L’épopée des Templiers - Chronique de David Bensoussan

L’épopée des Templiers - Chronique

David Bensoussan

L’auteur est professeur de sciences à l’université du Québec

 

En l’an de grâce mil quatre-vingt-quinze, au temps où le monde chrétien s’embrasa pour la croisade, neuf chevaliers se mirent en chemin vers la Terre sainte. Or, durant neuf années entières, nul ne les vit ni n’entendit parler d’eux. Et maints racontèrent qu’en ce silence, ils avaient découvert un trésor merveilleux : richesses du Temple, reliques sacrées, voire l’Arche d’Alliance, ou bien encore le saint Calice de la Cène.

 

De l’appel d’Urbain II

 

En ce même an mil quatre-vingt-quinze, le pape Urbain II manda les fidèles à prendre la croix. Grande fut la promesse d’absolution accordée aux prisonniers qui se joindraient à l’armée du Seigneur. Deux siècles durant, ces croisades ensanglantèrent la Terre sainte. Les moines quittèrent leurs cloîtres pour revêtir le haubert, et neuf chevaliers, quant à eux, choisirent l’inverse : devenir moines afin de défendre les pèlerins des brigands et des Infidèles, qu’ils ne distinguaient guère.

 

De la fondation de l’Ordre

 

Le premier maître fut Hugues de Payens. Après la prise de Jérusalem en l’an mil quatre-vingt-dix-neuf, les pèlerins affluèrent. Le roi Baudoin II, pour leur sauvegarde, manda six chevaliers en France avec lettres au pape. Et Bernard de Clairvaux, dont les reliques reposent encore en la cathédrale de Troyes, composa pour eux règle stricte : soixante-douze articles de foi et de discipline.

 

En l’an mil cent vingt-neuf, au concile de Troyes, l’Ordre fut consacré en présence des grands de l’Église, sous la devise : Regula Pauperum Commilitonum Christi et Templi Salomonis. Le roi Baudoin leur octroya logis sur le mont du Temple, en l’endroit où s’élève aujourd’hui la mosquée al-Aqsa. Ainsi furent-ils dits « Chevaliers du Temple », ou Templiers. Jérusalem deviendra leur siège central jusqu’à l’an 1187. Cette même année, les Templiers comptent 10 000 membres, dont 1000 chevaliers.

 

Vie des frères du Temple

 

Ces hommes d’armes et de prière renoncèrent au siècle. Ils firent vœu d’obéissance, de chasteté et de pauvreté, vécurent d’aumônes, et souvent deux partageaient un seul destrier. Ils revêtirent manteau blanc orné de la croix vermeille et marchèrent sous bannière moitié blanche, moitié noire : blanche pour le Christ, noire pour ses ennemis.

 

Leurs rites d’initiation restaient couverts de mystère. Leur hiérarchie, riche et ordonnée, allait du sénéchal au maréchal, du commandeur d’Orient au drapier, des chevaliers aux sergents, des chapelains aux frères artisans. Forts d’immunités et de présents, ils possédèrent à leur apogée neuf mille commanderies en Europe, dont trois mille en France.

 

Moines, soldats et changeurs

 

Or, les Templiers ne gardèrent pas seulement l’épée. Ils mirent en œuvre un art subtil : les pèlerins déposaient leurs biens en Europe et recevaient en échange un écrit codé, payable en Orient. Ainsi naquit leur banque, sûre et prospère, affranchie d’impôts par bulle du pape. Mais ce pouvoir attisa jalousies et convoitises.

 

En 1146, le roi de France Louis VII confia la garde du trésor royal aux Templiers et le roi Henri II d’Angleterre eut également recours à leur service de garde. Quand Louis IX se trouva à court d’argent durant la septième croisade, les Templiers prirent activement part au garnissage de ses armées et louèrent des bateaux pour acheminer les Croisés en Égypte. Durant cette croisade, Louis IX fut capturé, mais les Templiers intervinrent et payèrent la dernière traite de sa rançon, qu’ils levèrent en un seul jour grâce à l’argent stocké sur leurs navires.

 

En l’an mil cent quatre-vingt-sept, lors de la bataille de Hattin, quatre-vingts frères tombèrent sous le glaive. Jérusalem fut perdue, et le siège de l’Ordre se retira à Acre. En 1291, lorsque la Terre sainte fut définitivement perdue par les Croisés, le commandeur Thibaud Gaudin le déplaça à Limassol, sur l’île de Chypre, rachetée au roi Richard cœur de lion. Le Temple y établit son quartier général, dont la trace disparut après la dissolution de l’Ordre en 1312.

