Le journal des Finzi, éclat de la mémoire italienne de Tunis

Le journal des Finzi, éclat de la mémoire italienne de Tunis

Par Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)

 

 

Né en 1869, le mensuel de la maison Finzi, « Il Corriere di Tunisi », est le seul journal italien à continuer de paraître en Afrique du Nord et dans le monde arabe.

La linotype et les collections d’« Il Corriere di Tunisi », sont conservés dans les locaux historiques du journal, à Tunis, le 12 février. / FREDERIC BOBIN/LE MONDE

LETTRE DE TUNIS

Sous un balcon de fer forgé, l’écriteau détache ses lettres : « Tipografia Finzi, Casa fondata nel 1829 ». Dessous, une seconde phrase – la traduction française : « Imprimerie Finzi, maison fondée en 1829 ». L’immeuble couleur sable de trois étages, dressé non loin de la Médina, exsude une nostalgie amère, mémoire fanée d’une présence italienne au cœur de Tunis.

L’imprimerie Finzi en est l’une des rares survivances. Dans la vaste pièce du rez-de-chaussée, trône toujours la linotype, vestige de cuivre, tandis que des volumes reliés d’Il Corriere di Tunisi s’emboîtent sur les étagères. L’imprimerie a cessé son grondement saccadé depuis une bonne décennie mais Il Corriere di Tunisi continue d’être conçu là, édité sur ordinateur après cinquante ans de grand format aux odeurs d’encre. Le mensuel de la maison Finzi est le seul journal italien à continuer de paraître en Afrique du Nord et dans le monde arabe.

Elle appose sa signature avec soin sur des bons de commande et des factures. Lea Finzi, née en 1934, emmitouflée dans un manteau beige, veille toujours sur la bonne marche de l’établissement. « C’est une mémoire qui s’efface », soupire-t-elle. Mais elle est là tous les matins. Fidèle au poste et à l’œuvre de son mari, Elia Finzi, mort en 2012, fils de Giuseppe, petit-fils de Vittorio et arrière-petit-fils de Giulio, le fondateur de la maison.

« LA FRANCE A TOUT FAIT POUR DIMINUER LES DROITS DES ITALIENS DE TUNISIE », AFFIRME SILVIA FINZI

Débarqué en 1829 à Tunis, ce grand ancêtre était un carbonaro en exil issu d’une lignée de juifs de Livourne, en Toscane, proche de Giuseppe Mazzini, figure du combat pour l’unité italienne. C’était l’époque où la Tunisie était devenue le refuge de larges factions de révolutionnaires italiens chassés par la répression dans les différents royaumes de la Péninsule. Giuseppe Garibaldi lui-même, figure mythique du Risorgimento, œuvra quelque temps comme instructeur militaire dans l’armée du Bey de Tunis – le gouverneur représentant la tutelle ottomane. Giulio Finzi jouait souvent les intermédiaires entre l’autorité beylicale et ces insurgés sur le chemin de l’exode.

Précieux témoignage, donc, que cette lignée tunisienne des Finzi, miroir d’une histoire oubliée des Italiens de Tunis qui furent jusque dans les années 1930 plus nombreux que les Français. Après les vagues de réprouvés politiques de la première moitié du XIXe siècle avaient afflué de nouveaux arrivants, originaires surtout du Mezzogiorno (Sud).

L’essor de cette « colonie italienne » de Tunisie, forte de plus de 100 000 habitants et dont l’importante composante ouvrière fut embauchée dans les grands chantiers du protectorat français à partir de 1881, a vite nourri des tensions diplomatiques entre Paris et Rome. Les frictions virèrent plus tard au conflit ouvert quand l’Italie mussolinienne, dopée par ses équipées en Ethiopie et en Libye, se mit à revendiquer la Tunisie, exaltée dans la propagande comme l’héritière de Carthage conquise par la Rome antique.

Dans ce contexte de rivalité exacerbée, « la France a tout fait pour diminuer les droits des Italiens de Tunisie », rappelle Silvia Finzi, directrice de la rédaction d’Il Corriere di Tunisi et fille d’Elia et Lea Finzi, par ailleurs professeure de civilisation italienne à la faculté des lettres, arts et humanités de La Manouba (Grand-Tunis).

Une double infortune

Après la défaite, en avril 1943, des puissances de l’Axe sur le front tunisien, les vexations administratives infligées par la France aux Italiens atteignirent leur comble : expropriations, fermetures d’institutions, interdiction de publier en italien, expulsions arbitraires…

Aussi la plupart des Italiens de Tunisie vécurent avec sympathie l’accession du pays à l’indépendance en 1956. C’est d’ailleurs à ce moment-là, et ce n’est pas un hasard, qu’Elia Finzi relance Il Corriere di Tunisi. Créé en 1869, le journal avait cessé de paraître en 1881. Un sabordage éminemment symbolique alors que le traité du Bardo signé cette année-là instaurait le protectorat français. Soixante-quinze ans plus tard, sa renaissance est vouée à accompagner le nouvel Etat fondé par Habib Bourguiba et ses compagnons de lutte.

Silvia Finzi déplie le premier numéro, papier rêche à l’éditorial qui brûle comme une promesse. Lyrique, l’article célèbre la « nouvelle ère » qui se lève. Les numéros suivants trahissent pourtant une inquiétude grandissante alors que l’actualité rapporte que des ouvriers siciliens, sur les mines de phosphate de Gafsa notamment, sont assassinés.

Puis vinrent des mesures restrictives du gouvernement indépendant limitant l’accès des Italiens au marché du travail local. L’amertume est profonde : alors qu’ils avaient souffert des Français, ils se sentent mal aimés des maîtres du nouvel Etat. Une double infortune qui renvoie à l’ambivalence de leur statut dans l’ancienne stratification coloniale. « Pour déshérités quils soient dans labsolu, ils auront vis-à-vis du colonisé plusieurs conduites communes avec les colonisateurs », avait analysé Albert Memmi, un enfant du ghetto juif de Tunis, dans son Portrait du colonisé (éd. Buchet-Chastel, 1957)

« La mémoire d’une Tunisie plurielle »

Sonne dès lors l’heure grinçante d’un nouvel exil, crève-cœur ou crève tout court. Dans Chroniques des morts (Julliard, 1974), l’écrivain tuniso-italien Adrien Salmieri a narré l’agonie de sa communauté :

« Ceux que la guerre épargna ou oublia de tuer moururent de chagrin ou de honte, maintenant quavoir été Italien était honteux. »

A Tunis, il suffit de se promener dans l’ancienne Petite Sicile, sur le flanc oriental de l’avenue de Carthage pour prendre la mesure de cette mémoire. Des immeubles de style rococo, aux balconnets arrondis en encorbellement, sont gagnés par la lèpre du temps. Il faut imaginer ce qu’avait pu être dans les années 1930 cette sulfureuse Petite Sicile dont les tavernes – étroitement surveillées par la police française – étaient le théâtre de luttes d’influence entre fascistes et antifascistes à l’heure de la montée des périls sur la rive nord de la Méditerranée.

De ces pages de l’histoire de Tunis, il ne reste que des façades écaillées, ébréchées. Silvia Finzi, n’en finit pas de « regretter que sestompe chez les jeunes Tunisiens, et jusqu’à disparaître, la mémoire dune Tunisie plurielle ». Alors elle poursuivra aux côtés de sa mère Il Corriere di Tunisi. Elle en a fait le serment à son père.

Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)

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