Cette matinée incandescente qui a scellé le destin des juifs de Tunisie
Le matin du 5 juin 1967, à Tunis, les juifs sont la cible de manifestants rendus furieux par l’annonce de la guerre au Proche-Orient. C’est le début d’un exode massif, mettant à mal le récit national d’un État fort, protecteur de tous ses citoyens sans distinction, que tente d’imposer le président Bourguiba.
Les juifs sont aujourd’hui quelque 1 500 en Tunisie, la majorité vit dans l’île de Djerba où leur communauté est installée depuis des temps immémoriaux. À la fin des années 1940, la population juive était estimée à plus de 100 000 personnes. L’année 1967 marque un moment décisif dans le lent processus d’extinction de cette minorité dont la présence en terre tunisienne est attestée depuis environ deux millénaires.
Les juifs, certes, avaient commencé à quitter le pays avant cette date qui, sans nul doute, a ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire des relations judéo-arabes. Sous l’influence des organisations sionistes solidement implantées durant la période du protectorat, 20 000 à 25 000 d’entre eux avaient ainsi choisi de s’installer en Israël après sa création en 1948. En revanche, l’accès de la Tunisie à l’indépendance n’avait pas provoqué de vague d’émigration et en 1956, on comptait officiellement 86 000 juifs de nationalité tunisienne, auxquels il faut ajouter quelques milliers de juifs italiens et français. Les départs ont repris après la bataille de Bizerte de juillet 1961, au cours de laquelle les Tunisiens ont essayé en vain de récupérer la base militaire toujours aux mains de la France. Elle s’était accompagnée d’incidents antisémites, surtout du fait de la politique de collectivisation entamée en 1962 par le ministre Ahmed Ben Salah, qui a d’abord frappé le commerce, secteur où les juifs sont traditionnellement nombreux.
Déjà réduite par rapport à son plus haut niveau de l’après-guerre, la population juive n’en demeure pas moins conséquente en 1967 et fait encore partie du paysage. Les évènements du 5 juin vont donner le signal d’un exode sans retour, tant a été profond le traumatisme qu’ils ont provoqué au sein de cette minorité. Dès l’aube, la guerre qu’on attendait depuis des semaines vient d’éclater au Proche-Orient.
UNE COLÈRE POPULAIRE INSTRUMENTALISÉE
À Tunis, un cortège de protestation se forme dans la matinée. Des étudiants descendus de l’université crient des slogans hostiles aux États-Unis, tenus pour responsables de l’offensive éclair israélienne. Les manifestants se dirigent vers le centre culturel américain, alors situé en plein centre-ville. Les quelques policiers dépêchés sur les lieux ne peuvent empêcher qu’il soit saccagé et que le drapeau étoilé soit brûlé, une première dans l’histoire de la Tunisie. La foule grossit. De nouveaux meneurs brandissant des portraits du président Habib Bourguiba semblent l’encadrer, et l’exhortent à changer d’itinéraire. Elle se dirige alors vers la grande synagogue de la capitale, brisant au passage les vitrines des magasins des commerçants juifs. Quelques dizaines d’étudiants appartenant au Parti communiste et au mouvement d’extrême gauche Perspectives, révoltés par la dérive antisémite de la manifestation, forment une chaîne pour tenter d’arrêter les émeutiers, sans y parvenir. Des étoupes enflammées sont jetées contre le temple qui connaît un début d’incendie. Tout autour, les juifs qui sont encore nombreux à peupler le quartier se barricadent en hâte ou vont chercher refuge chez des amis musulmans pour échapper à la fureur de la rue. La police et les autorités semblent dépassées, jusqu’à ce qu’Habib Bourguiba, averti entre-temps de la tournure prise par les événements, envoie deux de ses ministres tenter de rétablir le calme. Les deux dirigeants parviennent enfin à canaliser les manifestants et à les écarter du centre-ville avant de les pousser à se disperser.
