
De l’emprise grandissante de la science - David Bensoussan
L’auteur est professeur de sciences à l’Université du Québec
L’humanité a maîtrisé les forces de la nature en abandonnant les rites propitiatoires, les exorcismes et les enchantements, cessant ainsi de percevoir le monde comme animé d’intentions malveillantes. Au fil du temps s’est cristallisée la notion voulant que toute l'entreprise scientifique repose sur l'hypothèse que la nature suit une logique intelligible, pouvant être exprimée de manière claire et attrayante.
Une évolution inexorable vers une compréhension rationnelle du monde physique
L'idée selon laquelle la compréhension du monde repose exclusivement sur la raison pure et un raisonnement déductif fondé sur des principes évidents est ancienne. En effet, la compréhension des phénomènes physiques a évolué à travers les siècles, marquée par les contributions de penseurs majeurs, chacun apportant une perspective nouvelle du rapport entre la raison et la nature.
Platon considérait le monde sensible comme une ombre imparfaite de formes éternelles, immuables et parfaites, accessibles uniquement par la raison pure. Aristote, en revanche, adoptait une approche plus empirique en affirmant que la nature obéit à des causes finales c'est-à-dire des buts ou des finalités inhérentes aux choses.
Descartes introduisit un rationalisme méthodique, postulant que la nature pouvait être comprise par des lois mécaniques universelles gérées par des principes mathématiques clairs. Galilée démontra que les lois physiques pouvaient être formulées mathématiquement et expérimentées, ouvrant ainsi la voie à la mécanique classique. Newton paracheva cette révolution en formulant les lois du mouvement et la loi universelle de la gravitation, unifiant les phénomènes terrestres et célestes dans un même cadre mathématique. Son travail confirma que la nature est gouvernée par des lois rationnelles et universelles et les avancées technologiques s’appuyant sur la mécanique newtonienne ont profondément transformé l’environnement humain.
Pour sa part, Einstein fit preuve d'une grande maîtrise mathématique, d'une intuition physique et d'une ingéniosité mentale remarquable, bouleversant la compréhension du monde en remplaçant la physique newtonienne par la relativité restreinte et générale. Il démontra que l’espace et le temps ne sont pas absolus, mais relatifs à l’observateur et qu’ils sont interreliés avec la gravité. Il chercha toute sa vie une théorie unifiant la relativité et la physique quantique, réaffirmant ainsi l’idée que la nature suit une logique profonde, accessible à l’intelligence humaine :
« Je tiens pour vrai que la pensée pure peut appréhender la réalité, comme le rêvaient les Anciens… Nous pouvons découvrir, par des constructions purement mathématiques, les concepts et les lois qui les relient entre eux, et qui fournissent la clé de la compréhension des phénomènes naturels. »
À travers ces évolutions, la science est passée d’une vision qualitative et téléologique à une approche mathématisée et expérimentale, confirmant l’idée que la rationalité du monde est une hypothèse fructueuse pour la compréhension des phénomènes physiques.
Le paradoxe de la rationalité scientifique
Pour Einstein, un état physique objectif et réel existe indépendamment des choix expérimentaux et des résultats des mesures, tant que ces expériences ne perturbent pas directement le système étudié. Or, cette hypothèse est incompatible avec la mécanique quantique qui s’applique aux particules quantiques (de l’ordre du nanomètre).
La physique quantique se base sur une fonction d’onde probabiliste qui décrit un comportement réel, mais qui suggère également une action à distance qui défie l’intuition. Il est difficile d’accepter qu’une telle description, apparemment incomplète, puisse néanmoins obéir à des lois rigoureusement déterminées.
Toute observation microscopique dépend inévitablement des conditions expérimentales mises en œuvre pour l'effectuer. Toute acquisition de connaissance sur un objet atomique par l’observation entraîne la perte d’une autre information. Par exemple, les lois de la nature empêchent la détermination simultanée de l’énergie et de la quantité de mouvement, ainsi que de la position et du temps d’un objet atomique. L’expérimentateur doit choisir entre des dispositifs expérimentaux mutuellement exclusifs, déterminant ainsi quelles informations seront obtenues et lesquelles seront perdues. Cette situation, que Bohr qualifia de complémentarité, implique que seules des prédictions statistiques sont possibles quant aux observations ultérieures.
Les avancées technologiques issues de la mécanique quantique ont également transformé l’environnement humain, notamment avec les systèmes informatiques à base de semi-conducteurs, et continueront à le faire avec l’essor des ordinateurs quantiques.
La perte d’autonomie humaine
Le pouvoir explicatif et la capacité de transformer le monde s’étendent désormais sur la planète ; les avancées technologiques, scientifiques et productives ont profondément modifié le champ des activités humaines. Ces avancées ne se contentent plus de répondre aux besoins humains ; elles influencent de plus en plus les modes de pensée, d’action et d’organisation.
L’accélération des processus technologiques est en train de priver les humains de la capacité à maîtriser pleinement les conséquences de leurs actions. Ce phénomène s’étend à la fois au niveau individuel, où les humains risquent de perdre leur autonomie face aux systèmes automatisés, qu’au niveau collectif, où les transformations sociales et environnementales échappent à un contrôle direct.
