Christophe Le Sourt : « Nous ne pouvons pas laisser les Juifs seuls face à l’antisémitisme »

Christophe Le Sourt : « Nous ne pouvons pas laisser les Juifs seuls face à l’antisémitisme »

 

[Interview] La Conférence des évêques de France publie « Déconstruire l’antijudaïsme chrétien », un ouvrage déconstruisant 20 clichés théologiques sur les Juifs, à travers des textes de l’Église. Éclairage avec le directeur du Service national des relations avec le judaïsme pour la CEF.

Par Youna Rivallain - La Vie

Christophe Le Sourt, directeur du Service national pour les relations avec le judaisme à la CEF. •

Lors de la présentation de Déconstruire l’antijudaïsme chrétien (Cerf), le président de la Conférence des évêques de France, Éric de Moulins-Beaufort, a exhorté les chrétiens à avoir le courage et une certaine lucidité pour reconnaître que demeure encore un fonds d’antijudaïsme. Ce que l’on retrouve notamment avec des clichés qui perdurent, y compris au-delà du cercle catholique. Un travail de vérité auquel s’attelle Christophe Le Sourt, qui a coordonné l'équipe qui a rédigé l’ouvrage.

Comment est né ce livre ?

Il prend sa source dans la déclaration du 1er février 2021 lorsque Éric de Moulins-Beaufort, dans le cadre des travaux du conseil permanent des évêques, accueille le grand rabbin de France, Haïm Korsia, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France, Francis Kalifat, et le président du Consistoire, Joël Mergui. Au terme des travaux du conseil permanent, ils ont remis ensemble cette déclaration, qui figure d’ailleurs à la fin du livre, dont le titre est « Lutter ensemble contre l’antisémitisme et l’antijudaïsme sera la pierre de touche de toute fraternité réelle ». Cette déclaration est une étape importante, car elle souligne la prise de conscience des évêques de la montée de l’antisémitisme et de l’antijudaïsme dans toute l’Europe, depuis 20 ans. Nos frères juifs représentent environ 500 000 personnes en France (soit moins d’1 % de la population française), et pourtant presque la moitié des actes racistes et antisémites les concernent. Cette déclaration est inédite : c’est la première fois que des représentants juifs sont invités à participer aux travaux du conseil permanent, et qu’un texte tel que celui-ci est signé au plus haut niveau de l’institution catholique française.

Au Service national pour les relations avec le judaïsme, nous souhaitions apporter notre contribution à cette lutte. Il fallait rendre accessible au plus grand nombre les textes publiés depuis 60 ans par le Vatican et l’Église de France à ce sujet. Nous avions d’abord pensé réaliser des fiches à utiliser lors de soirées pédagogiques, mais s’est imposée l’idée qu’il fallait plutôt en faire un livre. Celui-ci fait donc 150 pages, divisées en 20 chapitres avec une contextualisation, des citations de l’enseignement de l’Église et une conclusion. L’idée était de faire un ouvrage pédagogique et accessible à tous.

Quelle est la différence entre l’antijudaïsme et l’antisémitisme ?

Si l’on devait résumer, l’antijudaïsme correspond à la détestation des juifs pour des raisons « pseudo-théologiques ». L’antisémitisme, c’est la détestation des juifs pour des raisons « pseudo-raciales ».

Y avait-il un besoin de déconstruire un antijudaïsme spécifiquement chrétien ?

Nous n’avons pas particulièrement de suspicion à l’égard des chrétiens, mais nous voulions faire en sorte que tous aient les éléments de lutte contre l’antijudaïsme chrétien. Dans sa déclaration, Éric de Moulins-Beaufort rappelle que cela demeure encore, que nous devons avoir le courage de la lucidité. Certains clichés demeurent, y compris au-delà du cercle catholique. Or, depuis Vatican II, il existe un enseignement de l’Église traitant spécifiquement de ce sujet. Ce livre, c’est la pierre de l’Église de France à l’édifice de la lutte contre l’antijudaïsme et l’antisémitisme.

Quel est le mythe antijuif le plus tenace selon vous chez les chrétiens ?

Le cliché le plus tenace est celui du « peuple déicide », tiré supposément du passage de l’Évangile de Matthieu chapitre 27, lorsque Pilate se lave les mains devant le Christ et dit : « Je suis innocent du sang de ce juste. Cela vous regarde. » Et le peuple répond : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! » À ce sujet, Joseph Ratzinger (futur Benoît XVI) écrit dans son livre Jésus de Nazareth (Flammarion) : « Ces mots ne peuvent en aucun cas être lus comme une incitation à s’opposer aux Juifs. Le sang de Jésus parle une autre langue que celui d’Abel : il ne demande ni vengeance ni châtiment mais réconciliation. » Le deuxième mythe le plus répandu est celui de la théologie de la substitution : que le vrai Israël, « Verus Israel », serait l’Église, puisque les Juifs n’ont pas reconnu Jésus. Ce mythe est déconstruit dans le chapitre 6.

