Sexisme à la synagogue : "C'est la loi." Quelle loi ?
Victime de ségrégation sexiste au soir de Kippour dans une synagogue, notre journaliste interroge les fondements d'une telle pratique aujourd'hui.
Par Sophie Delassein
Montmartre, samedi 30 septembre 2017. Nous pénétrons dans la synagogue du 42 bis de la rue des Saules pour célébrer la fin du Yom Kippour, la fête du grand pardon, de l'expiation. Comme chaque année depuis des années, nous nous retrouvons dans ce temple au terme d'un éprouvant jeûne de 24 heures et, au rythme lancinant des prières, nous attendons le moment où s'époumonera le shofar, l'antique instrument à vent qui annonce la libération en ce jour le plus solennel du calendrier hébraïque.
L'espace dévolu aux femmes est infiniment plus exigu que celui des hommes. Les quelques places assises sont d'avance réservées (et elles sont payantes). Les autres restent debout, quel que soit leur âge, contraintes de se serrer dans la proximité du métro à l'heure de pointe. L'escalier qui descend vers l'autel et les hommes est envahi, faute de place, nous sommes quelques-unes à nous y tenir pour trouver un peu d'air, quand trois costauds déboulent, nous forcent à remonter les marches et s'y plantent bras croisés, nous tournant le dos. Ils nous bloquent physiquement, de toute leur force. Des remous polis et murmurés les obligent à se justifier : "Ordre des rabbins !", "Vous ne passerez pas", "Vos maris ne vous béniront pas", "C'est la loi". Une ado de 12-13 ans reste interdite : "On est moins que rien ici !"
Une religion qui se transmet pourtant par la femme
L'enjeu à cet instant ? La "bénédiction des Cohen", où traditionnellement les hommes rejoignent les femmes de leur famille pour les bénir sous le châle de prière (le "talit"). Une dame de 86 ans proteste, elle vient ici depuis cinquante ans, elle ne comprend pas pourquoi subitement on le lui interdit. C'est vrai que nous l'avons fait ici même jusqu'en 2016 (il est toléré dans nombre d'autres synagogues consistoriales), mais ici, en 2017, les trois brutes s'y opposent avec des lueurs de mépris et de haine dans le regard. J'y vois l'expression d'une supériorité séculaire des hommes dans cette religion qui se transmet pourtant par la femme.
Là, un homme se rebelle et tente de franchir le barrage humain. Altercation : le président de la synagogue fait carrément interrompre l'office. Nous finissons par nous plier à on ne sait quelle loi, impuissantes et furieuses de l'être. Et la prière reprend.
Choquée par cet incident, je laisse passer quelques jours avant d'appeler le président de la synagogue de la rue des Saules, qui hurle au téléphone pendant sept minutes : "Vos maris ne vous béniront pas, c'est la loi." Quelle loi ?
Nous devrions nous estimer heureuses de ne pas être parquées, cachées derrière un rideau (la "mehitsa"), comme c'est le cas dans nombre de synagogues de ce type (non progressiste).
Delphine Horvilleur, l'une des rares femmes rabbins en France, qui officie forcément au sein du mouvement libéral (le MJLF), se demandait ainsi en mars 2016 dans l'émission "Thé ou Café" :
"Pourquoi les gens qui ont des valeurs à la ville sont prêts à y renoncer ou à les mettre entre parenthèses dès qu'ils poussent la porte des institutions religieuses ? Ça reste pour moi un mystère."
Madame le rabbin pose là, avec bon sens, ce qui me gêne depuis l'enfance. Pendant des décennies, je me suis dirigée vers l'espace réservé aux femmes avec une docilité que j'ai du mal à m'expliquer désormais, et qui a nourrit ma colère en sourdine.
