L’Ariana et la Tunisie racontées par ma mère, cette juive arabe
Par Marc Knobel
En perdant ma propre mère (Claudine Sfez, épouse Knobel), le 28 mai 1998, je perdais aussi SA Tunisie. Cette fille de l’Ariana (à 6 kilomètres de Tunis) m’a toujours parlé de la blancheur des maisons, des roses de l’Ariana dont elle vantait la couleur éclatante. Elle m’avait raconté qu’en prenant l’avion pour venir à Paris, en 1958, elle avait pleuré en voyant la grisaille du ciel et des maisons. Dans l’avion, elle avait alors questionné son père, en lui demandant pourquoi ils avaient dû quitter leur Tunisie. Pourtant, dans toute sa beauté, Paris s’offrait à elle.Mais, en quittant son pays, elle perdait ses repères, le bleu du ciel, la chaleur, son insouciance méditerranéenne et une part de sa jeunesse. Il lui faudrait alors comme tous les rapatriés d’Afrique du Nord, faire le deuil de ces moments et de ces instants plus ou moins heureux, plus ou moins chaleureux, si vivants et si authentiques. Pour ma mère aussi, ce fut un long déchirement, même si elle refit par la suite sa vie en France.
L’Ariana identifiée à ma mère
J’ai toujours identifié l’Ariana à ma mère et elles’est toujours définiecomme la petite fille de l’Ariana. Et, même si j’ai bien conscience que l’Ariana d’aujourd’hui n’a strictement plus rien à voir avec l’Ariana d’antan, je suis en quelque sorte, le dépositaire d’une histoire familiale maternelle, d’une nostalgie ensoleillée et du souvenir de ma propre mère. Il est douloureux de perdre sa mère, lorsqu’elle est encore jeune (à 58 ans), il faut alors s’accrocher à des souvenirs, à des élans de bonté et de beauté. Mais, son histoire n’est pas la mienne et je ne peux réaccaparer une histoire aussi lointaine et la faire mienne. Je dois alors récupérer des souvenirs, chercher à comprendre des bribes disparates, émouvantes et tragiques (l’exil).
Pour la première fois de ma vie, j’ai visitéla Tunisie en 1977. J’avais vu ma mèrearpenter les rues de l'Ariana, à la recherche de son passé. Les grands parents, son grand père qui l'accompagnait à l'école, ici et là, ses parents, ses frères et sœurs, les voisins, les voisines, la rue, le bruit, les sourires, les joueurs de carte, tout ce petit monde où se mélangeait tant bien que mal, Français, Italiens, Maltais, juifs, musulmans, chrétiens. Le soir, autour d'un verre, de la kémia (l'amuse-gueule du soir...)
Elle avait ôté ses chaussures, comme pour revivre, marchant pieds nus, au grand dam de mon père, comme si la chaussée brûlante ne lui faisait rien. Elle marchait en silence. Cherchant la fameuse rue Gutenberg où elle avait vécu et la maison de ses grands-parents. Cette maison, qu'elle vit enfin. Le regard comme perdu dans son passé, le visage grave. Les larmes qui coulaient(2).
Je n’ai pas su l’interroger.J’ai juste ressenti comme un malaise de la voir ainsi et si triste, comme perdue et plongée dans d’interminables souvenirs. Je revois ses larmes. Que de souvenirs au détour des rues, devant la maison familiale, le patio, les oliviers, le cimetière aussi. J’avais mal pour elle et avec elle. C’était bien l’Ariana, mais ce n’était plus la même ville. C’était son monde, mais c’était un autre monde qu’elle avait dû quitter et dont il ne restait que quelques effluves, quelques bribes éloignées et disparates. Elle n’avait plus 18 ans, mais 40 ans et elle devait chercher au loin les souvenirs des jours d’antan. Lorsqu’elle jouait, lorsqu’elle prenait le tramway pour se rendre à Tunis, lorsqu’elle visitait ses grands-parents.
L’attrait de l’Ariana
L’Ariana était appréciée de longue date comme lieu de villégiature au printemps et en été. Selon différents témoignages, elle estlelieu de villégiature des Juifs de la capitale de 1853 à 1956.