Les catholiques ont-ils une responsabilité particulière dans la lutte contre l’antisémitisme, du fait de leur lien spirituel avec les juifs ?

Exactement. Nous sommes de la lignée d’Abraham, nos relations sont intrafamiliales et par conséquent, c’est notre devoir d’apporter notre contribution à cette lutte. Nous ne pouvons pas laisser les Juifs seuls face à l’antisémitisme. Nous devons être en première ligne de ce combat, car nous portons les mêmes valeurs morales et éthiques, nos dix commandements sont comme les dix doigts des deux mains.

N’y a-t-il pas un risque que ce livre prêche des convaincus ?

Ce que l’on souhaite, c’est que ce livre soit connu du plus grand nombre, utilisé par les éducateurs. Nous voulons que les jeunes dans les aumôneries, l’enseignement catholique ou le scoutisme s’en emparent, que des soirées, des échanges soient organisés sur ce thème, pour que les jeunes eux-mêmes portent l’enseignement de l’Église à ce sujet. Je crois beaucoup à la dynamique de capillarité. Plus le livre sera utilisé, lu, répandu, plus nous irons à rebours de ce qui se colporte dans certains lieux. On le voit, à chaque fois que nous vivons des moments difficiles historiquement, l’antijudaïsme et l’antisémitisme ressurgissent.

Au moment de la pandémie, au milieu des confinements, des pass et des histoires de vaccination, une vague complotiste a ressurgi, prenant parfois les Juifs comme des coupables. Ce phénomène a été étudié par l’historien Léon Poliakov : quand les populations rencontrent des difficultés, elles recherchent une causalité diabolique. Il faut trouver un coupable, et de manière séculière, on se tourne vers le Juif, bouc émissaire, selon l’expression de l’anthropologue René Girard.

Comment les choses ont-elles évolué sur le terrain depuis Nostra Aetate ?

Il est impressionnant de voir le nombre de contacts établis pour rappeler les racines juives du christianisme et faire en sorte que cette démarche ne soit pas juste archéologique, mais qu’elle soit l’occasion d’une rencontre avec celles et ceux qui font le judaïsme d’aujourd’hui. Actuellement, de manière habituelle, les communautés juives sont en lien avec les paroisses.

Des engagements communs sont mis en place, comme des visites d’établissements, des cours d’hébreu biblique, des prises de position communes sur des sujets de société, tel l’accompagnement de la fin de vie par exemple. Nous sommes porteurs des mêmes valeurs, d’une anthropologie commune, d’une même vision de la personne humaine… Nous sommes ensemble au service du bien commun. Les avancées sont aussi théologiques : il existe encore de grands sujets de débats entre nous, mais beaucoup de choses ont été faites.

Ce livre est une première dans le monde…

Absolument ! On nous encourage d’ailleurs pour que ce livre soit traduit, car l’essentiel du travail est fait et accessible pour les catholiques du monde entier. Tous les textes utilisés dans ce livre sont tous des textes officiels. Cela serait formidable que ce livre soit traduit en anglais : les États-Unis sont le deuxième pays en monde en termes de population juive, Israël étant le premier et la France le troisième.

Qu’en est-il de l’antijudaïsme dans les autres confessions chrétiennes ? Des démarches similaires sont-elles enclenchées ?

La Fédération protestante de France a également fourni un gros travail avec la production d’un compendium faisant l’état des lieux des avancées. Les protestants réformés sont très engagés depuis un moment. Ce que l’on peut dire, c’est que lorsque l’on regarde le titre des chapitres de notre livre, on s’aperçoit que chacun répond aux 21 propositions pour éradiquer les préjugés contre les Juifs, posées par Jules Isaac lors de la rédaction de son livre Jésus et Israël (Fasquelle), dont nous célébrons cette année le 75e anniversaire. Il est émouvant de voir qu’alors que nous célébrons sa mémoire, ce livre fasse la synthèse des réponses de l’Église depuis 60 ans.

Quel est le rôle des chrétiens dans le dialogue interreligieux ?

Au moment de Vatican II, en 1964, a été publié la première encyclique de Paul VI, Ecclesiam suam. Cette encyclique pose les conditions du dialogue, insiste sur le fait que « l’Église s’est faite conversation ». Paul VI y décline ce qui doit caractériser une attitude de dialogue pour un chrétien, en quatre points : la clarté, la douceur, la confiance et la pédagogie. Cette encyclique a été surnommée la « grammaire de Vatican II ». C’est dans cet état d’esprit que nous devons promouvoir les relations interreligieuses. N’oublions pas que l’Église a fait le choix d’inscrire le Service des relations avec le judaïsme au sein du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, et non pas dans le Dicastère pour le dialogue interreligieux ! C’est dans le judaïsme que se trouvent nos racines : plus nous revenons à la source, plus nous avançons dans le dialogue et plus nous allons vers l’unité.

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