La Goulette. Que reste-t-il de nos amours ?

La Goulette. Que reste-t-il de nos amours ?  

 

Quelque chose, tout de même.   

Quand j’y suis revenu, il y a quelque vingt ans après une longue bouderie envers le pays natal, j’eus comme un vertige. Pour moi La Goulette, ma Goulette, c’était d’abord une immense plage de sable blond sur laquelle j’y fis quelques-uns de mes premiers pas mal assurés qui faillirent être les derniers. Un cavalier qui poussait son cheval en un petit galop sur le sable, n’avait pas vu, le soleil étant au zénith, l’avorton à quatre pattes qui essayait de rejoindre son paternel bronzant en solitaire.

Les nazis, en 43, venaient de quitter la Tunisie et ma famille n’attendit pas un mois avant de louer une « villa »sur la mer, une bâtisse qui portait les cicatrices de quelque bombardement allié. Disparue, la plage où s’entassaient des milliers de corps huilés à l’Ambre solaire. On a eu l’idée touristique d’une promenade longeant la mer. Le sable d’or de notre jeunesse enfoui à jamais sous le macadam et les trottoirs. Et puis, le niveau des eaux l’a sans doute un peu rongé.
     

La Goulette, pour ceux qui l’ignoreraient encore, est une « station balnéaire », une bourgade à un jet de petit train de Tunis, le TGM, petit frère du PLM. En fait, elle n’est pas bien belle, ma Goulette, elle ne l’a jamais été, coincée entre les voies du petit chemin de fer, le grand Lac de Tunis et la plage. Deux longues rues parallèles,  des « avenues », reliées par des ruelles anonymes. Elle l’est moins encore. Quelques rares jolies villas « Liberty » encore debout, perdues au milieu d’immeubles récents sans charme, et d’autres de jadis au crépis défraichis, parfois des ruines qui tomberont bientôt.
    

Elle n’a pas la beauté altière de Sidi Bou Saïd, à quelques encablures, dominant de sa colline un des plus beaux panoramas du monde, perfection d’un urbanisme arabo-andalous. Ni celle de La Marsa, où flotte encore l’élégance aristocratique des Beys de Tunis, les anciens souverains qui avaient modelé avec goût ce lieu de leur résidence estivale. Faut-il évoquer l’élégance d’une Carthage chargée de l’histoire de deux empires ?
    

Ma Goulette est un patelin qui n’a aucun monument à faire valoir, à l’exception de la Karaka, la citadelle espagnole laissée à l’abandon à l’entrée de la ville. Aucune beauté à exhiber, sauf celle de la mer qui la borde, avec sur la ligne d’horizon le Bou Kornine, ce vieux volcan cacochyme qui se donne des airs de Kilimandjaro sans neige, à la beauté pourtant insolente. Tout ici est fait pour détourner le bobo parisien ou tunisien.
    

Car ma Goulette respire le cha’ab, le peuple. Aujourd’hui, comme hier les juifs aisés, les bobos lui préfèrent Khereddine, la Salammbô de Flaubert ou La Marsa. Ici vivaient, à la belle saison, trois peuples, juifs, musulmans, siciliens.

De mémoire d’hommes, on n’a jamais connu ici de ces querelles ethniques qui endeuillent le monde. Ce n’était pas le « vivre ensemble » résigné, c’était le désir de vivre ensemble. Mon voisin me le disait l’autre jour, partageant avec moi le beignet chaud du matin sorti de son huile : « Le monde entier peut brûler, les flammes s’arrêteront toujours aux portes de la Goulette ».
    

Ce plaisir du « vivre ensemble » n’a justement rien d’un mythe,  les murs décrépits, les trottoirs défoncés, les nids de poules du macadam vous le diront. Je l’ai vérifié l’autre jour à la mort de Denise, laissant un vieillard de mari grabataire. Le rabbin nous avait conviés à prier pour la morte. Dans le minuscule salon s’entassaient juifs et musulmans pour le Kaddish, répétant en cœur le amen  qui le ponctue. Mais pourquoi pleurez-vous, madame ? Ai-je demandé à une Fatma. Mais Denise était notre mère à tous, la mère de tous les enfants de la rue ! Question idiote pour une Goulettoise. Elle avait mieux à faire, s’occuper du veuf, le nourrir, le laver, à tour de rôle avec d’autres voisines.
    

