La Tunisie des sensations et des idées

Tunisie: «La Tunisie des sensations et des idées»

Par Amel Bouslama

 

A part le Français Christophe Cotteret, qui a fait la démarche de s’installer en Tunisie en 2010, et Alex Pistra, qui est né en Hollande, tous les autres réalisateurs de ce cycle vénèrent la Tunisie comme leur pays natal. Les problématiques diffèrent de film en film, alors que la Tunisie est toujours au centre du débat.

Dans «Démocratie année zéro» (2015) Cotteret observe et analyse avec méthode et un regard se voulant objectif, l’aval et l’amont d’un certain 14 janvier 2011. Equidistant par rapport à tous les acteurs en présence, Cotteret commente la Révolution Tunisienne jusqu’aux élections de 2011, en expliquant les origines de ce grand tournant historique.

Marcello Bivona est originaire de Sicile. Sa famille a dû quitter la Tunisie en 1959, alors qu’il avait cinq ans.

Il nous fait vivre avec émotion son retour en vacances avec sa mère qui a vécu leur départ comme un arrachement. Les retrouvailles sont intenses et ressuscitent, à travers des documents tirés des archives, des souvenirs de ce que fut le Tunis d’antan.

Pendant le débat qui a suivi la projection de «Ritorno a Tunisi», Marcello Bivona a parlé de son inadaptation quand, débarquant à Milan et ne parlant pas l’italien, il avait honte de dévoiler la richesse culturelle du pays d’où il venait !

Françoise Gallo, également d’origine sicilienne, revendique sa «tunisianité», alors qu’elle vit en France depuis son adolescence. Elle retrace dans «Stessa luna» (2005) l’histoire de sa famille sur trois ou quatre générations.

Le titre que l’on pourrait traduire par «sous la même lune» rend compte de la poésie qui traverse ce documentaire romantique, porté par une musique lancinante.

Au début du film, Françoise Gallo fait référence aux «harragas» qui échouent régulièrement à Lampedouse, alors que sa famille d’immigrants avait elle-même fait le chemin inverse au début du siècle dernier.

C’est comme si l’histoire se recommençait. Elle parle de son attachement à Béni Mtir où son père ingénieur avait participé à la construction du grand barrage.

Lors de la discussion, la réalisatrice n’a pas manqué de mettre l’accent sur l’injustice, dont étaient victimes les autochtones, sous le protectorat français et qui a déterminé son engagement politique.

 

Natif de Tunis, de mère italienne et de père juif tunisien, Jean- Denis Bonan est également parti adolescent. Il réalise une œuvre importante pour la télévision, alors que ses premiers films avaient pâti de la censure en France.

Dans «Carthage, Edouard Glissant» (2006), il recueille la parole du grand poète martiniquais, auteur du «Sel Noir».

Sa caméra filme à la fois les ruines de la civilisation antique et l’écrivain créole laissant couler le flot des poèmes et des pensées philosophiques que lui inspire le lieu chargé d’histoire.

Glissant évoque un concept fort, celui du «tout-monde», tandis que Bonan filme Carthage et le visage du poète tel un paysage intérieur. Un vent souffle sur les ruines et fait courber les touffes d’herbe comme pour féconder une histoire qui renaît de ses cendres, malgré le sel qui a été versé par les ennemis.

Vincent Martorana, lui aussi de parents siciliens, est né à Gabès. Installé très jeune en France, il ne considère pas la Tunisie comme un paradis perdu, mais comme un paradis trouvé à l’âge adulte.

N’ayant aucun souvenir particulier, il découvre son nouveau point d’attache à la frontière du désert. Dans « Pourvu qu’elle soit Douz», terminé en 2013, il filme le quotidien de la palmeraie au moment de la cueillette des dattes.

Tout semble paisible lorsque des manifestations surviennent en 2011. Vincent Martorana suit alors l’impact de la révolution sur la relation que son ami Amor entretient avec une touriste étrangère.

Dans «Bezness as usual» (2015), il est également question de mixité et de confrontation culturelle. Le Hollandais, Alex Pitstra, né d’une union libre, issue d’une amourette entre une hollandaise et un besness de Sousse, à l’époque du tourisme de masse, dans les années 70, part à la recherche de son géniteur.

Il le retrouve à l’occasion de ce documentaire au titre révélateur. Il se confronte à lui et découvre ses demi-sœurs qu’il n’a pas connues durant son jeune âge.

Ce documentaire courageux met à nu les rapports de force, l’opportunisme, la misère affective et les conséquences de la prostitution masculine illustrant l’amère réalité des rapports nord-sud.

