En Tunisie, le président enterre le projet d’égalité hommes-femmes en matière d’héritage
Analyse
L’Association tunisienne des femmes démocrates dénonce les propos « réactionnaires » du président Kaïs Saïed, qui a défendu les valeurs musulmanes d’équité et de justice plutôt que d’égalité, à l’occasion de la fête de la femme, le 13 août.
Marie Verdier
L’égalité en matière d’héritage est un « faux débat » et il « n’est guère innocent ». Le président tunisien Kaïs Saïed a choisi le jour de la Fête nationale de la femme, le 13 août, pour donner un dernier coup de boutoir au projet de loi sur l’égalité en matière d’héritage.
Son prédécesseur, le président Béji Caïd Essebsi, décédé en juillet 2019, avait ouvert ce chantier révolutionnaire en terre d’islam (les femmes musulmanes n’héritent que la moitié de la part des hommes) en 2017, à la fois pour damer le pion au parti des Frères musulmans Ennahda, et pour marquer de son sceau l’histoire de la Tunisie. Mais le projet de loi avait été critiqué par les progressistes parce qu’il laissait la possibilité d’échapper à l’égalité. Et il avait surtout affronté une forte résistance au Parlement où il était resté bloqué.
Conservateur sur le plan des mœurs, Kaïs Saïed avait déjà souligné son opposition personnelle au projet d’égalité successorale avant son élection en octobre 2019. C’est en chef de l’État qu’il s’est cette fois-ci référé au texte coranique et à ses valeurs d’équité et de justice en matière de succession. « L’égalité, telle que conçue par la pensée libérale, n’est que formelle et n’est pas fondée réellement sur la justice », a-t-il plaidé, rapporte l’agence officielle Tap. Les Tunisiens ont, selon lui, fait la révolution pour réclamer liberté, dignité et justice sociale, et non pas pour revendiquer l’égalité dans l’héritage.
La Constitution est « bourrée de pièges »
« Une lecture du principe d’égalité proprement réactionnaire », s’étrangle Yosra Frawes, la présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). « C’est la première fois qu’un président ne promet aucune mesure en faveur des femmes », souligne-t-elle. Alors que le 13 août, jour de célébration du code du statut personnel, est d’ordinaire une date propice aux engagements, dans le sillage du texte fondateur de 1956 qui amorça l’émancipation des femmes en Tunisie avec l’abolition de la polygamie, l’instauration du mariage par consentement mutuel, l’autorisation du divorce, etc.
« La Tunisie qui se voulait la locomotive des pays arabes est en panne », s’attriste Naila Silini, islamologue à l’université de Sousse. « Le président veut nous faire croire que le Coran est un texte clair, fermé, qu’il n’y en a qu’une seule lecture, analyse-t-elle. Or Kaïs Saïed se base sur la charia qui est l’interprétation humaine du Coran, et non pas sur le texte sacré lui-même qui est ouvert aux interprétations. »
Selon elle, le président, en constitutionnaliste reconnu, sait que ses propos sont compatibles avec la Constitution tunisienne de 2014. Si toute référence à la charia en a été exclue grâce à une vaste mobilisation des mouvements modernistes, la Constitution reste « bourrée de pièges », selon l’islamologue.
Ainsi, en vertu de l’article 21, les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et en devoirs. « Cela signifie que l’égalité ne vaut que dans l’espace public, mais pas au sein des familles où la femme est épouse, fille, mère ou sœur », explique-t-elle. « Les voix favorables à l’égalité se sont raréfiées », s’inquiète Yosra Frawes qui appelle à la lutte contre « les forces rétrogrades qui gagnent du terrain ».