Plusieurs auteurs évoquent ces moments d’insouciance et de légèreté, comme Georges Cohen. « Lorsque nous n’allions pas à la plage, nous prenons le soir, la route de l’Ariana... Nous y trouvons l’air frais de la campagne, le café Chedli, qui installe ses chaises sur l’avenue principale, devenue quasiment piétonnière. Au milieu des hommes en Jebba nous buvons, comme à Sidi Bou, le thé aux pignons ou le café arabe… Nous pensons aux roses de l’Ariana et à l’accueil souriant des petites Arianaises. Nous allons en leur compagnie au puits Belhassen, boire son eau légère, aux vertus établies. Un moment de charme sous le ciel étoilé(3)».
Il fallait entendre aussi l’auteur-compositeur-interprète franco-tunisien, Henri Tibi, chanter l’Ariana, avec nostalgie: « Mais, ce que l’on y trouve est plus beau. De belles terrasses, l’air est doux et parfumé, il n’y a rien à faire, on est pépère, on boit de l’eau et on respire. A l’Ariana, il fait bon vivre, la paix au cœur nous enivre, l’on boit sa petite verveine et l’eau du puits Belhassen. Voilà l’Ariana, c’est ça l’Ariana, j’aimerai tellement y retourner. Je fais mes bagages, sacré voyage, retour des jeunes années, Ariana, ma bien-aimée ».
Mais, l’Ariana étaitaussi réputée pour ses roses, d’une beauté étincelante, ses citronniers, des orangers et les oliviers. En somme, l’Ariana était une sorte de carte postale de petite campagne, alors que Tunis grouillait de monde.L’écrivain Jean-Pierre Allali raconte que l’Ariana était surtout recherchée pour son air, considéré comme pur et vivifiant. À une époque où la tuberculose faisait des ravages dans le pays (on la désignait comme le « Mard Douni », la mauvaise maladie), les familles juives de Tunis avaient pour habitude, souvent sur la recommandation de leur médecin, d’y envoyer les malades pour qu’ils bénéficient de l’air réparateur du village. Un établissement spécialisé, le Préventorium, créé en 1923, situé en dehors de la ville, avait la réputation d’être très actif, Il fut longtemps dirigé par le docteur Hayat. L’Ariana disposait donc d’atouts considérables et de toute manière, la vie y était beaucoup plus paisible qu’à Tunis.
La vie juive à l’Ariana
Comment parler de cette vie juive à l’Ariana ? Les sources sont si peu nombreuseset si disparates. La monographie la plus importante et la plus détaillée est celle de Robert Hagège(4) et je m’en inspire largement. Une difficulté cependant, l’absence de chronologie, dans son texte. Or, la chronologie est très importante. Parce que la vie juive à l’Ariana diffère en fonction des époques, elle est sûrement plus dense et plus importante dans les années 30 que dans les années 60-70, en raison du départ des Juifs de l’Ariana.
On peut également se baser sur quelques témoignages et quelques récits. Mais, comme la mémoire s’étiole avec le temps,les anciens arianaismélangentles faits ou lesembellissent.Malgré ces difficultés évidentes et la pauvreté des sources existantes, il est possible d’esquisserde très brefs(et imparfaits)contoursde cette vie juive.
Durant les fêtes juives, les onzesynagogues de l’Ariana se remplissaient defidèles. Chaque synagogue portait un nom, avecun responsable, un gardien et des fidèles. L’une, à l’instar de la synagogue de Djerba, étaitdénommée la « Ghriba » et s’appelait Ghribet Riana.
Quels liens entre les communautés ?
Quel rapport existait-il entre les différentes communautés religieuses, (catholiques, juifs, musulmans et entre les tunisiens et les européens (français, italiens, maltais, grecs, russes, espagnols…) ? Comment se fréquentaient-ils à l’Ariana ? Les différents témoignages dont nous disposons attestent d’une relative convivialité.Par exemple, lors des célébrations de la fête de kippour, les juifs se promenaient en ville, sans problème avec leur Taliths. Autre exemple, le 7ème jour de Pessah la pâques juive, la population juive allait prier avec leurs Taliths au sommet de la colline, à côté du préventorium et retournait en ville en psalmodiant des chants hébraïques, là encore sans le moindre problèmeLes gens se connaissaient et se fréquentaient, notamment les musulmans et les juifs.