Apprenant la nouvelle de ce qui aurait pu être un début de pogrom s’il n’avait été rapidement maîtrisé, une partie des Tunisiens sont en état de choc. Ils comprennent vite qu’une fissure s’est opérée ce jour-là dans l’image que la Tunisie bourguibienne a toujours voulu donner d’elle. Dès le lendemain d’ailleurs, le chef de l’État envoie le premier ministre Bahi Ladgham à la synagogue pour présenter ses regrets au grand rabbin de Tunis. Mais si, montant en première ligne, il a sauvé l’image de son régime auprès de l’Occident et de « ses » juifs, le 5 juin 1967 est une profonde atteinte à son autorité et au récit national patiemment construit d’un État fort protecteur de tous ses citoyens sans distinction.
Une double lecture doit être faite de cette journée du 5 juin 1967 où, pour la première fois depuis l’indépendance, Tunis a frôlé l’émeute. Cette matinée incandescente a vu en même temps remonter au grand jour au sein de la population de vieux réflexes antijuifs jusque-là bridés par le pouvoir et se dérouler, en instrumentalisant la rue, un épisode de la guerre de succession qu’ont commencé à se livrer les hiérarques du régime depuis la crise cardiaque dont Bourguiba a été victime le 14 mars précédent. Car si ce déchaînement a été possible dans un pays où la population est minutieusement quadrillée et où les manifestations ne sont organisées que pour soutenir le régime, c’est que plusieurs acteurs sont entrés en scène. Des ambassades arabes d’abord, celle d’Irak notamment, sont loin d’avoir été étrangères à l’excitation antijuive. Les clans rivaux au sein du Parti socialiste destourien (PSD) au pouvoir se sont par ailleurs affrontés par manifestants interposés, et ceux qui brandissaient des portraits de Bourguiba en attisant la foule ont été à l’époque nommément reconnus comme des responsables locaux des cellules destouriennes de la capitale1.
Il est clairement apparu aux yeux des observateurs d’alors que la colère populaire, de fait largement provoquée, pouvait servir des intérêts antagoniques galvanisés par l’affaiblissement d’un chef tout-puissant mais désormais atteint par la vieillesse et la maladie. Au-delà de l’évènement lui-même, c’est ce qu’il a révélé d’une Tunisie nouvelle qui a servi d’accélérateur à l’exode des juifs.
L’EXCEPTION JUIVE DANS UNE TUNISIE ARABE
En premier lieu, l’affaiblissement de Bourguiba est perçu comme une menace par la population juive, traditionnellement légitimiste, et qui voit dans la protection d’un pouvoir fort la seule garantie d’une sécurité mise à mal depuis la nuit des temps par les effervescences populaires. Le président est donc à ses yeux le garant de sa tranquillité, comme l’avait été en son temps l’autorité beylicale, traditionnelle protectrice des minorités. La popularité du chef de l’État chez les juifs s’est en outre accrue à la suite de son fameux voyage au Proche-Orient en 1965 où il avait été le premier chef d’État arabe à proposer à Israël une paix négociée. Fervent partisan de l’Occident et en particulier des États-Unis avec lesquels il a noué une solide alliance dès avant l’indépendance, Bourguiba est également considéré comme le plus sûr antidote à l’influence du nassérisme et du nationalisme arabe dont les rhétoriques gagnent en audience dans des couches de plus en plus larges de la population. En milieu étudiant, le début des années 1960 a vu se créer un parti baasiste qui diffuse les idées du panarabisme. Cependant la secousse vient aussi du fait que la journée du 5 juin a fait ressurgir les ardeurs destructrices d’une Tunisie souterraine occultée aux yeux de l’étranger, comme d’une partie des Tunisiens eux-mêmes, par la réputation qu’a le pays d’être une contrée paisible, tolérante et depuis toujours ouverte sur l’étranger.
L’émeute antijuive a d’ailleurs choqué Bourguiba lui-même, effaré de voir les Tunisiens animés des mêmes haines dévastatrices qu’il méprise tant chez les Orientaux. Pourtant, si ce chef charismatique est trop intelligent pour être antisémite, si plus d’un juif a déjà dans sa vie fait partie de ses proches, les contradictions de son régime ne sont pas totalement étrangères au tragique épisode qui marque bien, pour les relations judéo-arabes en Tunisie, la fin d’une époque et le début d’un inexorable délabrement. Le chef du Néo-Destour a toujours insisté sur la « tunisianité » de la population juive (à vrai dire difficilement contestable) ; à chaque étape du combat pour l’acquisition de la souveraineté, il a tenu à l’associer symboliquement à la lutte d’abord, puis brièvement à l’exercice du pouvoir. Il n’en reste pas moins que le caractère musulman de l’État tunisien — affirmé dans l’article premier de la Constitution promulguée en 1959 — l’a maintenue dans son immémorial statut minoritaire, et que seule la « révolution culturelle » impossible qu’eût été la mise en place d’une République laïque eût pu la faire accéder à une réelle égalité.
