"Soit tu es juif, soit tu es gay"
Une partie de la communauté juive s'est élevée contre la visite de l'ancien grand rabbin de Jérusalem. Le président de l'association Beit Haverim s'explique.
PROPOS RECUEILLIS PAR ANNA BRETEAU | Le Point.fr
Alain Beit est président du Beit Haverim, une association créée en 1977, date à laquelle l'homosexualité est encore un délit, elle a su résister aux secousses de l'histoire malgré son originalité : cette association est juive et homosexuelle. Longtemps dans la difficulté de tenir cet équilibre fragile entre deux communautés, le Beit Haverim a pu jouir d'une nouvelle visibilité ces dernières années.
Le Point : Vous avez appelé à protester contre la venue de l 'ancien grand rabbin de Jérusalem Schlomo Amar mercredi dernier. Pourquoi ?
Alain Beit : Ce rabbin est connu pour plusieurs déclarations pour le moins scandaleuses et réaffirmées récemment : il rappelle que les homosexuels sont une abomination, que l'homosexualité est punie de mort, il a traité les juifs libéraux de négationnistes... Donc je ne comprends pas que le Consistoire, institution censée représenter tous les Juifs, l'invite officiellement sans prendre en compte toutes les réserves qui ont été faites sur ce personnage. Notre association s'est mobilisée contre sa venue. On a manifesté aux côtés d'autres personnalités de la communauté juive et ils étaient assez surpris car il n'y a pas beaucoup de manifestations de Juifs contre les Juifs… Quand nous avons vu Joël Mergui arriver, le président du Consistoire, il nous a totalement ignorés. Il n'y a aucun dialogue, aucune concertation. Et leur attitude envers le Beit Haverim est la même.
Depuis quand existe votre association ? Que défend-elle ?
Le Beit Haverim fête cette année ses 40 ans. C'est une des associations LGBT et religieuses les plus vieilles. Lors de la naissance de l'association nous n'avions nulle part où nous réunir. Nous avons alors été hébergés par le prêtre de l'église du Christ Libérateur pendant quelques mois. Au départ le Beit Haverim était plutôt composé de juifs laïques, qui rejetaient en bloc tout ce qui concernait la religion. Maintenant, il est vrai que nous avons de plus en plus de membres qui pratiquent réellement la religion juive. On s'est affranchi de ce complexe qui imposait un choix : « soit tu es juif, soit tu es gay », « soit tu es juive, soit tu es lesbienne ». Finalement, on est les deux. Pourquoi devrait-on choisir ? Alors nous organisons les repas de Chabbat, cette semaine Roch Hachana (le nouvel an juif), pour les gens qui sont seuls. Le Beit Haverim permet de maintenir un lien avec le judaïsme. Pourtant, nous ne sommes pas du tout une association cultuelle mais bien culturelle, nos actions sont variées.
Dans quel contexte est née cette association ?
La dépénalisation de l'homosexualité en France date de 1982, donc le Beit Haverim était un petit groupe informel au début. À partir de 1980, nous avons pu créer des statuts et exister officiellement. Martine Gross, sociologue et membre ancien de notre association a été la première à donner son identité à la préfecture pour que l'association puisse exister. C'était un geste très symbolique et courageux, personne n'osait le faire à l'époque. Puis, plusieurs étapes ont façonné l'association. Dans les années 1990, l'arrivée du sida a décimé une partie de nos membres. Les années 2000 apparaissent comme une forme de renaissance jusqu'à aujourd'hui où un changement semble s'opérer : le Beit Haverim passe de l'ombre à la lumière.
Quelle est la particularité d 'une association LGBT et religieuse ?
Pour certains, il y a eu une rupture avec leur identité juive, ou une autocensure. Beaucoup de juifs homosexuels rejettent la religion parce qu'elle les rejette. Ensuite, ils découvrent que l'on existe et se disent « pourquoi pas, finalement, puisque je peux être les deux ». Mais je crois que dans la communauté gay beaucoup ne s'autorisent pas à avoir une croyance religieuse à cause de l'homophobie ambiante dans la plupart des religions. Beit Haverim souhaite avant tout aider à assumer ces deux identités : juive et homosexuelle.