 

La fortune et l’ire des rois

Or, lorsque les frères du Temple eurent quitté la Terre sainte, quinze mille d’entre eux retournèrent en Europe, portant maints trésors : florins d’or en grand nombre, richesses accumulées par siècles, et même des captifs venus d’Orient. On leur attribuait corpus de lois, secrets mystiques, savoirs ésotériques et archives dont nul ne pouvait sonder la portée.

Henri III d’Angleterre, pour soutenir ses guerres, mit en gage les joyaux mêmes de sa couronne entre leurs mains. Et Philippe IV, dit le Bel, dont les coffres étaient grevés de dettes envers l’Ordre, voulut en forcer l’union avec les Hospitaliers. Mais Jacques de Molay, maître du Temple, s’y opposa fermement. Alors le roi, le cœur noirci de rancœur, jura la perte des Pauvres Chevaliers et ourdit, depuis l’abbaye de Maubuisson, un sombre complot contre eux.

Vendredi, treizième jour d’octobre

En l’an de grâce mil trois cent sept, au treizième jour d’octobre, qui était vendredi, les sergents du roi assiégèrent les maisons du Temple. Neuf cents frères furent pris et menés à Chinon. Là, on les accusa de forfaits impies : idolâtrie, sorcellerie, sodomie, culte du démon Baphomet, profanation de la croix et funestes alliances.

Le pape Clément V, qui tenait cour à Avignon, ne leva point la main pour les défendre. Guillaume Imbert, confesseur du roi, ordonna contre eux tourments cruels : membres liés derrière le dos, suppliciés pendus aux cordes, plantes des pieds brûlées au feu. Ainsi, cent cinq frères sur cent trente-huit confessèrent, sous la douleur, crimes qu’ils n’avaient point commis. Bernard Gui, inquisiteur de Toulouse, écrivit qu’il convenait de les convertir ou de les livrer au bûcher. Et maints d’entre eux périrent, cinq douzaines en nombre.

La fin du maître

En l’an mil trois cent quatorze, au dix-huitième jour de mars, le grand maître Jacques de Molay fut conduit devant Notre-Dame de Paris et remis aux flammes. Ses cendres furent jetées à la Seine. Mais avant que son âme ne quitte son enveloppe mortelle, il maudit roi et pape, les sommant de comparaître bientôt devant le tribunal de Dieu. Et les chroniques rapportèrent que la prophétie s’accomplit dans l’année.

Deux ans plus tôt, au concile de Vienne, le pontife avait prononcé la dissolution de l’Ordre.

Du grand mystère du trésor

Et pourtant, parmi toutes les chroniques, une énigme demeure la plus ardue : celle du trésor du Temple. Car si Philippe le Bel saisit terres, commanderies et forteresses, jamais or ni reliques ne furent retrouvés. On conta qu’un navire appareilla secrètement de La Rochelle, emportant richesses et secrets. Six cent vingt frères seulement furent capturés ; les autres, semble-t-il, gagnèrent Aragon ou Suisse, où certains voient origine des banques modernes.

Ainsi périt, mais non sans gloire, l’Ordre des Pauvres Chevaliers du Christ et du Temple de Salomon : consumé par le feu, mais point par l’oubli.

De l’exil écossais et de la trace du trésor

Or, en l’an mil trois cent six, plusieurs récits rapportent que des Templiers fugitifs trouvèrent refuge en Écosse. Le roi Robert le Bruce, alors sous excommunication, les reçut avec bienveillance, voyant en eux serviteurs de la Providence et braves compagnons d’armes.

Et maints affirment que, lors de la bataille de Bannockburn en mil trois cent quatorze, la vaillance de ces chevaliers contribua à la victoire des Écossais, assurant au royaume son indépendance et redonnant honneur aux exilés de France.

Après ces faits, les frères du Temple se seraient retirés au Roslyn Castle, près d’Édimbourg, domaine confié par la noble maison des St-Clair. Grande fut la stupeur lorsqu’on découvrit sculptés dans la pierre signes étranges : marques des Templiers, symboles de francs-maçons et motifs antiques venus de siècles oubliés. Une colonne surtout rappelait, par son ornement, l’ancien siège du Temple à Paris et le noble Mont du Temple à Jérusalem.

De nombreuses fouilles furent entreprises en ce lieu afin de découvrir quelque relique ou trésor ; mais en l’an mil huit cent quatre-vingt-dix, les autorités mirent un terme à ces recherches, comme si le Mystère voulait demeurer clos pour l’éternité.

Oak Island : la piste d’outre-mer

Or une autre rumeur, transmise par marins et voyageurs du Nouveau Monde, prétend que les reliques sacrées et le trésor du Temple auraient été portés au-delà des mers, jusqu’à la sauvage île d’Oak, en Nouvelle-Écosse.