Fidèle à sa tactique, Bourguiba a tenté de trouver un moyen terme entre des exigences contraires en essayant d’intégrer, par la persuasion et la pédagogie, les juifs à la nouvelle nation tunisienne, tout en soulignant depuis le début de sa vie politique la dimension arabo-musulmane des Tunisiens. S’il y a toujours personnellement tenu et l’a rappelé en toute occasion, la permanence d’une importante communauté juive n’a pas constitué de toute façon pour lui une question prioritaire dans la Tunisie qu’il a voulu construire. Tout en déplorant avec sincérité le début de migration consécutif à la création de l’État d’Israël d’abord, à la politique de Ben Salah ensuite, qui frappe de plein fouet une communauté en partie vouée au commerce, il n’est pas loin d’estimer inéluctable une telle évolution.
Juridiquement considérés comme des citoyens, les juifs n’en sont pas moins victimes depuis l’indépendance de discriminations larvées qui les excluent de fait de la communauté nationale. L’absence de maîtrise de la langue arabe de la plupart de leurs élites et le soutien de la quasi-totalité d’entre eux à l’existence de l’« État hébreu » les renvoie par ailleurs, dans le contexte de la construction politique d’une identité collective arabo-musulmane, à leur antique marginalité. Enfin, pour la majorité de l’opinion, le conflit avec Israël a transformé les juifs en « cinquième colonne » d’un ennemi devenu héréditaire. Le pragmatisme tolérant d’un Bourguiba, s’il a évité que leur mise à l’écart ne s’opère avec la violence qu’elle a pu prendre au Proche-Orient, ne pouvait couper la Tunisie de son environnement arabe et, en juin 1967, elle est submergée à son tour par la puissante lame de fond venue de l’est.
Dès le 5 juin pourtant, dans une dernière tentative de conjurer l’échec de sa patiente pédagogie, Bourguiba a encore défendu avec force ses positions et répété ce qui a toujours constitué l’axe de sa politique : la Tunisie, dit-il à la fin de cette mémorable journée, se range sans hésiter « aux côtés des États arabes frères qu’elle assure de son soutien dans leur combat pour la Palestine (...) Elle est prête à prendre sa place au combat avec les moyens dont elle dispose. » Oui, rappelle-t-il aux Occidentaux, Israël est un fait colonial, et les souffrances passées des juifs ne leur donnent pas le droit d’opprimer à leur tour. Mais, « notre hostilité à Israël n’est nullement dictée par un quelconque fanatisme d’ordre religieux ou racial (...) Nous nous sommes toujours refusés à confondre le problème d’Israël avec la situation des juifs résidant en Tunisie (...) Du reste, faire de la question palestinienne une affaire raciale ou religieuse serait non seulement une injustice, mais encore une erreur tactique (...). »2. Il est toutefois trop tard pour inverser le cours des évènements.
Après la guerre de juin 1967, seuls quelques milliers de juifs continuent de vivre sur leur terre ancestrale, leur nombre diminuant au fil des ans avec le vieillissement démographique d’une population qui ne se renouvelle plus. Depuis, tous les pouvoirs qui se sont succédé en Tunisie sont demeurés enfermés dans un discours de type schizophrénique, exaltant l’islamité de la Tunisie tout en réaffirmant la tunisianité des juifs qui y demeurent de nos jours. Mais les jeunes générations tunisiennes ignorent cette dimension dorénavant disparue de leur histoire. Reste qu’avec le Maroc, la Tunisie est le seul pays du monde arabe à abriter au XXIe siècle une population juive non négligeable, témoin d’une longue présence passée.
SOPHIE BESSIS