Freud, du regard à l’écoute, par Alain Amiel

Freud, du regard à l’écoute – Exposition au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme de Paris, par Alain Amiel

 

Si des milliers d’écrits ont été produits en France depuis l’invention de la psychanalyse, c’est étonnamment la première exposition consacrée à son créateur. Une « exposition » sur (de ?) Freud pourrait-elle éclairer un nouvel aspect de l’œuvre et nous permettre une meilleure connaissance de l’homme ? C’est le pari réussi du Musée d’Histoire Juive de Paris qui a confié à Jean Clair le projet de tenter de retracer le cheminement intellectuel et scientifique qui a mené à la genèse d’une nouvelle science de l’esprit.

Présentée en neuf séquences, l’exposition de documents, d’objets, de photos, de tableaux, de dessins, de sculptures, etc.,  nous permet de suivre les principales étapes de la théorisation de la psychanalyse.

Le jeune Freud vit et fait ses études de médecine à Vienne, une ville qui rayonne dans le monde, connaissant « une floraison inégalée d’intelligence et de culture » (Engelmann). 

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Ville cosmopolite, Babel d’une dizaine de langues parlées (dont le yiddish), Vienne est devenue, la prospérité économique aidant, un centre culturel majeur d’Europe. Les architectes (Wagner, Loos), musiciens (Mahler, Schönberg, Johann Strauss), écrivains (Stefan Zweig, Rilke), etc., y réalisent alors leurs plus grandes œuvres. La peinture connaît des remises en question radicales. Les peintres Klimt, Kokoska, Schiele montrent un intérêt pour l’intime et les images troubles.     

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Klimt, kokoscka, Schiele

Curieux et travailleur, Freud réalise ses dessins d’étudiant en neurobiologie avec une grande minutie (représentations des racines nerveuses et de ganglions). 

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Autour de lui, on s’intéresse aux machines médicales électriques et au magnétisme comme le célèbre Baquet de Mesmer (rempli d’un fluide magnétique qui permettrait des guérisons). On commence aussi à tenter de définir les aires phrénologiques du cerveau.  

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En cherchant à soigner, ce qu’il a toujours fait, il publie ses premières études sur la cocaine dont il expérimente les effets.  Il s’intéresse aussi à l’évolution, la généalogie, la phylogénèse, puis à l’étiologie des maladies appelées « nerveuses ».

 Il ne sait pas exactement ce qu’il cherche, mais il s’est souvenu que lorsqu’il était étudiant, en regardant les bustes des anciens professeurs dans les couloirs de l’Université, il avait fantasmé que son propre buste figurerait là un jour avec le vers de Sophocle : « Œdipe, qui sut résoudre les fameuses énigmes et fut un homme très puissant ». Trente ans plus tard, Ernest Jones raconte que sans le savoir, leur petit groupe d’amis lui offrit pour son cinquantième anniversaire un médaillon gravé d’un côté de son profil et de l’autre de ce même vers… Ce qui fit pâlir Freud. 

Sa rencontre déterminante avec Charcot le conduit progressivement à la talking cure. 

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Il apprend des hystériques qu’il n’est plus nécessaire de les hypnotiser pour les faire parler et aussi que leurs malaises sont le plus souvent liés à des troubles sexuels. Abandonnant alors la théorie de Charcot sur l’étiologie héréditaire ou constitutionnelle des névroses, il se met à l’affût des associations mentales qui révèlent un traumatisme refoulé. Il comprend que celui-ci doit être dévoilé pour reconstruire le passé et le mettre en relation avec le présent, de façon à rendre à vie plus supportable. 

Encore fallait-il trouver un dispositif fiable pour exercer ses recherches. Il met alors au point une technique qu’il perfectionne au fur et à mesure.

Pour que ses propres réactions inconscientes ne perturbent pas le patient, le thérapeute doit s’asseoir sur un fauteuil situé derrière lui.

