« Jean-Christophe Attias, même-pas-rabbin »

« Jean-Christophe Attias, même-pas-rabbin » (portrait, L’Histoire, sept. 2017, p. 28-29)

 

Par Pierre Assouline

A l’occasion de la publication de son autobiographie, retour sur le parcours, entre deux religions, du grand historien de la pensée juive.

N‘allez pas croire tout ce que l’on raconte sur Jean-Christophe Attias, c’est parfaitement vrai. Ainsi énoncé, le personnage est planté comme on le dirait d’un décor : volontiers provocateur, l’ironie disposée, le goût du paradoxe, l’esprit légèrement subversif, l’humour assez caustique et une irrépressible quête de liberté. Le titre du livre qu’il publie ces jours-ci est bien à son image, Un Juif de mauvaise foi. Son récit est ainsi fait qu’il ne peut que désespérer la critique tant il la désamorce, s’adressant à lui-même les reproches qu’on serait tenté de lui formuler.

Né à Bayeux, il est baptisé, sa mère étant catholique et ses parents s’étant mariés à l’église. Il sera Jean, comme l’apôtre et disciple préféré de Jésus, et Christophe, autant dire celui qui porte le Christ. Quant à Attias, c’est un patronyme séfarade d’Algérie, celui de son père juif. De quoi nouer un paquet de contradictions en trois mots, jouer sur l’effet de contraste en souriant lorsque la situation s’y prête ou le porter comme une croix dans le cas contraire.

Jean-Christophe Attias est le fils de son père, hanté par son souvenir. Philosophe de formation qui entretenait des rapports désinvoltes avec le judaïsme, celui-ci fut surveillant général de lycée, avant de devenir directeur de collège. Toute une enfance entre une présence, celle de son frère, et une absence, celle d’une soeur mort-née deux ans avant lui. « Ma soeur, en s’abstenant de vivre, m’a assurément fait beaucoup de mal », écrit-il. Longtemps, il aura porté cette blessure en lui, jamais refermée, inexplicablement, jusqu’à sa rencontre avec l’historienne Esther Benbassa le 3 novembre 1982, un « miracle » intervenu dans sa vie tant elle lui a permis de devenir ce qu’il est, de l’aider à se sortir d’un judaïsme qui le confinait et de vaincre ses démons : « Ma femme a tué pour de bon le fantôme d’une soeur qui hantait ma nuit, permettant enfin au jour de se lever. » Un mystère apaisé mais jamais vraiment résolu, augmenté même par l’ambiguïté de sa sépulture : une croix et une étoile de David entrelacées. Ainsi prend-il conscience que sa propre histoire est associée à la mort.

Pour sortir du doute, cet être qui se reconnaît double car « tissé de laine et de lin » choisit de tuer le baptisé en lui et de devenir un Juif vivant. Sa conversion, effectuée de la manière la plus orthodoxe, a pris effet officiellement le 5 février 1979. Il avait 20 ans, l’âge idéal pour se mettre soi-même au monde.

Un esprit indépendant

Il ne lâche pas son Spinoza portatif, ce Traité théologico-politique dont il n’a jamais cessé de se délecter. Le Portugais d’Amsterdam banni de sa communauté a dû quelque peu déteindre sur lui tant on retrouve chez Jean-Christophe Attias des échos de l’attitude de défi, de la volonté d’affranchissement, du goût de la polémique et de l’indépendance d’esprit du philosophe. On sent son ombre portée dans sa manière de rappeler : « Dieu n’existe pas, j’en ai toujours été persuadé », ce qui ne l’a jamais empêché de le prier ardemment, pas seulement durant ses cinq années de pratique orthodoxe, mais au-delà, puisqu’il fait de ce leitmotiv « la seule constante de [sa] vie spirituelle ». Vous en êtes troublé, dérouté, perturbé ? C’était bien l’objectif, sa manière à lui de dire que la seule question qui vaille n’est pas dans l’existence ou l’inexistence de l’Éternel, mais dans la confiance qu’on peut lui accorder ou pas. Si le français est bien sa langue maternelle, il ressent l’hébreu comme sa langue paternelle. Agrégé d’hébreu moderne et attiré par l’histoire contemporaine des Juifs, il ne se veut pas moins médiéviste. Pas mystique pour un sou, il s’est pourtant passionné pour la figure du kabbaliste du XIIIe siècle Abraham Aboulafia qu’il a traduit. Et tout cela fait de ce docteur en études hébraïques un pur littéraire, comme il aime à se définir.

