Confession d’un Juif sur le retour - Laurent Sagalovitsch

Confession d’un Juif sur le retour -   Laurent Sagalovitsch

 

Laurent Sagalovitsch vivait à l’étranger depuis des années, il s’est réinstallé en France il y a quelques mois.

Dans cet entre-deux-tours, il raconte ce “pays qui a mal à lui-même”.

Dimanche prochain, à mon grand soulagement, je n’aurais pas à me triturer la cervelle pour savoir pour qui voter: dans ma circonscription, l’affaire est déjà pliée, je suis donc en vacances électorales. Ce n’est pas le cas pour tout le monde, loin s’en faut. Quel casse-tête cela doit être, encore plus si tout comme moi, on se considère comme un Juif de gauche! Comment concilier ses engagements politiques avec sa morale personnelle quand on vous demande de voter pour un parti qui, depuis ces dernières années, n’a eu cesse de pratiquer un nouvel antisémitisme, une sorte d’anti-sionisme enflammé où, entre affirmations calomnieuses et rhétorique scabreuse, se dessinent une haine du Juif à grand-peine dissimulé? De quelles extraordinaires forces morales faut-il se prévaloir pour surseoir à son dégoût et donner sa voix à un parti dont le fonds de commerce a été, depuis le 7 octobre, de diaboliser Israël au point d’en faire une incarnation du mal absolu? À titre personnel, je crois que j’en aurais été incapable. Il me semble qu’en toutes circonstances, aussi graves soient-elles, le devoir de chacun est de pratiquer une éthique qui lui permet d’affronter le réel sans jamais abandonner l’essence même de qui il est, sans jamais se renier, sans jamais céder à des demandes contraires à la vérité de son être, leçon de choses facile à formuler mais diablement plus compliqué à mettre en œuvre.

La situation dans laquelle la France se trouve aujourd’hui ne me surprend guère. Il me semble que j’ai toujours su qu’un jour pareil arriverait. J’en étais tellement convaincu qu’à la première opportunité, je m’en suis échappé et me suis installé au Canada. Je crois bien que c’était pour moi une question de vie ou de mort. À mes yeux, en tant que Juif, rester en France, c’était tôt ou tard s’exposer à des dangers mortels. C’est que j’ai toujours entretenu avec ce pays des relations équivoques, un mélange de rejet et d’admiration qui sans cesse entrait en conflit. Au fond de moi, au regard de mon histoire personnelle, d’une manière d’abord confuse puis de plus en plus claire à mesure que passaient les années, l’évidence m’est apparue que si j’étais né trente ans plus tôt, en 1937 au lieu de 1967, né dans la même famille, ayant à vivre au même endroit, mes chances de survivre auraient été compromises. Selon toute vraisemblance, un beau matin de juillet, des gendarmes français seraient venus de leur propre chef me chercher, premier acte d’une tragédie qui se serait achevée quelques semaines plus tard, dans le lointain d’une Pologne transformée en succursale de la mort. Trente ans, ce n’est rien. Sur l’échelle d’une vie, vous pouvez en éprouver le temps, la trace, la présence. J’ai toujours dit que j’avais survécu à quelque chose que je n’avais pas vraiment vécu, un sentiment de catastrophe imminente qui au fond ne m’a jamais quitté. Je suis un survivant d’une atrocité dont je n’ai pas été la victime directe mais dont le traumatisme m’a si profondément hanté qu’il est devenu un fondement de mon identité. Et cette faute, cette infamie des gendarmes français qui, sans en référer à personne, seraient venus me cueillir, ce manquement-là, je ne l’ai jamais pardonné.

J’ai toujours considéré que la France était un pays qui avait mal à lui-même. Depuis que la France a cessé d’être un phare pour l’humanité tout entière, elle est devenue une vieille dame amère qui se complaît dans une sorte de désespoir poisseux où l’envie, la jalousie, la rancune font cause commune pour entretenir un sentiment de malheur jamais rassasié. Il y a une intolérance bien française, la conviction d’une supériorité qui, ne s’exerçant plus à l’international, provoque chez chacun une sorte de désillusion, d’un regret d’une puissance passée, d’une amertume si lourde à porter qu’elle cherche sans cesse, dans la figure de l’étranger, la cause de tous ces malheurs. C’est la principale raison pour laquelle voilà des années, j’ai mis autant de distance entre elle et moi. Je ne voulais pas être la prochaine victime de ses hallucinations identitaires. L’ironie du sort a voulu que suite à quelque mésaventure sentimentale, bien malgré moi, en ce début d’année, j’ai été amené à revenir vivre au sein de la nation française. J’étais loin de me douter que quelques mois plus tard, la décision imbécile d’un Président de la République allait précipiter le pays au bord de l’abîme.

Pendant mon exil canadien, la menace avait pris un autre visage, celui tout aussi odieux de l’extrême gauche. Combien mais combien de fois me suis-je étranglé d’indignation devant les frasques de certains députés insoumis? Devant ces déclarations et ces messages qui vociféraient une telle haine du “sioniste”, je sentais renaître en moi ces mêmes tremblements que j’avais éprouvé jadis en découvrant toute l’horreur de la collaboration. Le temps avait passé, les visages avaient changé mais je percevais à travers toute cette nouvelle gestuelle, les mêmes palpitations de l’antisémitisme triomphant, cette même tentative de déshumaniser le Juif pour mieux en faire l’incarnation du mal universel.

Décidément, la France est restée fidèle à elle-même. Elle demeure cette nation éruptive qui n’existe qu’à travers ses fractures. Elle a soif de sang, de violence, de confrontation. Et comme souvent dans l’Histoire, la figure du Juif sert de défouloir à tous ces débordements. Oh bien sûr, pas comme avant. On a désormais des manières, des politesses, des pudeurs même. On prend des gants, des détours. On évoque ici la préférence nationale, là la défense des Palestiniens, mais le fond de l’air chante toujours la même chanson, celle du Juif qui serait de trop sur cette terre.  

 Lundi matin, la France se réveillera dans l’inconnu mais pour le Juif, rien n’aura vraiment changé. Au moment de traverser la grande avenue de l’Histoire, il devra y regarder à deux fois.  

Dernier livre paru: Le dernier été de Gustav Mahler, Éditions du Cherche midi.

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