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Cabinet du 19 Bergasse à Vienne, photographié en mai 1938 par Edmund Engelman

Afin de favoriser l’abandon, la rêverie et la parole libre, le patient doit être allongé sur un divan. Ce lit de repos à dossiers avec coussins et couvertures utilisé chez les Turcs,  existe déjà dans la Grèce antique (les symposiums ou banquets permettant le discours couché). Le mot divan (de diwan : salle de conseil, tribunal, salle de réception) qui a donné aussi en français le mot « douane », autorise (en français) un intéressant jeu de mots : le dit vent, souffleur de paroles.  

Dans le cabinet de Freud, le patient est allongé sur un divan couvert de kilims* (de très anciens tapis colorés aux motifs géométriques).

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Cabinet (reconstitué) de Londres 

Devant lui, un meuble rempli de statuettes égyptiennes, étrusques et gréco-romaines sous une photo du Sphinx de Gizeh, jouxtant la double porte menant au bureau de Freud. À sa gauche, contre le mur, un moulage d’un bas relief pompéien de la Gradiva (une femme  « resplendissante » en marche), et une petite reproduction de « Œdipe interrogeant le Sphinx » d’Ingres. À sa droite, près de la fenêtre, une représentation de la célèbre séance de Charcot à la Salpêtrière.

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Les dizaines de statuettes, de tableaux, de photos dont Freud s’entourait sont offerts à la vue des patients qui ne manquent pas de les utiliser comme des objets médiateurs. Leur grande quantité donne une indication du temps important que Freud passait à les rechercher et à les collectionner.

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Son intérêt grandissant puis sa passion pour l’art (il s’est rendu vingt cinq fois en Italie) ont grandement facilité la découverte de la psychanalyse. Comme l’archéologie, la psychanalyse doit interpréter, remonter vers le passé pour revenir au présent, faire du visible un indice de l’invisible et travailler sur des fragments (souvenirs déformés, lapsus, rêves, etc.) afin de reconstituer les origines d’une névrose.

Ce dispositif au point, Freud élabore les trois règles nécessaires au bon déroulement de la thérapie : l’association libre, la neutralité de l’analyste et l’interdiction de tout passage à l’acte. 

Après les séances qui se déroulent dans le cabinet, c’est sur son bureau chargé également de statuettes et d’objets antiques que s’élabore progressivement de sa fine écriture penchée une théorie qu’il ne cesse de remettre en question. Il travaille beaucoup, écrit jusque tard la nuit dans la brume fumeuse enivrante de ses cigares, assis sur son drôle de fauteuil à tête et bras, fabriqué pour lui.

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Bureau de Freud à Vienne. Le manuscrit qu’on voit devant est sans doute celui de «Moïse et le monothéïsme »

À partir de cette époque, Freud n’est plus seulement dans le soin clinique mais dans une recherche de la compréhension de l’âme humaine, dans la découverte d’un continent caché, sources de pensées, d’émotions et de troubles, qu’il nomme Inconscient. Il aborde ce continent particulièrement difficile à explorer tant il se refuse et se travestit.

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Pour « voir clairement ses obscurités et faire cesser la régression » (Freud), le patient doit dépasser la fascination des images pour accéder à « une parole pleine, celle qui reconnait la place que le sujet a occupé dans le désir parental et permettre une meilleure relation du sujet à l’Autre.» (Lacan)

Avec cette invention, une troisième blessure narcissique est infligée à l’homme : il n’est pas le centre du monde (Copernic), il descend d’un singe (Darwin), et il n’est même pas maître de son esprit…

L’exposition finit devant la magnifique copie du Moïse de Michel Ange, une sculpture qui a fasciné Freud :« Aucune œuvre n’a produit sur moi un effet plus intense ».  Il en a fait le sujet de son dernier ouvrage. 

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Entre « L’Interprétation des rêves », son premier titre, et la figure courroucée de Moïse hésitant à donner au peuple les Tables de la Loi, Freud avait inventé une nouvelle approche du monde.

Un superbe et très riche catalogue accompagne l’exposition.

 

kilims* : En 2013, l’artiste contemporain Rudolf Stingel a complètement habillé le Palazzo Grassi de Venise avec le même motif que celui du divan de Freud : voir mon documentaire : 

 

Toutes photos du cabinet de Vienne sont de Edmund Engelman qui a photographié en trois jours et en détail tout l’appartement de la Bergasse.

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