État visant à réguler l’influence de la religion et des institutions religieuses (et capitaux et les prémices d’un « favoritisme musulman », les retombées politiques et économiques de la crise de Bizerte, le rapprochement du Maghreb de la Ligue arabe, la réforme du code de la nationalité tunisienne et la restriction de la liberté de circulation, la reforme de Ben Salah et la mainmise sur les propriétés.

Enfin, Olfa Ben Achour pointe du doigt un événement majeur qui a causé un départ massif : la Guerre des Six jours de juin 1967 et l’ampleur des émeutes anti-juives survenues dans les quartiers de la capitale Tunis. Elle pose à ce propos des questionnements sur les causes qui ont engendré ces émeutes : étaient-elles spontanées ? Ou bien étaient-elles préparées par certains ministres ou par l’opposition?
L’auteure reproduit dans son livre (p. 385-388) des passages bien choisis relatant des témoignages très émouvants et très précieux pour montrer l’ampleur des émeutes anti-juives survenues dans les quartiers de la capitale Tunis, lors de la défaite des armées arabes devant Israël, le 5 juin 1967 (magasins juifs saccagés, grande synagogue brûlée, juifs tabassés, des propos antisémites scandés... etc.).

L’ouvrage d’Olfa Ben Achour s’inscrit dans un vaste chantier, celui de l’histoire du judaïsme en Afrique du Nord, et plus particulièrement l’histoire des Juifs de Tunisie comme étant une composante de l’histoire tunisienne. Il a le grand mérite d’avoir placé le mouvement migratoire des juifs de Tunisie et d’Afrique du Nord dans le processus d’émigration clandestine des Juifs de France et d’Europe. Il dépasse le stade de la description de flux migratoires pour expliquer et aborder maintes problématiques, tels que le phénomène identitaire dans sa complexité ou la question de l’obédience, le déchirement identitaire, le déracinement et ré-enracinement d’une communauté, l’antisémitisme et la montée de sionisme, les formes de représentations et les transformations mémorielles, etc.

L’ouvrage de Olfa ben Achour s’inscrit également dans une nouvelle dynamique des études sur les migrations produites par des universitaires tunisiens. Ces derniers se sont concentrés sur le cosmopolitisme, les communautés, la représentation des migrants, les espaces migratoires, les trajectoires individuelles et collectives, l’hospitalité, le racisme, les droits des migrants, etc. Par le bais de judiciaires) dans la sphère publique. Elle s’inscrit dans une continuité des réformes entreprises par le gouvernement. son sujet de recherche, l’auteure embrasse différentes thématiques et montre un courage certain pour prendre ses distances par rapport aux stéréotypes et à l’usage politique de la mémoire de la pérégrination des Juifs du Maghreb. L’accès à divers fonds d’archives publiques et privées, disséminés dans différents pays (Tunisie, France, Etats-Unis et Israël), et à des journaux et revues ont offert à Olfa ben Achour
des éléments pour répondre à diverses interrogations. Le traitement d’un sujet aussi complexe et sensible n’a pu se faire avec une grande subtilité sans une formation méthodologique solide dans les universités tunisienne et française qui a permis à l’auteure de croiser les sources, de les contextualiser, de varier les échelles d’observation et d’utiliser des concepts pertinents.

Les recherches de Olfa ben Achour gagneraiebnt plus de valeurs avec l’ouverture de fonds « d’archives sensibles » et avec le lancement, par des équipes de recherches, de projets d’envergure sur l’histoire des minorités. Malheureusement la précarité des diplômés de l’enseignement supérieur et les difficultés de dépassionner l’histoire juive rendent la tâche de Olfa Ben Achour, comme tant d’autres chercheurs, encore plus délicate. Son investissement pour éditer une partie de sa thèse sous forme d’ouvrage et pour publier des articles est une marque d’abnégation et de dévouement pour le savoir.

« L’émigration des Juifs de Tunisie en Palestine dans les années 1940. L’impact
de l’idéal sioniste », Archives juives, n° 50/2, 2ème semestre 2017, Société d’édition
Les Belles Lettres, pp. 127-147 ; « Les juifs tunisiens à l’épreuve de l’exil et de
l’′′intégration′′ (1952-1958) », in Riadh Ben Khalifa (coord.), Etrangers au Maghreb.
Maghrébins à l’étranger (XVIIe -XXIe
siècles) : encadrement, identités et représentations, IRMC-Karthala, collection « Hommes et sociétés », 2017, pp. 27-40 ; « Les Juifs de Tunisie entre autochtonie et aliénation (XIXe - XXe siècles) », in Maurice Daumas (dir.),
L’autochtonie, figures et perspectives, Pau, Presses de l’Université de Pau et des pays de l’Adour, 2015, pp. 243-258.
« Les Juifs dans la nation tunisienne (1945-1961) », Bulletin de l’IRMC (Institut de
recherches sur le Maghreb contemporain), n° 60, 2000, pp. 11-16.

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