J'emploie le "je", je pourrais dire "nous". Car depuis l'incident de la rue des Saules et la rage qu'il a suscitée en moi, je suis sidérée par le nombre de juives et de juifs scandalisés par la ségrégation des femmes dans les synagogues. Celle qui est outrée qu'on se soit permis de lui demander de ne plus venir en pantalon. Celle qui ne voit pas au nom de quoi elle assisterait à l'office derrière un rideau. Ce jeune homme qui demande à sa mère pourquoi elle accepte cette humiliation. Cette femme qui se fait littéralement gueuler dessus pour avoir osé à peine soulever le rideau. Beaucoup désertent les temples ou se tournent vers les mouvements progressistes qui ont aboli cette séparation. Largement majoritaires aux Etats-Unis, ils se développent en France où l'on compte plus de sept lieux de culte réformé.
Mais c'est la loi (la "halakha"), m'oppose-t-on. Quelle loi ? Justement, la "halakha" ou "marche en avant" a été instituée par Hillel l'Ancien dans l'Antiquité pour que le judaïsme s'adapte aux mœurs changeantes. A quoi bon puisque depuis le XVIIe siècle, elle n'avance plus, en particulier sur le statut de la femme. Et cette séparation ? Dans un article savant, historique et détaillé paru dans "AFMEG", la sociologue Michèle Bitton écrit :
"L'institution de la synagogue n'existe pas aux temps bibliques, et le début de l'instauration d'une séparation spatiale entre les hommes et les femmes dans les synagogues n'a pas reçu de réponse scientifique probante."
Tendance à la radicalisation
De loi, il n'en n'existe pas. Simplement une coutume datant du Moyen-Age, instaurée par les Hommes avec le H majuscule de l'Hypertrophie du sentiment de domination. Cette tradition a fait mille fois débat au fil des siècles. Sa justification ? En 1812, trois grands rabbins du Consistoire central ont fini par en trouver une, elle ferait désormais loi : "La séparation des sexes est un frein salutaire contre l'indécence et la dépravation des mœurs, par conséquent l'hommage le plus respectueux et le plus digne d'être fait à l'Eternel. Gardons-nous d'y porter la moindre atteinte." Comprenez : les hommes sont par nature des bêtes en rut que la seule vue des femmes suffit à troubler, et donc à détourner de la prière. Vous en subissez les conséquences de mères en filles, et les subirez encore durant les prochains siècles.
Pour les mêmes raisons, le corps de la femme juive devrait être entièrement couvert, la tête coiffée d'un foulard ou d'une perruque. A l'origine, seul le sexe devait être caché. De là, les hommes ont décidé qu'il fallait étendre ce principe au corps entier, puis aux cheveux. Tout serait nudité, nous dit-on, et même la voix c'est pourquoi il faut que les femmes ne chantent pas à la synagogue et sont priées d'observer le silence.
En septembre 2014, le grand rabbin de France Haïm Korsia, alors fraîchement élu, déclarait dans les colonnes de "Tribune Juive" :
"Je trouve normal que les femmes s'investissent dans la vie du judaïsme, comme je trouve normal qu'elles pratiquent l'étude de la Thora. Ce n'est pas une question pour moi, c'est une évidence."
Et sur la séparation des sexes ? Contacté par "l'Obs" à plusieurs reprises, le grand rabbin n'a pas donné suite. "Une évidence" ? Alors pourquoi rien ne change trois ans et demi après son élection ? Au contraire, le durcissement est manifeste, l'intolérance grandit. Il y a chez certains courants du judaïsme une tendance à radicalisation (je me fais peur toute seule en écrivant ce mot).
Pauline Bebe, la première femme à avoir accédé au rabbinat en France, me rappelle tout de suite après avoir lu mon mail. Pour cette libérale, "rien dans la loi juive ne justifie d'une séparation homme/femme". Il est clair qu'il ne s'agit là que de "sexisme". On commençait à comprendre, mais ça fait du bien de mettre un mot sur nos maux. Elle ajoute :
"La radicalisation a commencé à se faire sentir il y a environ dix ans, c'est la raison pour laquelle les synagogues consistoriales se vident au profit des synagogues progressistes."
J'aime bien quand elle lance ce qui devrait être une évidence :
"Nous sommes ensemble à l'université, nous sommes ensemble à la synagogue."
