Le traumatisme des Arméniens est toujours vif, par David Bensoussan
L’Arménie – l’Uratru de l’Antiquité – a vécu au carrefour de nombreux empires : perse achéménide, séleucide, romain, parthe, perse sassanide, arabe, mongol, turcoman et russe tout en conservant son identité nationale. Ce fut le premier pays à adopter le christianisme comme religion d’État en 301.
Au XVIe siècle, l’Empire ottoman s’étendit en Europe jusqu’en Hongrie, au Nord de l’Afrique jusqu’à Alger et au Moyen-Orient jusqu’à Bagdad et Sanaa. À partir de 1812, les nations des Balkans se libérèrent progressivement de l’emprise ottomane avec l’appui des puissances occidentales et de la Russie. Un désir d’autonomie commença à poindre en Arménie – qui fut longtemps le champ de bataille entre les Ottomans et les Perses -. et la répression du sultan Abdülhamid II entre 1894 et 1896 résulta en près d’un quart de millions de victimes.
En 1908, le sultan Abdülhamid fut renversé par des révolutionnaires turcs – les Jeunes Turcs – qui imposèrent leur autorité. Les Arméniens de l’Empire ottoman espérèrent que leur sort serait amélioré, mais il y aura eu un massacre de 20 à 30 mille Arméniens en 1909.
En 1912, l’Empire ottoman perdit la guerre des Balkans et fut ainsi amputé de 75% des territoires qu’il occupait en Europe. Il entra en guerre du côté des Allemands durant la Première Guerre mondiale. Tant la France que l’Angleterre et la Russie convoitaient alors les possessions ottomanes.
Attaquée par la Russie dans le territoire turco-arménien (déjà en 1826, la Russie avait annexé une partie de l’Arménie) l’armée ottomane subit de sérieux revers en janvier 1915. Elle subit également d’autres revers dans les Dardanelles. Le triumvirat des jeunes Turcs du parti Union et Progrès craignit que la population arménienne chrétienne ne s’alliât à la Russie et ne démembrât encore plus l’Empire ottoman. Il décida de la turquification de l’Empire en s’attaquant aux minorités chrétiennes arménienne, assyro-chaldéenne et grecque pontique toutes considérées comme des ennemis de l’intérieur.
En avril 1915, des centaines de notables arméniens furent arrêtés, déportés ou éliminés. Puis vint le tour de dizaines de milliers de soldats arméniens de l’armée ottomane qui subirent le même sort. Exécutions, déportations et marches forcées s’ensuivirent. Un décret gouvernemental fut émis en regard de la confiscation temporaire des biens des Arméniens et du déplacement (déportation) de « personnes suspectes d’espionnage et de trahison. ».
On attribue au ministre de l’Intérieur Talaat Pacha l’ordre de « tuer tous les hommes, femmes et enfants arméniens sans exception.» Le gouvernement ottoman décida de déporter les populations arméniennes de Cilicie et d’Anatolie. Durant un an, des villages entiers furent vidés de leur population arménienne. Exilés en direction du désert syrien, ces exilés furent à la merci de la soldatesque, de la soif et de la faim, voués à une mort certaine. La majorité d’entre eux aura péri avant même d’avoir atteint leur destination.
Près d’un million et demi d’Arméniens perdirent la vie entre 1915 et 1917. Près de 450 000 rescapés se dispersèrent de par le monde pour constituer la diaspora arménienne. Déjà en 1915, la France, l’Angleterre et la Russie qualifièrent le massacre de crime contre l’humanité. Les États-Unis protestèrent et proposèrent d’accueillir les Arméniens, mais leur requête fut rejetée. En 1919, le gouvernent ottoman fit un procès aux ministres responsables du massacre et les condamna par contumace, car ils avaient trouvé refuge en Allemagne.
En 1921 le ministre de l’Intérieur Talaat Pacha fut tué en Allemagne par l’Arménien Tehlirian. Celui-ci fut acquitté. Son procès aura permis au public allemand de prendre connaissance du massacre des Arméniens, car l’Allemagne alliée à l’Empire ottoman avait censuré toute mention de cet épisode tragique. Néanmoins, en 1943, les nazis retournèrent la dépouille de Talaat Pacha à la Turquie qui lui consacra un mausolée. Épisodiquement, des commandos arméniens se sont attaqués aux ambassades turques à l’étranger.
