Treblinka, Birkenau, Judenrampe... Récit et leçons de voyages au coeur de la mémoire en Pologne
Le Tableau
Il y a 5 ans, quelque part entre le camp d’extermination de Treblinka et Varsovie, un soir, dans un restaurant routier. Un groupe d’étudiants juifs et d’accompagnants, sans réel appétit, attablés à l’étage autour d’un Bortsch raté, échangent et tentent de mettre en mots une journée peu dicible, car rien de ce que Treblinka donne à voir ne rend ce qu’il n’est plus. Ce lieu est un gouffre dans lequel peut être aspirée n’importe quelle âme dotée d’un minimum d’empathie. Et ce soir-là, ces jeunes et moins jeunes devisent, gravement, épuisés, quand, tout d’un coup, un tableau, accroché au mur se signale à la petite assistance. Tellement énorme que personne ne l’avait remarqué. Il représente un juif. Sévère. Laid. Effrayant. Deux jeunes femmes du groupe, soufflées par l’indécence de la gravure anachronique à cet endroit précis du chemin, choquées de tomber nez à nez avec une telle représentation, décident que les choses et les meubles ne resteraient pas en l’état. Non. Et discrètement mais sûrement, le tableau est volé. A la barbe de ses propriétaires sans attendre leurs commentaires composés quant à la nature profonde de l’oeuvre, et sans disserter dans le froid sur des goûts peu sûrs en matière d’arts décoratifs. Elles sont fières, une fois remontées dans le bus, et reparties avec le trophée vengé. Elles avaient réagi. Elles avaient relevé la tête. La meneuse fut applaudie. Peu importe les remontrances pseudo-savantes d’un historien rigide qui suivirent ce larcin engagé (ces dernières accueillies à l’aune d’une inimitié éternelle), les conversations du groupe s’étaient rallumées. Rendre un coup. Etait-ce minable ? Dérisoire ? Non. Rendre ce coup, en l’occurrence symbolique, était-il légitime ? Ce soir- là, il l’était. Amplement.
Un voyage de la mémoire en Pologne peut devenir au choix ou successivement, un « rituel de passage », une « éducation civique, éthique et historique », une mise à l’épreuve. Epreuve de l’affect, de l’intellect, de l’humain, du passé, du choix, des parcours militants… Que faire ? La fin du monde est arrivée ici. Que nous reste-t-il ? Ce soir-là, il subsistait un peu de dignité face à l’insubmersible antisémitisme, supposé inoffensif car qualifié de “culturel” ou encore de « bienveillant » par certains guides peu « diplomates »…
La figurine
Il y a près de 15 ans, sur le Rynek de Krakow (le marché de Cracovie), cette belle place médiévale, la plus grande d’Europe, et la plus fréquentée de la ville. Un couple y admire, comme tous les touristes, la Basilique Sainte-Marie, « avec ses tours dissymétriques, son intérieur polychrome », une statue romantique, deux musées. A toute heure du jour et de la nuit, un trompettiste entonne le « hejnal » : l’hymne non officiel de la cité. Une mélodie légendaire sur fond d’invasions mongoles, de flèches et de gorge. Le couple déambule sous les arcades de « la halle aux draps » où s’échangent depuis des siècles de l’ambre, de l’argent, de l’artisanat en bois, du cuir, du sel et, récemment, des souvenirs de voyage, des colliers, des jeux d’échecs. Et au milieu de l’ambre et du bois, des figurines sidérantes… Folkloriques ? Truculentes ? Typiques ? Leur propose-t-on. Non. Infâmes. A ramener chez soi « à un bon prix », sur un mug, un porte-clef, ou sculpté dans le fameux bois : un Juif. Une collection de Juifs miniatures s’étale le long des échoppes. Toujours la même image ou presque : avec le même nez, de l’argent dans les poches, plein les bras, dépassant des tefillines, ou encore s’accroché à une mappemonde. A devenir fou. Saisir le drame du « Juif-souvenir » et non d’un souvenir juif à quelques encablures de Sobibor, Maidanek, Belzec et Auschwitz. La fin du monde, la survie, la reconstruction, la folie. Mais sous les jolies arcades, vous pouvez hurler, personne ne vous entendra. Ce sera vous, le fou. Mais un fou pour toujours en colère, même en sourdine, en alerte, en panique parfois, tant que ces « souvenirs » n’en seront pas.
La maison jaune
Il y a 6 ans, dans un bus, près de Birkenau. Un groupe d’étudiants, toujours, et leurs accompagnants, logés à l’occasion de leur périple dans un hôtel proposant des packages de visites comportant quelques camps et les grottes de sel de la région, négocient juste une avancée près de la Judenrampe, située hors de la zone préservée par le « musée » d’Auschwitz. Ce « Quai des Juifs » est un endroit pourtant essentiel pour comprendre, pour ne pas passer « à côté ». C’est ici, de 42 à 44, qu’arrivaient les convois des déportés juifs et que s’effectuait la sélection, séparant la minorité qui allait rentrer dans le camp, de la majorité conduite directement aux chambres à gaz. 500 000 personnes sont descendues à cet endroit précis. C’est ici que les familles juives furent séparées, que des enfants furent vus pour la dernière fois par leurs parents, que des visages se sont embrassés, que des regards ont pu se croiser, que des corps se sont serrés. L’endroit du déchirement, du chaos irrémédiable. Un terrain pourtant resté en friche jusqu’en 2005, lorsqu’un lieu de mémoire est enfin inauguré : un rail et des wagons. Mais sous la pression des riverains, la municipalité y a interdit l’accès aux cars de tous ces « visiteurs » qui ont pourtant besoin d’être en groupe à cet endroit-là. Certains de ces visiteurs font part des insultes, des grognements, des regards furieux du voisinage sur leur passage, de crachats. Comme si cette marche n’était pas assez complexe et triste. Si une once de légèreté vous restait éventuellement chevillée au corps, la glace vous rattrape et se reforme, à cet instant précis.