Mais le véritable problème c'est que le Consistoire est dans un déni total par rapport à cette réalité. Gilles Berneim ancien grand rabbin de France, avait signé une déclaration contre l'homophobie, mais ce n'est jamais suivi par des actes. Aucune recherche, aucune éducation n'est faite sur l'homophobie. Tout le monde nous récite à tue-tête ce passage du Lévitique : « Tu ne coucheras pas avec un homme comme tu couches avec une femme », mais on parle ici simplement d'un acte sexuel. Est-ce qu'il m'est interdit, en tant qu'homme, d'aimer un autre homme ? Est-ce qu'il m'est interdit, en tant qu'homme, d'embrasser un autre homme ? Et les femmes ne sont même pas concernées par ce passage ! Donc, dire à partir de cette phrase que l'homosexualité est interdite, c'est un énorme raccourci ! Et j'aimerais que les rabbins, les spécialistes commencent enfin à se pencher sur la question.
Pour les 40 ans du Beit Haverim, nous avons décidé d'écrire un livre. J'ai demandé à vingt-cinq rabbins du Consistoire d'y participer. Non pour soutenir le mariage homosexuel, nous n'en sommes pas encore là, mais seulement pour condamner l'homophobie. Un seul a accepté. Les autres grandes personnalités religieuses se contentent de dire : « Nous condamnons l'homosexualité, mais pas les homosexuels. » Or, je ne vois pas la différence, c'est bien nous qui sommes ciblés.
Qui accueillez-vous ?
Nous accueillons tout le monde ou presque. Le Beit Haverim en hébreu ça veut dire « La maison des amis » et même des « ami-e-s » donc une association mixte. Mais on accueille aussi les amis de nos amis : l'association est assez ouverte. Lors des événements que nous organisons, viennent des Juifs hétéros autant que des homosexuels qui ne sont pas juifs. Bien sûr, il faut être plus ou moins « gay friendly » ou judéophiles… Mais nos membres et sympathisants sont très hétéroclites : nous accueillons tous les âges et toutes les générations, de 20 à plus de 70 ans ! Finalement, on est plus une communauté qu'une association. On ne se réunit pas autour d'un loisir précis, ce qui nous permet de brasser très large. Nous rassemblons également toutes les sensibilités religieuses : des juifs laïques, mais également des gens très pratiquants. Récemment, une nouvelle tendance se dessine au sein de l'association : l'arrivée des parents. Ils ont parfois fait leur coming-out récemment, après un divorce, ou bien fréquentent l'association dans le cadre d'un projet homoparental.
De quelle nature sont vos actions ? Êtes-vous une association militante ?
Il nous arrive de nous engager dans des actions militantes, la protestation contre la venue du rabbin Schlomo Amar en est une. Mais notre militantisme existe surtout de par la nature même de notre association : nous sommes une double minorité. En tant que juifs nous allons lutter contre l'antisémitisme et notamment dans le milieu homosexuel (qui se traduit souvent par une dénonciation de la politique LGBT d'Israël prétendument homophobe), mais également contre l'homophobie dans la communauté juive. Ce combat est le plus dur. Il y en a énormément. Mais nous ne sommes pas pour autant une association politisée. Nous pouvons nous mobiliser contre l'extrême droite, mais chacun a des sensibilités politiques différentes au Beit Haverim.
Constatez-vous une évolution dans la communauté juive ?
Pour la première fois, l'année dernière, un grand rabbin de France (en fonction !) a répondu à notre invitation pour une conférence, Haïm Korsia. C'est un acte très symbolique évidemment, mais nous demandons aussi qu'un véritable dialogue s'enclenche. Depuis, nous avons un peu plus de visibilité, notamment grâce au livre qui a été publié pour les 40 ans. Pour la première fois, les gens ne voient pas en notre association seulement un nom, mais également des visages, plein de visages ! Malgré les injures que nous avons essuyées sur les réseaux sociaux, beaucoup ont salué notre initiative. Espérons que, de cette nouvelle visibilité, quelque chose de positif émergera.