Autrefois maître de son environnement, l’être humain risque de se trouver désormais dépassé par la puissance des outils qu’il a créés : de plus en plus, l’intelligence artificielle (IA) intrusive prend des décisions à la place de l’être humain qui, loin de rester un acteur de sa propre histoire, devient un spectateur impuissant face à la force croissante des mécanismes qu’il continue à mettre en place.
Peu de personnes s’interrogent sur les rouages d’une montre, le fonctionnement d’une voiture, les capacités d’un ordinateur ou d’un téléphone intelligent aux applications plurielles. La fiabilité des logiciels informatiques est généralement considérée comme acquise. Or, l’éventail des possibilités offertes par l’IA générative est vertigineux : optimisation de systèmes complexes, expansion des capacités de modification génétique, amélioration des interfaces cerveau-réalité virtuelle ou outils physiques, et étude en temps réel de la corrélation entre diverses hypothèses issues de domaines scientifiques traditionnellement distincts. De plus, l’IA exploitera les biosenseurs pour sonder les individus sur les plans intellectuel et physiologique, et pourrait même intervenir à leur place.
Questionnements
Quelle confiance peut-on placer dans l’avenir dans lequel les ordinateurs quantiques et l’IA vont jouer un rôle prépondérant ? Est-il possible de faire confiance à un système qui prend le contrôle d’un monde de façon déterministe, au moyen de processus quantiques au comportement probabiliste?
Les ordinateurs quantiques vont être exploités de plus en plus du fait de leur capacité à traiter une quantité d’informations exponentielle par rapport aux ordinateurs classiques. L’IA peut analyser, apprendre et anticiper des comportements humains à une vitesse et avec une précision inégalées. Ces deux domaines reposent sur des principes qui, à première vue, semblent contradictoires avec l'idée même d’une conclusion absolue et déterministe.
D’une part, les ordinateurs quantiques exploitent la superposition et l'intrication des particules, où les états d’un système peuvent coexister de manière probabiliste jusqu'à ce qu'ils soient mesurés : chaque mesure donne lieu à un résultat bien défini, même si ce résultat ne peut être prédit qu'en termes de probabilités avant la mesure. Cela implique un niveau d'incertitude inhérent aux processus de calcul.
D’autre part, l’IA, bien qu’elle puisse analyser des bases de données et faire des prédictions, fonctionne souvent selon des algorithmes basés sur des probabilités et des statistiques, où le comportement d’un système ne peut jamais être prédit avec une certitude absolue.
Ce paradoxe soulève la question suivante : comment un système qui fonctionne sur des bases probabilistes peut-il, en retour, gérer un monde de manière déterministe, en exerçant un contrôle toujours plus large ?
Y a-t-il moyen de réduire l’incertitude inhérente aux mesures des phénomènes quantiques ? Des algorithmes et des stratégies ont été élaborés pour diminuer l’incertitude propre aux processus quantiques, sans toutefois l’annuler. Entre autres méthodes, la validité du système quantique peut se baser sur un grand nombre de répétitions d’une même expérience pour obtenir une distribution de résultats conforme aux prédictions probabilistes : en exécutant plusieurs fois le calcul et en prenant la réponse la plus fréquente, on peut pratiquement garantir un résultat fiable. Cette approche se base sur la loi des grands nombres qui stipule que lorsque le nombre d’événements augmente, la moyenne des résultats sur un grand nombre de répétitions tend vers une valeur déterminée. C’est ainsi qu’un comportement global déterministe peut émerger à partir d’éléments probabilistes.
Un équilibre entre innovation et éthique
Un certain optimisme existe quant à ces technologies qui, une fois suffisamment affinées et régulées, pourraient effectivement permettre d’atteindre une efficacité et une précision inaccessibles à l’homme seul. Mais cet avenir idéal repose sur la capacité à anticiper et à maîtriser les biais, les imprévus et des dérives potentielles. Ainsi, la confiance en l’avenir dépendra non seulement de l’évolution technique de ces systèmes, mais aussi de la mise en place de garde-fous éthiques, politiques et sociaux.
Il n’en demeure pas moins que l’on ne pourra ignorer le fait que ces technologies, tout en semblant offrir une maîtrise parfaite des processus, sont en réalité vulnérables à des erreurs imprévues, à des biais ou à des comportements émergents incontrôlables. Alors que l’IA se voit confier des décisions majeures — comme la conduite autonome, la gestion des réseaux énergétiques ou même les processus politiques et économiques — des interrogations fondamentales surgissent : La question n’est pas simplement de savoir si nous pouvons faire confiance à ces outils, mais comment nous, en tant qu'humanité, serons capables de maintenir un équilibre entre l’autonomie humaine et le contrôle de ces systèmes intelligents, pour éviter qu'ils ne deviennent une force autonome hors de notre portée. Comment peut-on s’assurer que ces systèmes continueront à servir les intérêts de l’humanité de manière juste et transparente ? Comment s’assurer que la science ne devienne pas une fin en soi, mais un outil au service d’une vision éthique plus large ?
Il nous faut aspirer à la symbiose entre la rationalité scientifique et une forme de sagesse humaine. On attribue à Einstein la réflexion suivante :
« Je crains le jour où la technologie dépassera notre humanité. Le monde aura une génération d'idiots. L'esprit humain doit l'emporter sur la technologie ».