ALBERT MEMMI, AGAR (1955) - Par Ami Bouganim

ALBERT MEMMI, AGAR (1955)

29 Jun 2021 NOTE DE LECTURE : ALBERT MEMMI, AGAR (1955)

Par Ami Bouganim

A l’issue de ses études, un médecin juif originaire de Tunis décide de retourner vivre dans sa ville natale avec sa jeune épouse, catholique de l’Est de la France. Ils s’installent d’abord dans la maison de ses parents où Marie participe aux rassemblements familiaux et aux cérémonies religieuses. Après le séder qui marque la célébration de la Pâque juive, elle laisse éclater son dépit. Ce n’est pas son milieu ni sa religion : « Je dois faire un effort constant… tout cela me paraît absurde…. Anachronique…je n’ai pas quitté les préjugés et les superstitions de chez moi pour tomber dans cette… barbarie ! » (56) Au début, le narrateur se montre enclin à mettre les torts de son côté, se reprochant de vouloir convertir sa compagne à son terroir sinon à sa religion. Ce qui passait pour « une banale histoire » s’emmêle tant, se chargeant de malentendus, de contrariétés, d’atermoiements, qu’elle réclame d’être démêlée en permanence pour ne pas tourner au drame. C’est qu’elle draine, piétinant dans un croisement interdit, les alluvions de deux lignées chargées de traditions et de prohibitions. De la tendresse au heurt violent, Memmi reconstitue pas à pas les écueils qui se présentent sur ce parcours marital hors du commun.

Le mariage mixte formerait une charnière autour de laquelle s’articule l’assimilation. D’un côté la tradition, représentée par le père du narrateur ; de l’autre, la modernité, représentée par l’épouse. Le narrateur est écartelé entre son passé, son présent et, avec la naissance du premier enfant, par l’avenir. La perpétuation n’est plus aussi instinctive qu’elle l’était, aurait pu l’être et devrait l’être, elle doit se chercher dans les atermoiements de celui qui s’en charge. Or le narrateur se met hors de sa tribu et déçoit les attentes que ses membres ont de lui. Il brise la chaîne des générations, il rompt le pacte que même sa « mécréance » ne résiliait pas. Le choix d’un prénom pour le nouveau-né, surtout lui, ne se passe pas sans dilemmes et sans renoncements. Parlant de son propre père, le narrateur : « Si je ne donnais pas son nom à son petit-fils circoncis, comme j’avais reçu celui de mon grand-père, j’éteindrais cette survivance, j’étoufferais l’écho de ce verbe qui, sans ma faute, se répercuterait jusqu’à la fin des temps » (119). Il en vient à envisager de « laisser le prénom religieux en second » derrière le prénom français, « et l’enterrer ainsi dans le bulletin de naissance ». Dans la surenchère des concessions, on est acculé à une limite. Dans ce mariage mixte, c’est la circoncision. Comme si cette entaille dans la chair pointait la démission ou l’adhésion absolues, l’épreuve la plus décisive et irrémédiable, engageant les personnages passés et présents : « si je reculais j’écraserais dans ma chute d’autres êtres, un univers entier ! » (116)

Ce livre pose la question des mariages mixtes dans toute leur acuité. Sont-ils souhaitables ? sont-ils à éviter ? Sont-ils heureux ou malheureux ? Quels compromis réclament-ils ? Quels déchirements provoquent-ils ? S’en enrichit-on ? s’en appauvrit-on ? Le mariage mixte n’est pas entre deux individus, il l’est entre les deux univers qu’ils représentent et l’on se demande quel prix réclamerait leur convergence ? Ne sont-ils pas plutôt condamnés à se heurter ? Ce qui semble probant c’est qu’ils se chargent de toutes sortes d’intrus, que chaque partenaire amène avec soi, d’autant plus insistants qu’ils seraient légendaires. Ils viennent perturber l’intimité requise pour s’acquitter dans la sérénité d’une alliance résiliant les alliances séculaires. « Lorsque dans un même regard, j’embrassais ma femme et mes parents, tout vacillait, comme au passage du rêve à la veille » (58). Le narrateur en vient à se scinder entre « les deux parties hétérogènes de moi-même ».