Hejer Charf, d’origine tunisienne, a choisi il y a 25 ans et de plein gré de s’installer au Canada.

Elle y a réalisé «Béatrice un siècle» (2018) pour retracer le récit de vie d’une intellectuelle et universitaire tunisienne de confession juive. Au cours de cette première mondiale, le Tout-Tunis des intellectuels a afflué.

Béatrice Slama, qui s’est très tôt engagée dans le communisme, a poursuivi son combat en France. Elle a publié un livre sur la révolution de Ben Ghédahem en 1864, que Bourguiba a apprécié.

C’est ainsi qu’il a proposé à cette universitaire féministe d’écrire sa biographie, chose qu’elle a refusée.

Emaillé de citations sur le droit de disposer de son corps, le film fait référence à Colette, à Simone de Beauvoir et à Marguerite Duras, dont Béatrice Slama était idéologiquement proche.

Tunisien de naissance, Saïd Kasmi vit plus en France qu’en Tunisie. Il retrace dans «La Tunisie de Jacques Pérez» (2017) le parcours d’un photographe marquant de la Tunisie indépendante.

Juif tunisien, de père kairouanais et de mère allemande, Jacques Pérez vit dans la Médina de Tunis qu’il n’a jamais quittée et où il pratique son métier. Jalonnant les différentes villes du pays, il réalise des portraits et des paysages avec un regard amoureux.

La caméra de Saïd Kasmi suit les déambulations de Jacques Pérez et passe en revue ses photographies.

Le commentaire, écrit par Frédéric Mitterrand, est lu par le réalisateur qui se réapproprie, en l’évoquant, la Tunisie de ses rêves. Film fluide et bien structuré «La Tunisie de Jacques Pérez» possède un ton juste et se caractérise par une sobriété et une simplicité à l’image du sujet qu’il documente.

Une mosaïque de visions

Ces huit documentaires réunis et projetés au cours d’une même semaine prennent un sens particulier. En effet, cette mosaïque de visions contient des correspondances qui nous permettent de réfléchir aux multiples facettes de notre histoire. A partir de cette diversité de liens, d’affects et de préoccupations, l’appartenance à la Tunisie ne peut être brisée par la distance. Ces miroirs qui nous sont tendus par des cinéastes à la fois étrangers et autochtones nous proposent une image non complaisante et dénuée des stéréotypes et clichés colportés par les médias officiels.

Ces films demeureront dans les archives comme une trace qui témoignera aux générations futures des déplacements territoriaux, des cultures embrassées et de leurs lots de périples et de sagas familiales.

Ainsi, ces visions distanciées et mûries par l’âge et les expériences de la vie ont fini par rendre cathartique un tel rassemblement. Certes, la nostalgie ne pouvait être évacuée totalement. Cependant aucune plainte ni jérémiades, ni culpabilisation dans ces films indépendants presque tous réalisés en marge du système de production officiel. C’est leur dénominateur commun, en plus du fait qu’ils adoptent tous une démarche anticolonialiste.

L’émotion était très présente lors des projections et des débats, mais c’est à l’occasion de la table ronde intitulée «Regards croisés sur la Tunisie» que les sentiments individuels ont été dépassés et évacués au profit de propositions constructives. Une réflexion distanciée et sereine a surgi de cette rencontre conviviale. L’échange entre des cinéastes qui ne se connaissaient pas auparavant a fait naître le désir de travailler ensemble pour œuvrer au service de la mémoire méditerranéenne de la Tunisie. L’idée d’un film à scketches à réaliser par les huit réalisateurs réunis, à cette occasion, s’est imposée d’elle-même pour assurer la transmission.

Les enfants, que ces réalisateurs siciliens, français, juifs, musulmans, chrétiens ont été, revoient aujourd’hui, grâce au cinéma, leur matri-ciel selon le terme de René Passeron. La Tunisie telle une grande matrice les nourrit toujours de sensations indélébiles. «On est la personne de ses premières sensations», affirme Françoise Gallo pour dire l’empreinte des odeurs, des parfums, des musiques, des sons, des touchers et des goûts de sa petite enfance tunisienne.

L’idée d’une Tunisie terre d’accueil tant chantée fait partie de son ADN. Notre pays, qui tout au long de son histoire, a été traversé et imprégné par plus d’une dizaine de civilisations, ne pourra que continuer à pratiquer la tolérance et l’ouverture. C’est la leçon qu’il faut retenir du cycle «La Tunisie vue par… » organisé par la Cinémathèque Tunisienne.

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