Une belle histoire du Docteur Scialom, rapportée par Yvan Boccara

Une belle histoire du Docteur Scialom, rapportée par Yvan Boccara

On sous-estime le soleil. Tous les historiens parlent des droits de l’homme et des remaniements ministériels, mais ils oublient le soleil ; ils oublient la plage, la Marsa, La Goulette, Kherrédine, Hammamet…................Et le docteur Scialom! Le docteur Scialom était un vieux Monsieur, en tout cas quand je l’ai connu, coiffé d’un vieux chapeau, qu’il ne changeait ni l’hiver ni l’automne, vêtu d’un vieux costume, taché sur le gilet et sur le pantalon.
Autant te dire, le Docteur Scialom n’était pas toujours propre sur lui.
Mais! il souriait toujours.
Le Docteur Scialom, en plus était mal rasé. Chaque fois que je l’ai vu, en fait, il n’était pas rasé du tout. Et pourtant, mystérieusement, c’était toujours une barbe de quatre ou cinq jours.
Il se promenait dans la rue, tout le temps, parce qu’il n’avait pas de femme ni personne pour s’occuper de lui. Je ne saurais te dire s’il était célibataire endurci, ou veuf depuis longtemps. En tout cas, il vivait seul.
Et, dans la rue, les gens l’arrêtaient : « Bonjour, Docteur! »
-Ah! c’est toi, Tita (ou Emma, ou encore Zizi) comment vas-tu ?
-Ah! Docteur, ça ne va pas, j’ai le ventre tout ballonné et je tousse depuis au moins huit jours.
-Ah! Ah! Ouvre la bouche, ma chérie, Ah! Je vois ce que c’est
Et le Docteur Scialom tirait de sa poche un petit bout de papier grisâtre, et un petit morceau de crayon à mine de plomb qu’il mouillait dans sa bouche pour lui rendre son éclat, et, sur le trottoir, il rédigeait une ordonnance à Tita (ou Emma).
« Tiens, ma fille, tu vas chez le pharmacien, et tu verras, ça va aller mieux. »
Et il reprenait sa marche pour se faire interpeller, cent mètres plus loin, par une femme qui avait des règles douloureuses. Ah! Ah! je vois ce que c’est ma fille, tiens »
Et il tirait de son costume un papier qui pouvait être bleu, celui-là.
« Tu vas chez le pharmacien, et tu verras, ça ira mieux. »
Les ordonnances du Docteur Scialom, les pharmaciens les reconnaissaient du premier coup. D’abord elles n’étaient jamais rectangulaires, puis elles ne contenaient jamais le dernier médicament à la mode mais toujours des préparations qu’ils devaient constituer dans leur arrière-boutique, et enfin elles étaient tendues par des mains de pauvres.
Et le docteur Scialom continuait son errance à petits pas qui lui faisait rencontrer Teïta ou Farha ( Farha veut dire joie en arabe) qu’il avait vu naître.
Bonjour, Docteur, vous allez bien ?
-Ça va ma fille, et chez toi, les enfants ?
-Grâce à Dieu, ça va Docteur. Dites moi, Docteur, j’ai préparé pour demain une tfina aâdam. Est-ce que vous voulez venir la manger avec nous ?
-Une Tfina aâdam? (les yeux du Docteur Scialom pétillaient) Avec plaisir
Et le lendemain, le Docteur Scialom venait avec son costume et son chapeau manger la tfina.Que je te dise, la tfina aâdam (n’oublie pas la gutturale sur le deuxième a) était un plat spécial pour le chabbat qui supportait une longue cuisson. Les femmes la préparaient le vendredi après-midi, et la mettaient sur le feu, où elle restait sans bouger jusqu’à samedi soir ; sinon c’est péché. Elle contenait de la viande bien gélatineuse, des petites pâtes faites à la main, l’une après l’autre entre le pouce et l’index, des légumes, bien sûr quelquefois des pois chiches et, des œufs mélangés au tout.