Pas un ingrat, Attias. Il prend même plaisir à la reconnaissance de dettes en louant ses maîtres (Pierre Vidal-Naquet notamment) quitte, au passage, à donner quelques coups de griffe aux mandarins et aux abus de pouvoir des autorités administratives. Le récit de ses avanies lorsqu’il postula à la direction d’études sur la chaire « Judaïsme rabbinique » de la section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études, lui le laïc auquel on reprochait de n’être « même-pas-rabbin », et d’être roturier du judaïsme, ignorant du Talmud, candidat des protestants, sans aura communautaire, cheval de Troie des sciences humaines appliquées au judaïsme, entre autres noms d’oiseaux, vaut le détour. Comme un problème de légitimité, question qui est d’ailleurs au coeur de l’identité juive et qu’éprouvent également tous les minoritaires. Cette chaire tant convoitée, il y fut finalement nommé par le Ministère en 1998 après que le poste eut été mis au concours pour la troisième fois et qu’il y fut réélu pour la troisième fois.

Un authentique Juif diasporique

Ainsi le fils d’un Juif « un peu abstrait » est-il devenu un Juif « de mauvaise foi » après s’être progressivement éloigné de la pratique sans se renier : « La folie des religieux me fatigue, les intégristes m’effraient, les laïcards m’horripilent », dit-il, dans cet ordre. Désormais un authentique Juif diasporique. La dispersion a du bon. Comprenez qu’il a trouvé l’équilibre, l’harmonie, la légèreté davantage dans l’exil que dans le retour. Son dernier livre, il l’a écrit sur un lit de convalescence après une sérieuse alerte, sans archives ni notes, avec de la mémoire et un peu d’imagination.

Il n’y a pas de mezouza sur le linteau de la porte de son appartement parisien près de la Bastille, mais à l’intérieur, à l’entrée de son bureau. L’objet rituel, dont il n’a pas vérifié l’état calligraphique des extraits du Deutéronome qu’il est censé renfermer, lui a été transmis par sa grand-mère, qui l’a arraché de leur maison de Mascara en quittant l’Algérie. A ses yeux, il dit l’essentiel : l’exil et la fidélité.

Aujourd’hui, il ne se sent plus illégitime, même si on le renvoie souvent à un certain particularisme, ce qui n’est jamais très agréable. A la rentrée, il consacrera son séminaire de recherche au thème « judaïsme et hybridité », en se fondant sur des sources médiévales et d’autres plus anciennes, à partir, comme d’habitude, de textes bibliques et en construisant son cours autour des commentaires qu’ils ont suscités. « Eh oui, l’hybridité, on n’en sort pas. » Ceci dit avec un plaisir sans mélange.

 

* Journaliste, membre du comité scientifique de L’Histoire

J.-C. Attias, Un Juif de mauvaise foi, Lattès, 2017.

 

Image : Maurice Rougemont/Opale/Leemage

SES DATES

1958, 3 mars Naissance à Bayeux.

1980-1991 Professeur certifié, puis agrégé d’hébreu moderne dans le secondaire.

1990 Thèse de doctorat sur Mordekhai Komtino (1402-1482) à l’université Paris-VIII.

1991-1998 Chargé de recherche au CNRS.

1998 Élu directeur d’études à l’École pratique des hautes études sur la chaire de « Judaïsme rabbinique (VIe-XVIIe siècle) ».

2006 Prix Seligmann contre le racisme, l’injustice et l’intolérance pour Juifs et musulmans. Une histoire partagée, un dialogue à construire codirigé avec sa femme Esther Benbassa (La Découverte).

2015 Prix Goncourt de la biographie pour son Moïse fragile (Alma).

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