Un visiteur de passage me le disait : « Il flotte sur cette ville une sorte de mélancolie qui prend à la gorge. Savez-vous pourquoi ? Oui, je le sais, c’est à cause du deuil impossible de ces Siciliens de la Goulette vieille, qui promenaient dans la ville leur Madone pour annoncer la fin prochaine des vacances. Et celle de ces juifs qui avaient fait de ces quelques rues un lieu de fête, de sport, de grande bouffe, mais aussi d’amour entre adolescents échangeant leurs premiers baisers dans d’interminables surboum. Partis eux aussi, et vieillis ailleurs, revenant en de furtives visites, le dos vouté, calmer leur nostalgie. Ne restent plus que les Arabes, tout tristes  d’avoir perdu leurs anciens camarades de jeux. Comme la vie était belle avec vous ! Quelle ambiance vous mettiez ! La Goulette est aujourd’hui en deuil d’elle-même, du poisson de Bichi, des chansons de Raoul Journo, des parties de poker nocturnes, des  surboums, des matchs de volleys sur la plage, de la Jetée détruite où Claudia Cardinale mettait le feu dans les fantasmes des adolescents.

Pour se consoler de sa grandeur passée, capitale mondiale de nos vacances, la Goulette s’adonne désormais à la grande bouffe. L’une de ses deux avenues, celle nommée Franklin Roosevelt, s’est transformée – mais elle l’a toujours été- en un long collier de gargotes et de restaurants, affichant sa spécialité souveraine : le poisson. On peut l’affirmer sans aucun chauvinisme et pour l’avoir expérimenté, on mange ici le meilleur poisson du monde, meilleur parce que l’art de le cuisiner à la goulettoise relève d’une alchimie secrète, « à la coque », ni trop, ni pas assez cuit, une affaire de quelques battements de cils en trop ou en moins. Les fins de semaine, et l’été surtout, les gens affluent ici en foule, par milliers, et les chaises envahissent les trottoirs, descendent même sur la chaussée. Vin et bière y coulent à flots dans les plus grands établissements.
    

Ici bat, en vérité, un certain pouls de la Tunisie. Pendant la période qui suivit la révolution, quand la menace d’un régime islamiste semblait planer sur la Tunisie, à voir cette fête généralisée, ces hommes et ces femmes voilées ou non, danser ensemble sur la place face à la plage, ou ses convives dévorer à belles dents, loups, dorades et rougets entre deux rasades de bière , il paraissait évident, malgré le scepticisme d’observateurs parisiens supposés avertis, que cette menace noire se casserait les dents sur ce goût pour la jouissance des Tunisiens. J’en étais sûr. La Goulette a submergé sous des tonnes de poissons, l’humeur bilieuse des fanatiques. C’est le seul pays arabe où un parti rêvant de califat s’est retrouvé, trois ans plus tard, vanter le mérite de la démocratie et se convertir à la laïcité, à savoir, rappelons-le, la séparation de la prédication et de la gestion du pays. Bref, en mangeurs de poisson goulettois.
    

En vérité, sous ses oripeaux sans prétention, La Goulette est une magicienne. Il suffit d’y avoir résidé quelques semaines, quelques mois, pour ne plus pouvoir s’en détacher, pour en garder l’empreinte indélébile sur sa peau. J’y ai longtemps résisté, avant d’être emporté par son charme indéfinissable. C’est ici que les étés sont les plus frais, à cause d’une brise unique, résultat d’une étreinte entre un courant d’air le long du canal qui relie le lac à la mer, et le souffle marin du soir.
    

Et puis, il y a cette beauté de la mer que je découvre de ma fenêtre au réveil, comme un immense tapis argenté scintillant de mille feux, mer hypnotique que l’on peut admirer des heures durant, peu à peu envahi par la douceur d’un sentiment inattendu, le bonheur de vivre.
    

Mais, disons-le pour conclure, n’est pas goulettois qui veut. C’est un don réservé aux amoureux de la vie. Esprits chagrins, passez votre chemin.  

 

Gerard Haddad

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