Est-ce à dire que ce ne sont pas tant les textes saints qui discriminent le sexe féminin, mais les interprétations que les hommes en font pour le reléguer au rang de "moins que rien", comme dit l'ado.
Ne rien céder
Le sexisme, Liliane Vana vit avec en le combattant. A ce titre, ce docteur en science des religions, talmudiste et philologue, est notre mère à toutes, elle qui œuvre courageusement de l'intérieur de l'orthodoxie pour tenter de faire changer les mentalités dans cette société patriarcale, brutale. Elle se bat notamment pour que les femmes accèdent à l'étude des textes sacrés et à la lecture de la Thora, puisque rien dans la loi juive ne s'y oppose. Savante, elle avance toujours ses arguments textes à l'appui.
En juin 2017, elle a interpellé les rabbins et le Consistoire israélite de Marseille, après un incident effrayant et révélateur de l'ankylose des mentalités. Un office était prévu durant lequel des femmes étaient appelées à lire la Thora. De quoi provoquer la hargne moyenâgeuse du juge rabbinique du Consistoire de Marseille et du rabbin Shmouel Melloul qui se fendirent de ce communiqué : "Nous sommes tous outrés et terriblement perturbés et scandalisés par cette 'première' à Marseille, une lecture de la Torah durant Chabbat Korah par une dame au centre Fleg et organisée conjointement avec la bibliothèque juive de Marseille dirigée par Mme Sitruk. Ce genre de manifestation dans le passé (et dans d'autres contrées que la nôtre) n'a engendré que malheurs et détresse (…). Il est donc urgent et impératif de protester fortement et très rapidement en demandant purement et simplement l'annulation d'un tel office (qui précise sournoisement qu'il se déroulera dans des conditions orthodoxes avec "mehitsa"), et prier le Ciel afin que l'on soit épargné de toute colère et de tout malheur (…)."
S'en est suivi une violence inouïe, comme le raconte Liliane Vana dans sa lettre ouverte : "Samedi matin, une femme qui se rendait à notre office a été interpellée avec agressivité par un homme qui a essayé de l'empêcher de s'y rendre. Deux groupes d'hommes violents et excités ont tenté de forcer l'entrée du centre Fleg mais ont été repoussés par le vigile qui a dû demander aux militaires en patrouille de multiplier leurs passages près du centre." Elle ajoute : "Tentez-vous de nous dire que la Thora n'appartient qu'aux hommes ? Que les femmes en sont exclues ? Je n'ose croire que vous avez reçu un tel enseignement au séminaire rabbinique de France !"
Le judaïsme peut parfois prendre les traits hideux de l'obscurantisme.
La synagogue de la rue des Saules doit son existence à la générosité de Marcel Bleustein-Blanchet, fondateur de Publicis, en mémoire de ses parents Elise et Abraham. Sa fille, la philosophe Elisabeth Badinter, me dit être "scandalisée" d'apprendre de quelle manière les femmes y sont aujourd'hui traitées. Elle se souvient des offices où elle s'y rendait avec son père, lequel imposait qu'elle restât près de lui pendant les prières. Après sa disparition, ce n'était déjà plus possible. Avant de raccrocher, Elisabeth Badinter m'assure de "son soutien entier", elle qui dit souvent que "tout mouvement contraire au féminisme peut nous ramener cent ans en arrière". Son père, qui lui a appris à "ne jamais reculer", à "ne rien céder".
Ne rien céder.
Et relire le penseur Yeshayahou Leibowitz (1903-1994) : "Une approche religieuse de la condition féminine dans notre réalité sociale est vitale pour l'avenir du judaïsme, plus encore que la question de l'Etat. (…) Il est question ici de la structure du peuple juif qui était par le passé en tant que peuple de la Thora un peuple virilocentrique. (…) La société juive à laquelle nous participons n'est pas la société du passé. Dans nos sociétés juives on ne trouve pas seulement vous et moi, mais aussi mon épouse et la vôtre et elles ne sont pas les femmes dont traite la halakha." Et d'ajouter :
"L'avenir du judaïsme dépend de ce qu'on fera de la condition de la femme."