Bien sûr, puisque « Aâdam » veut dire œuf. Sinon on ne l’appellerait pas tfina aâdam, mais tfina tout court. On peut faire de la tfina tout court, mais c’est moins bon, enfin de mon point de vue.
Donc, samedi midi, le Docteur Scialom venait manger la tfina aâdam.
Pour lui, on n’avait pas dressé un couvert spécial ; on se poussait juste un peu pour lui faire une place, mais on le servait abondamment.
« Mangez Docteur. »
Et le Docteur Scialom mangeait, à cette table étrangère comme si c’était la sienne.
« Mangez Docteur.
-Ma fille, tu fais la meilleure tfina de tout Tunis.
-Docteur, prenez un peu de Aâjlouk
Le Aâjlouk est une salade de courgettes au citron et à l’huile ; si tu veux, tu peux y ajouter un peu de cumin, mais au naturel, c’est déjà très bonJ’oubliais : il faut cuire d’abord les courgettes et puis les écraser à la fourchette, et puis, quand tu as tassé la salade dans le ravier rectangulaire, avec la fourchette, tu peux faire des sillons parallèles sur le dessus.
« Docteur, vous voulez un makroud ? »
Bon, je ne vais pas te donner la recette du makroud, mais sache en passant, mon cher Noam, que ton nonno fait les meilleurs makrouds au miel de France, et encore je n’ai pas goûté les makrouds suisses.
Et puis quand il avait fini de manger, le Docteur Scialom s’essuyait la bouche, remerciait sans effusion, et repartait dans la rue.
Auparavant, pour peu qu’on en fît la demande, il auscultait le petit, rassurait sa mère sur son état de santé, puis s’en allait de son pas de vieil homme souriant.
J’ai toujours connu le Docteur Scialom.
Quand j’étais petit, c’était déjà un vieil homme.
C’était déjà un vieil homme quand j’étais petit, et c’était un vieil homme quand je suis parti pour la France.Et puis, Noam, c’est comme ça, la vie, il a du devenir encore plus vieux, et puis si vieux, qu’un jour, il est mort.
Je n’étais pas à Tunis quand c’est arrivé, mais on me l’a raconté.
Et ce que je vais te dire, c’est incroyable, mais c’est vrai.
Quand les gens ont su que le Docteur Scialom était mort, tout seul dans sa maison, ils sont sortis de partout dans la ville, de la hara surtout, bien sûr, mais d’ailleurs aussi, de la ville européenne, des faubourgs de Tunis, les Arabes, les Juifs, Tounsi et Guerni confondus, peut-être y avait-il des siciliens et des maltais aussi, de partout.
Et ils sont tous venus à la maison du Docteur Scialom, de tous les coins de la ville, de partout, tous à la maison du Docteur Scialom, quand ils ont su qu’il était mort.
Et le Docteur Scialom a été mis dans son cercueil en bois avec un costume neuf, venu je ne sais d’où.
Et, depuis sa maison jusqu’au cimetière, depuis sa maison jusqu’au cimetière, tu m’entends ? sans corbillard ni chevaux, le cercueil a été porté sur le bout des mains, par la foule, depuis sa maison jusqu’au cimetière, pendant près de deux kilomètres, porté en l’air sur le bout des doigts.
Les Tunisois lui ont fait des funérailles nationales, non, Noam, pas Nationales, les Tunisois lui ont fait des funérailles Universelles.
Voilà, Noam. Je ne devais pas oublier de te parler du Docteur Scialom.
Et si un jour ton copain te dit : « Mon père est gendarme. », tu pourras lui répondre : « Mon grand-père a mangé la tfina aâdam avec le Docteur Scialom... S’il te plaît, n’oublie pas que le deuxième â se prononce avec le fond de la gorge... Yvan Boccara... La majorité de ses textes portent sur son expérience en tant que malade dans les différents hôpitaux de la région et sur toute son enfance en Tunisie.

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