Le mariage mixte serait-il une métaphore de la condition du colonisé qui tente de lever son aliénation en concluant des noces avec le colonisateur ? Dans ce cas, ce serait importer la colonisation dans son lit, sous son toit, dans sa lignée, s’engager dans un « impossible inventaire » des comparaisons et des concessions, des pertes et des gains. Ce serait se placer sous le regard scrutateur d’un autre qui nous observerait d’une autre rive, endurer tout au long de sa vie un dénigrement ou un soupçon de dénigrement. On n’oublie pas son indigénéïté – un mot qu’on se serait attendu à voir naître sous la plume de Memmi dans le sillage de ses « judaïsme, judéïté, judaïcité » ou « Islam, arabité, arabicité ». On n’oublie pas d’où l’on vient, ce que l’on est, on n’est jamais quitte de la dette symbolique, toute dérisoire qu’elle soit, à ses racines : « J’appartiens aux miens, certes, et je suis d’ici, mais je te portais en moi, bien avant de te connaître ; c’est toi que j’ai été chercher si loin, j’ai épousé ma part d’aventure ! Et quand je me défends contre toi, quand je te meurtris, c’est moi-même que je châtie. Mais que serais-je devenu sans toi ? » (218) L’assimilation, tant célébrée par la France, est impossible, du moins aux premières générations, à moins de consentir un lourd prix symbolique qui se retournerait contre soi, de vivre et de mourir dans le déni.

Cet ouvrage se propose également comme une bonne initiation aux mœurs qui prévalaient dans les milieux populaires juifs de Tunis. Cette exubérance, cette vie de clan, cette ambiance conviviale malgré ou grâce à la promiscuité tempèrent le tableau d’un judaïsme obtus et somme toute clos, n’admettant pas les étrangers en son sein, replié sur des mœurs et des rites d’un autre âge, incarné par ce noble et auguste rabbin, assisté d’un janissaire dépareillé, dont la législation ignorerait le cœur parce qu’elle sait celui-ci en déphasage avec la foi : « … son indifférence touchait à la cruauté ou à l’entêtement rêveur des enfants » (181). C’est encore le livre de la mère tunisienne, souveraine dans son patois, qui prescrit à sa bru la recette pour préparer des olives et des poivrons salés et qui considère de ses attributions de belle-mère de mieux la harceler au nom de ses attributions de mère de son époux dans sa bataille pour la préservation de la lignée.

C’est d’une composition classique, menée habilement, sans digressions sociologiques ou religieuses. Le sociologue s’efface devant l’écrivain pour lui permettre de mener le plus littérairement du monde une trame sociologique. C’est mené tambour battant, avec une rare maîtrise de la narration de la vie domestique, quasi théâtrale. Memmi a le secret de phrases lourdes de sens comme lorsque Marie ne veut plus attendre pour pratiquer l’avortement du deuxième enfant : « Je ne peux pas continuer de porter en moi cet enfant condamné ! » La sobriété narrative est rehaussée par la comparaison, par trop grandiloquente, de la circoncision – pour raisons médicales – au sacrifice d’Isaac : « … dans notre histoire, Dieu n’enverra pas d’ange pour empêcher le sacrifice ». L’enfant, quel que soit son âge, ne saurait comprendre que cette incision est un sacrifice douloureux plutôt qu’une trahison du père qui l’y expose sans lui en parler, sans pouvoir lui en parler : « Agneau mort, sa tête pendait et ses bras et ses jambes, molles, chétives. »

Ce récit ne se dénoue pas. Comme pour dire qu’il n’aurait pas dû commencer. Pourtant le mariage de Memmi a tenu. Il a beau protester contre les réactions suscitées par son ouvrage, on ne peut le lire sans déceler une mise en garde contre le mariage mixte. Toutes les conditions étaient réunies pour que ça marche. Le médecin était médecin, Marie était cultivée. Elle n’était pas plus attachée à sa religion qu’il n’était attaché à la sienne. On n’écrit pas ce livre pour plaider la cause des mariages mixtes. Malgré ses protestations dans les textes qui composent « Juifs et Arabes » : « Lorsque l’on refuse les mariages mixtes au nom de la pureté du peuple élu unique, qui doit garder son élection et son unité, est-on bien sûr que cette pureté, cette unité et cette élection, qui sont la traduction mythique de ces exigences, ont toujours prévalu et méritent de continuer à prévaloir ? Que l’on ait toujours refusé d’accueillir des transfuges ? Ce refus, n’a-t-il pas été le résultat de l’anémie du peuple ? » (190). Il ne condamne peut-être pas les mariages mixtes ; ils ne seraient pas moins voués à l’échec. A moins…

Photo : Nasreddine El Assaly, Rue de Tunis

Envoi de Claude Sitbon

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