Cinéma Scala de Mogador-Essaouira - Par Pol-Serge Kakon

Cinéma Scala de Mogador-Essaouira - Par Pol-Serge Kakon

 

En voyant, pour la première fois, une automobile, dans les rues de Mogador, David Kakon, âgé d’à peine treize ans, avait ressenti le «ce sera ça ou rien » qui a chamboulé tant de destins. Quelques jours plus tard il cessait de fréquenter l’école de l’Alliance Israélite Universelle et, quelques pièces d’argent cousues par ma grand-mère dans sa ceinture, il quittait Mogador à dos de mule pour Marrakech. Grâce à ses rudiments de français, il parvint à se faire engager par le service d’entretien des véhicules de l’armée française comme apprenti mécanicien.

Il avait moins de vingt ans quand il est revenu à Mogador en 1920, avec le soixante seizième permis de conduire délivré au Maroc et le souvenir retentissant de la gifle qu’un commandant français avait administrée au petit juif apprenti qu’il avait été, parce qu’il s’était à peine approché, palpitant d’admiration, de son automobile toute neuve dans ses vêtements souillés de cambouis. Cette gifle n’avait jamais cessé de siffler dans ses oreilles ; Il avait plus de soixante ans quand il m’en a parlé, elle ne cessera plus de résonner dans les miennes. Je suis sûr qu’elle a été l’aiguillon d’un « plus jamais » qui a nourri toute sa vie d’homme libre.

Au volant de l’un des rares camions qui traversaient le pays sur des roues à bandage –on n’avait pas encore inventé le pneu avec chambre à air-. Il se mit alors à parcourir les routes et les pistes du nord au sud, jusqu’aux portes du Sahara, sillonnant à son tour ces solitudes berbères hérissées de cactus. Ici ou là dans des champs glabres se dressaient des arganiers.

Au loin, embrasées au coucher de chaque soleil, les collines ocres où serpentaient alors d’infimes chemins de pierres que son père et son grand-père avaient creusé sous les pas de leurs mules.

Un nouvel élan vers la modernité allait s’emparer de lui à la vue d’un petit moulin à moudre le blé tout juste arrivé de France. Il fit sans hésiter l’acquisition de quelques- uns de ces petits moulins équipés de leur petit réservoir d’essence. Ensuite chemins faisant avec son camion il les installa dans des villages éblouis par cette nouveauté. Un villageois n’avait plus qu’à apporter son blé à moudre au préposé engagé par David et moyennant une pièce de monnaie il repartait avec son sac de farine, fou de bonheur, fini pour lui comme pour les femmes de sa maison la corvée de la mouture avec des meules en pierre.

David, lui, revenait à Mogador avec une bourse en cuir remplie de pièces de monnaie. Voilà comment avec son camion et ses petits moulins, il parvint à faire l’acquisition de deux autocars. Hélas la deuxième guerre mondiale ne l’avait pas prévenu des restrictions d’essence qui obligeraient les transporteurs à équiper leurs véhicules de chaudières à charbon (le gazogène tel fut nom de cette infamie).Comment se résigner à souiller ainsi ses autocars rutilants ? David se proposa de les vendre en attendant les jours meilleurs d’une France qui venait de se livrer au maréchal Pétain. Un brave français propriétaire détenait alors l’unique salle de cinéma qui vivotait à peine à Mogador. David secrètement fasciné depuis longtemps par la prodigieuse invention des frères lumière s’est donc proposé d’acheter le cinéma situé au pied des remparts eux-mêmes appelés « Scala ».

Aussitôt l’affaire conclue, il s’est attelé à la programmation. C’est alors que son intuition, et son goût pour les belles choses de la vie l’ont conduit à offrir aux Souiris des films inspirés par cet art du bien vivre ensemble profondément ancré en lui : le respect de l’autre avec des films de Cow boys dans lesquels « les bons l’emportaient sur les méchants ». La sensualité doublée de pudeur de Elizabeth Taylor, Linda Darnell, Rita Hayworth , Ava Gardner, Bette Davis, Lauren Bacall et tant d’autres beautés. L’idéal d’une virilité toute de dignité et de courage avec Gary Cooper, Henry Fonda, Humphrey Bogart. L’humour avec Laurel et Hardy, Charlot, Fernandel, des films musicaux Américains ou Français, des films Egyptiens, avec Leila Mourad, Farid el Atrach, qui enchantaient la ville. Juifs, européens et musulmans accouraient à chaque changement de programme et peu à peu, la passion du cinéma prit la forme d’une culture commune aux habitants d’Essaouira-Mogador.

Le Scala cinéma aura réjoui, prodigué plaisir et savoir à quatre ou cinq générations. Ensuite, résigné à l’humeur du temps, aux aléas de l’Histoire, affaibli par la maladie, désenchanté, David l’a bradé pour se retirer à Casablanca. « Il a perdu son âme» semble siffler certains soirs ce vent qui parcours comme un frisson la longue rue qui mène à la Scala.

Il est vrai que le cinéma, se mit à se languir puis à dépérir, jusqu’à devenir le fantôme de lui-même. Abandonné tel un soupir au pied des remparts, fermé, il continue, dit-on, à retenir dans l’obscurité, sur ses fauteuils désertés, les souvenirs enchantés la nostalgie de tant d’hommes et de femmes, les regrets d’une enfance heureuse, d’une belle jeunesse et de baisers volés.
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Pol- Serge KAKON

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