RABBI FRADJI CHOUAT, chef spirituel de la communauté de Béja
« Il était le chef spirituel de la communauté de Béja, non loin de Testour, il y a très longtemps. Originaire d’Espagne, il avait perdu une grande partie de sa famille. Arrivé ici, il répandit le bien et semblait protégé de Dieu. Sage et fort respecté, il réalisait déjà des miracles de son vivant.
Un jour, il annonça à son confident et serviteur : “ Ma vie terrestre s’achève aujourd’hui. Le sommeil éternel me gagne. Demain, quand tu entreras dans ma chambre, je ne serai plus de ce monde. Tu me trouveras lavé et prêt pour mon dernier voyage. Tu me placeras sur une mule et, là où elle s’arrêtera, je devrai être enterré. Telle est ma dernière volonté. Va et que Dieu te protège. ”
Au lever du jour, le fidèle serviteur trouva son maître mort. Ému, il prévint la colonie juive ; sans perdre une seconde, ainsi que l’avait demandé le Rebbi, sa dépouille fut attachée sur une mule et un cortège de parents et de fidèles se mit en route, derrière l’animal. Rebbi Fredji semblait vivant et, assis sur la bête, il avançait vers le soleil.
Ils arrivèrent à proximité du camp du bey Youssef. Ne connaissant rien des barrières et des frontières, l’animal pénétra dans l’enceinte musulmane, suivi par les fidèles qui, pressentant le pire, entamèrent des prières.
Indignés par tant d’insolence, les soldats se précipitèrent sur les juifs pour leur donner une bonne correction. Ces derniers, n’osant provoquer davantage la colère des musulmans, rebroussèrent chemin, avec la pénible sensation d’abandonner leur Rebbi. La mule, quant à elle, continuait imperturbablement son chemin, le cadavre bien maintenu sur son dos. Interloqués par l’audace de cet homme dont ils ne voyaient que la silhouette, les hommes du bey le poursuivirent, les insultes à la bouche. Mais l’étrange cavalier aux yeux fixes ne réagissait pas, alors ils levèrent les poings pour frapper l’insolent.
C’est à ce moment que le miracle se produisit : les bras restèrent brandis en l’air, comme tétanisés. Affolés par ce sortilège, les musulmans se mirent à hurler, courant en tous sens. À ces cris, leur chef, croyant à une révolte, sortit de sa tente. Dans un calme à grand-peine retrouvé, on lui expliqua la situation. Il se dirigea vers la petite troupe de juifs massés à l’entrée du camp et les interrogea:
“ Qui est cet homme ? ”
On lui raconta qui était Rebbi Fredji, combien sa vie avait été sainte, comment il avait échappé aux chrétiens d’Espagne et toutes les bontés qu’il avait répandues autour de lui.
“ Sur la mule chevauche son cadavre, sa dernière volonté est d’être enterré là où elle s’arrêtera. ”
Le bey, impressionné, s’adressa à ses hommes dont les bras étaient toujours levés vers le ciel :
“ Vous avez oublié que Mahomet, le Prophète, a dit que ceux qui croient et suivent la religion juive, au jour dernier, s’ils ont fait le bien, recevront une récompense de leur Seigneur. La crainte ne descendra point sur eux et ils ne seront point affligés. Cet homme est mort et vous avez été imprudents en voulant le frapper car c’est un saint. Laissez aller la mule et escortez les juifs. Peut-être, en échange, le sortilège sera-t-il levé ? ”
La bête marcha longtemps. Les juifs humbles, d’un côté, les soldats honteux, de l’autre, suivaient en silence. De son pas régulier, elle les conduisit non loin de Testour, près du cimetière, là, elle s’arrêta et s’accroupit, comme pour dire : “ Nous y sommes. ” Les juifs détachèrent la dépouille du Rebbi et, aux pieds de la mule, creusèrent une fosse pour l’y déposer. Aussitôt, comme par enchantement, les bras raidis des soldats se détendirent. Ils manifestèrent leur joie alors que le soleil se couchait. Après s’être congratulés, ils se prosternèrent vers La Mecque et, avec ferveur, prièrent en embrassant le sol de la tombe fraîche.
“ C’est un saint, un marabout, l’esprit de Dieu l’a pénétré. ”
Le bey, prévenu, donna l’ordre d’élever une koubba à cet endroit et, depuis cette époque, juifs et musulmans s’y rendent nombreux en pèlerinage. Voilà l’histoire de Rebbi Fredji.