Sous le signe du scorpion, par Yvan Boccara

Sous le signe du scorpion, par Yvan Boccara

UN JOUR , Noam , mon père m’a raconté l’histoire d’un homme qui avait été invité à dîner chez un fellah ( c’est comme un paysan, sauf qu’il porte la djellaba, le sarouel et qu’il ne se sent pas ridicule de se promener avec une serviette torsadée sur la tête pour se protéger du soleil)

C’était dans le bled, en Tunisie du côté de Béja ; Béja c’est la ville où est né mon père.

Le repas était fameux. Ils avaient voulu lui faire honneur : sans doute un couscous avec de la viande ou bien du poisson (le couscous est plus délicat cuisiné au poisson).

Il faisait chaud. C’était l’été. En Tunisie, il fait chaud en été, même le soir très tard. Toute la chaleur accumulée par la poussière remonte.

Je pense qu’ils avaient mangé par terre, assis autour du plat et, pour se mettre plus à l’aise, ils avaient ôté leurs babouches, et rangé leurs pieds nus comme ils pouvaient devant eux, en tailleur ou les genoux serrés contre la poitrine.

Les babouches, Noam, c’est des chaussures formées juste d’une semelle avec une empeigne de cuir pour protéger les orteils et le cou de pied. C’est pratique : tu les mets et les enlèves sans te baisser ni utiliser les mains. Un jour je t’offrirai des babouches.

Je pense à te raconter cette histoire parce que je suis en Crète, qu’il fait chaud et que la mer me rappelle les plages de Tunisie.

Comme dessert, ils avaient sans doute mangé de la pastèque…

Cette histoire se passe il y a très longtemps, avant la guerre, peut-être même avant la guerre de 14-18.

A cette époque la pastèque était une loterie ; non, la pastèque c’est un fruit, je sais, mais c’était une loterie parce qu’on ne savait jamais de l’extérieur si elle était bonne ou mauvaise…

Tu pouvais acheter une très belle pastèque et puis, après la première bouchée la jeter à la poubelle parce qu’elle avait le goût du faâkous. Le faâkous c’est un concombre.

Mais je ne vais pas te faire tout un roman avec la pastèque…sauf que, après la guerre (celle de 1939-45) il nous est arrivé en Tunisie des graines de pastèques dites américaines. A partir de ce moment, elles ont été toutes bonnes. D’un côté c’était plus facile à acheter, d’un autre, on était privé de cette toute petite légère appréhension avant de plonger le couteau dedans.

Tu vois la grande différence entre ton nonno et toi, c’est juste que j’ai connu l’époque où on ne connaissait pas le goût de la pastèque avant de l’avoir éventrée.

Bref, ils ont mangé le couscous au poisson, et puis la pastèque par-dessus, et puis, après sans doute le café qui était cuit tasse après tasse dans un minuscule récipient en aluminium à manche long dans lequel on place une farine de café du sucre et de l’eau. Puis on plaçait la tenèkè (c’est le nom de la toute petite casserole à une tasse) sur le kanoun.

Je ne vais pas te dire ce que c’est que le kanoun ; tu n’as qu’à regarder dans le dictionnaire ; et puis si tu m’interromps tout le temps, je ne finirai jamais mon histoire.

D’accord.

Le kanoun est une poterie ronde dans laquelle on fait du feu de charbon de bois. Il est tout rouge avec dans le bas, des trous pour l’aération.

Ah oui ! le secret avec la tenèkè, c’est qu’il faut la surveiller et la retirer du kanoun juste avant que l’eau en ébullition déborde. Après, c’est tout simple : tu renverses dans la petite tasse et tu jettes une goutte d’eau froide pour précipiter le marc de café au fond. Sinon, tu manges le café au lieu de le boire. Tu comprends ?

Et puis, quand ils ont bu le café, ils ont parlé de choses et d’autres, comme les gens faisaient autrefois en Tunisie, en prenant garde de ne pas se contredire : Ce n’est pas poli.

Si tu dis à quelqu’un en le regardant en face, qu’il a tort, qu’il se trompe qu’il dit des sottises, tu lui fais honte, et tu le mets dans l’embarras devant tout le monde.

Ma tante me disait : « Il n’y a pas plus grand péché que de faire rougir quelqu’un ! »

Et au bout d’un moment, la conversation est un peu tombée ; et l’un d’eux a dit en soupirant : « Eh oui…. »

Il faut que tu saches, Noam, quand ton hôte (celui qui t’invite) dit : « eh oui…»en soupirant, tu dois comprendre que c’est le moment de remercier et de partir.

Alors l’homme qui était bien élevé a dit « Eh oui, » en soupirant à son tour et il a remercié pour la soirée, et il a félicité son hôte d’avoir une femme qui faisait si bien la cuisine, et d’avoir de si beaux enfants, que Dieu les bénisse et leur écarte le mauvais œil.

Et il s’est levé, et il a enfilé ses babouches, et il est mort.

Les scorpions aiment bien la chaleur et le soi, quand le soleil s’est couché, un petit scorpion , un tout petit scorpion s’était réfugié à l’abri d’une babouche tiède.

Et bien, Noam, tu ne me croiras pas si je te dis que depuis que mon père m’a raconté cette histoire, je regarde toujours dans mes souliers avant de les chausser.

Et je te conseille d’en faire autant.

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