Se recueillir à la Judenrampe, et pas ailleurs, est un acte souvent fondateur mais de ce que chacun voudra (ou pourra) y mettre. Cela ne regarde et n’appartient qu’à soi. Mais de ce temps suspendu, il est une intrusion, d’abord visuelle : celle d’une maison paisible, neuve, jaune vif, aux éléments tout aussi vifs, presque coquette, quasi kitsch. Une balançoire innocente, un petit jardinet propret, une petite cabane à jeux ont pour vis-à-vis direct les wagons de la rampe de sélection. En face à face, sans filtre, sans traduction, sans explications. Une violence qui n’a pas l’air d’y toucher. Ceux qui habitent là ? Pourquoi ? Ont-ils eu le choix ? Est-ce vraiment leur choix ? Des salauds ? De suprêmes imbéciles ? Les deux ? Qui sont ces enfants que l’on fait grandir ici ? Que retiendront-ils de leur maison d’enfance ? Ces questions obsédantes leur ont été enfin posées par un jeune réalisateur et ancien président de l’UEJF, Jonathan Hayoun, dans un brillant documentaire « Sauver Auschwitz ? ». Et les réponses brutes méritent qu’on s’y attarde : « Nous habitons ici, dans notre nouvelle maison depuis 5 ou 6 ans. (…) C’est une question d’emplacement, c’est bien desservi. (…) Cet endroit est lié au camp mais pour nous, c’est tout à fait normal. C’est une question d’habitude. (…) Le point faible ? Le nombre de touristes. Ils marchent n’importe où. Mais pour rien au monde je ne quitterais cet endroit ».
Ces sinistres et délirantes histoires sont répandues. Elles cohabitent avec le solennel. Elles se partagent. Et le meilleur appui pour se rendre en Pologne est l’ami, le camarade, l’autre, si nécessaire en ces circonstances.
Le laboratoire mondial
Des parents habitent aujourd’hui, par choix, un des lieux de mémoire les plus absolus de la Shoah et souhaiteraient pouvoir y vivre tranquillement. Comme d’autres. « Paisiblement ». « Simplement ». « Normalement ». Ici. Comme si de rien n’était ? Un déni naïf ? Crasse ? Telles sont les questions transversales mais relevant du symbole, de l’élément de laboratoire mondial, à scruter en permanence. Se joue peut-être là l’indifférence du monde, encore et toujours, et de nombreuses batailles contemporaines. En Europe, des gens peuvent habiter sur le plus grand cimetière juif du monde en espérant y passer une vie confortable, fouler ce sol dans cette incertitude probable, peut-être par véritable choix. Certains ont sciemment décidé de faire se balancer leurs enfants en face de la Judenrampe. S’étonner alors de quoi d’autre ? En ce lieu, est posée une matrice implacable pour le reste de ce que nous sommes, interrogeant l’histoire, la politique, la psychanalyse, la sociologie, le droit, et à l’évidence tout le spectre des sciences humaines. « Fermer les yeux sur ce qu’il s’est passé pour continuer à vivre » ? La mémoire est vivante, mouvante, et s’effiloche si nous n’y prenons garde. Ce lieu précis est l’incarnation même de tous les appels à la vigilance de tous les témoins, sentinelles et passeurs du XXème siècle.
Ce week-end encore, le chef de cabinet de la Maison Blanche se fourvoyait dans une involontaire parodie de déclaration, censée défendre elle-même un « fâcheux » oubli de Donald Trump, relevé par Bernard-Henri Lévy, à l’occasion de la Journée de la mémoire de la Shoah et de la prévention des crimes contre l’humanité : « I mean, everyone’s suffering in the Holocaust, including obviously all of the Jewish people affected »… La mémoire historique est bel et bien fragile.
Yad Vashem, le centre mémorial israélien pour les victimes de la Shoah semble lui avoir répondu hier dans un communiqué rappelant fermement, « à l’attention de tous, que l’Holocauste était le génocide sans précédent de six millions de Juifs, perpétré par l’Allemagne nazie et ses collaborateurs, motivés par une idéologie radicalement raciste et antisémite, qui cherchait à annihiler le peuple juif, sa culture, et son héritage » soulignant l’impératif de comprendre les faits de manière historiquement correcte.
Et de la Shoah, Elie Wiesel nous a bien dit : « Toutes les victimes n’étaient pas juives mais tous les Juifs étaient victimes ».