Par exemple, David Saragosti qui a vécu à l’Ariana, jusqu’à l’âge de 17 ans(1965), m’a écrit que les hammams de la ville étaient tenus par des musulmans et que les cafés de l’Ariana, tenus également par des musulmans, offraient des boissons casher à Pessah (Pâques juive)et la cacheroute de ces établissements étaient inspectés par des surveillants juifs, qui se tenaient à la porte. Mais, s’agit-il d’une offre commerciale ou d’un geste amical ?Dans une autre correspondance, Maguy Sfez, qui a vécu jusqu’à l’âge de 14 ans à l’Ariana, m’écritque les Tunisiens musulmans qui vivaient à l’Ariana, étaient « pacifiques et aimables ». Elle m’a raconté que beaucoup d’entre eux « ont pleuré » quand les Juifs de l’Ariana ont commencé à quitter la ville, puis la Tunisie. Elle m’a rappelé également que de nombreux Tunisiens musulmans étaient sensibles au fait que beaucoup de juifs avaient œuvré corps et âme pour l’indépendance de la Tunisie. D’autres témoins (Juifs) me confirment qu’ils avaient de nombreux amis musulmans, ce dont, raisonnablement, on ne peut douter.
Une enfance juive à l’Ariana
Ma mère, Claudine Sfez, ses parents (Jules et Jeannette), ses sœurset son frère (Maguy, Solange, Max, Nadine, Martine) habitaient au 20, rue Gutenberg, dans un immeuble sans ascenseur de deux étages.Cette famille vivait au 1erétage dans un appartement de 4 pièces.Claudine et sa sœur Maguy,fréquentaient la même école de filles, rue Djaffar, une rue parallèle au boulevard de France, où habitaient leurs grands-parents maternels (Chalom et Rachel Taieb). Sur ce boulevard, circulait le tramway, qui venait de Tunis.
Les hivers étant courts, en rentrant de l'école, Claudine et Maguyfaisaientleurs devoirs avant que leur mère ne leur permette de jouer. Lorsque ma mère eut son certificat d’études, elle arrêta de fréquenter l’école pour rester avec sa propre mère qui élevait sesautres frères et sœurs Ma mère m’a toujours dit qu’elle passait une partie de son temps à s’occuper de ses frères et sœurs.
Le départ, Ya hassra !
Les crises de décolonisation, les retombées du conflit du Proche-Orient, ont balayé ceux qui restaient accrochés à la terre de leurs ancêtres. En un quart de siècle, plus de 100.000 juifs quittèrent la Tunisie, mettant fin à une présence de plus de 2500 ans. Ils émigrent en grande partie en France et pour le reste entre Israël, l’Italie, la Suisse, la Belgique, le Canada et les Etats-Unis.
Ce sont ces images fulgurantes, nostalgiques et aimantes que Claudine, ma propre mère, m’a transmises. Les images d’une vie simple, d’une vie chaleureuse, au ciel d’un bout de Méditerranée et de la chaleur de l’été. Et, ce sont les images de l’Ariana qui ont bercé indirectement mon enfance.
Je dois à ma mère, cette fille de l’Ariana, d'avoir aimé l'entendre parler arabe, de ne jamais renier ce qu'elle était, le bleu du ciel, le soleil au zénith, les senteurs du jasmin, la douce mélodie d'une cuisine savoureuse, la chaleur, le sourire, la bonté, la simplicité et le bonheur. Je dois à ma mère, cette juive arabe le... Qui es-tu et d'où viens-tu ?
Marc Knobel
P.S : Texte a présenté aujourd’hui (08 décembre 2022) par l’auteur au cours de la rencontre « La mémoire plurielle de l’Ariana » qui s’est tenue à l’Ariana à l’initiative de la mairie de l’Ariana en partenariat avec le Laboratoire du Patrimoine de la Faculté des lettres, des Arts et des Humanités de Manouba et le soutien du Bureau de la coopération académique de la Fondation Rosa Luxemburg.
1) Marc Knobel est historien, ancien membre du Conseil Scientifique de la Délégation interministérielle de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT.
2) Marc Knobel, « Ma mère cette juive de Tunisie », Huffpost, 9 mai 2016.
3) Georges Cohen, De l’Ariana à Galata, itinéraire d’un Juif de Tunisie, Editions Racines, 1993, pp. 175-176.
4) Robert Hagège, O ! Ariana petite Jérusalem, monographie de 1986, 90 p.
Commentaires
L’Ariana et la Tunisie racontées par ma mère, cette juive arabed
merci d un vieil ariannais ayant habité au 8 rue guttenberg jusqu en 1961