Le traité de Sèvres de 1920 prévoyait la formation d’un état arménien en Anatolie orientale et au Caucase ; les Arméniens avaient obtenu une promesse de déclaration internationale envers les responsables des massacres. Or, ce traité ne fut pas ratifié. Le traité de Lausanne de 1923 omit les dispositions du traité de Sèvres et prévit un partage de l’Arménie entre la Russie et la Turquie ainsi qu’une amnistie des responsables des massacres. En effet, la même année, Mustafa Kemal Atatürk fonda la République de Turquie, ses victoires militaires mettant fin à la partition de la Turquie. Il condamna les massacres des Arméniens.
Les officiels turcs refusent d’admettre qu’il y ait eu génocide pour des raisons de fierté nationale ou même d’atteinte à la perception qu’ils se font des générations précédentes. En Turquie même, le Code pénal prévoit encore aujourd’hui 6 mois à 3 ans d’emprisonnement pour dénigrement de l’identité tuque ou du gouvernement. Le président Erdogan a offert ses condoléances aux Arméniens en 2014, mais il refuse opiniâtrement de reconnaître le génocide n’y voyant que les avatars des « circonstances. »
C’est un sujet tabou en Turquie et peu de personnes osent soulever ce sujet sous peine d’être inculpées. Il n’en demeure pas moins qu’en 2007, plus de 100 000 personnes accompagnèrent le cortège du journaliste turc d’origine arménienne Hrant Dink qui fut assassiné parce qu’il proposait d’ouvrir le débat. Le régime autoritaire d’Erdogan qui maintient l’État d’urgence depuis le putsch raté de 2016 ne permettrait certainement pas une telle manifestation aujourd’hui.
Pour le chanteur français d’origine arménienne Charles Aznavour, les condoléances ne signifient ni regret ni reconnaissance de génocide. Pour le philosophe Bernard Henri Lévy, la position du gouvernement turc constitue un négationnisme d’État.
Plusieurs décennies plus tard, une trentaine d’états dont le Canada ont condamné le massacre des Arméniens en le qualifiant de génocide. La commission des droits de l’homme, le Parlement européen, le pape François, le grand rabbin d’Israël Metzger ainsi que 53 lauréats du prix Nobel ont reconnu ce génocide.
Il faut toutefois souligner que pour des raisons géopolitiques, certains pays hésitent à se prononcer : en tant que sénateur, Barak Obama reconnut clairement le génocide, mais il n’en dit jamais mot lorsqu’il fut président. Le comité d’éducation de la Knesset en Israël a reconnu le génocide, mais la Knesset ne s’est pas prononcée à ce sujet. Les parlements d’Écosse et d’Irlande du Nord ont reconnu le génocide mais le Royaume-Uni n’a pas suivi.
Durant les massacres de 1915 à 1917, plusieurs diplomates et médecins américains et européens ont laissé des témoignages déchirants sur les expulsions, les marches forcées, la cruauté des gardiens, la famine, la soif, les orphelins errants. Certains ont qualifié le traitement des Arméniens comme un abattoir. Les photographies d’époque témoignent également du traitement cruel auquel les Arméniens furent soumis.
En 1939, alors qu’il planifiait l’extermination des Juifs, Hitler déclarait : « qui de nos jours parle encore de l’extermination des Arméniens ? » Pour les Arméniens, la reconnaissance du génocide est un hommage ultime aux victimes que l’on tente de faire oublier. Le déni reviendrait à ne pas faire preuve de remords ou même à l’affranchir.
L’accès « sans entrave » aux archives turques, russes et arméniennes permettrait aux historiens de combattre le déni de cette tragédie sans nom. Pour reprendre les paroles de l’ancien ministre de la Justice canadien Irwin Cotler, « S’il n’y a pas de mémoire, il n’y a pas de vérité. S’il n’y a pas de vérité, il n’y a pas de justice. S’il n’y a pas de justice, il n’y a pas de réconciliation véritable. S’il n’y a pas de réconciliation véritable, il n’y a pas de paix durable. »