Là serait une fosse prodigieusement profonde, percée d’étages multiples et de tunnels bâtis par main d’homme. On dit qu’une inscription mystérieuse reposait jadis sur bois ou sur pierre, mais s’est perdue comme parole confiée au vent.

En mil sept cent quatre-vingt-dix-huit, trois jeunes garçons découvrirent l’entrée de ce gouffre. Mais l’eau, venue par canaux secrets, l’inonda aussitôt, et nul, jusqu’à ce jour, n’a su forcer ses profondeurs.

Des ordres héritiers

Dès mil sept cent soixante-sept, les Clercs-Maçons de la Stricte Observance, apparus à Vienne, affirmèrent tenir leur doctrine des Templiers eux-mêmes.

En ces temps troublés se levèrent maintes confréries se disant héritières du Temple. En mil sept cent quatre-vingt-deux naquit l’Ordre de la Cité-Sainte, suivi des loges d’Heredom de Kilwinning, affiliées à l’Ordre de Saint-André du Chardon en Écosse, de la Grande Loge de Stockholm en Suède, ou encore de la Société de l’Aloyau à Paris.

En Castille, en Aragon et au Portugal, les rois refusèrent de remettre les biens du Temple aux Hospitaliers et fondèrent l’Ordre du Christ, héritier direct des chevaliers bannis, auquel fut confiée leur juridiction spirituelle. Sous cet étendard commencèrent, en l’an mil quatre cent vingt, les grandes navigations portugaises : les nefs, portant la croix rouge du Temple, gagnèrent jusqu’aux rivages de l’Inde.

La piste sicilienne

En Sicile encore, les Templiers possédèrent douze commanderies, surtout en Messine et au cœur méridional de l’île. Frédéric II, empereur du Saint-Empire, héritier de Hohenstaufen et d’Aragon, régna depuis la Baltique jusqu’aux rivages siciliens. Souvent il entra en discordes sévères avec les papes, fut excommunié par Grégoire IX, puis Innocent IV, et l’on murmura même que l’un d’eux voulut l’empoisonner.

Conradin, son dernier petit-fils de la lignée Hohenstaufen, fut pris et décapité à Naples en mil deux cent soixante-huit par Charles d’Anjou, faisant choir pour toujours cette illustre maison. Le même Charles, roi de Sicile, voulut assister son frère aîné saint Louis lors de la croisade de Tunis et obtint l’appui des Templiers, mais arriva trop tard pour infléchir le destin.

Templiers des temps modernes

Or, en l’an mil huit cent soixante-huit, un groupe évangélique dissident du luthéranisme fonda colonie à Haïfa, en Terre sainte. Favorables à la restauration d’Israël, ils prirent pour nom celui des Templiers. Ils établirent maintes colonies allemandes et vécurent en bonne entente avec leurs voisins juifs.

Lorsque l’Angleterre chassa les Ottomans en mil neuf cent dix-sept, ces colons furent internés. Durant la Seconde Guerre mondiale, les autorités britanniques les arrêtèrent et les exilèrent en Australie ; certains jeunes membres de la colonie allemande portaient alors sympathie aux doctrines du nazisme.

Rebondissements en Terre sainte

Les Templiers ne possédèrent point royaumes ni principautés, à l’exemple des Croisés, mais un chapelet de forteresses puissantes et commanderies : Athlit, Safed, Gaza, Beaufort, Arsuf, Belvoir, Tortose, Jérusalem, Acre, Sidon, Tyr, Tripoli, Haïfa, ainsi que celles du comté de Tripoli, de la principauté d’Antioche et d’Arménie cilicienne. Toutes formaient un réseau militaire et logistique sans pareil. Nombreux sont les vestiges qui leur sont attribués.

À Jérusalem, ils tenaient deux hospices : la Domus Templi, réservée aux frères, et l’hospice du Mont du Temple, destiné aux pèlerins et hôtes de marque. Ils avaient charge de défendre le mont du Temple, et dans les souterrains du côté méridional, piliers, voûtes et alignements médiévaux témoignent encore de leur antique présence.

En mil neuf cent quatre-vingt-quatorze, un tunnel du Temple fut découvert sous le tunnel des Croisés à Acre. Plus tard encore, un symbole gravé sur un bloc de pierre fut remarqué, et ce qui repose derrière ladite pierre n’a point encore été révélé.

Épilogue

Ainsi, l’empreinte des Templiers, chargée de mystères et de souvenance, traverse les âges sans s’éteindre. Si le feu dévora leur Ordre, nul brasier ne put dissiper leur légende, qui demeure, pareille à une braise cachée sous la cendre, jetant toujours lueur et secret.

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