La premiere visite officielle de Habib Bourguiba en France

Ma visite consacrera la réconciliation entre la France et la Tunisie nous déclare le président Bourguiba
Tunis - Le président Bourguiba fera, du 28 au 30 juin, sa première visite officielle en France depuis l'accession de la Tunisie à l'indépendance. À entendre M. Bourguiba évoquer cette visite, avec une passion contenue, on comprend qu'il s'agit pour lui de la réalisation d'un vieux rêve. Depuis trois ans, la maladie l'avait empêché de répondre à l'invitation du général de Gaulle, renouvelée par M. Pompidou, au point que l'on avait envisagé un moment à Paris d'accueillir, à la fin du mois, le premier ministre. M. Hedi Nouira, pour sceller la nouvelle entente entre les deux pays. Mais ayant été, pendant quarante ans, l'artisan de la décolonisation, puis du rapprochement avec la France, le " Combattant suprême " concevait difficilement qu'un autre que lui puisse consacrer officiellement à Paris celte réconciliation. Il ne semble pas douter du succès de sa visite. " Je crains seulement, nous a-t-il dit, d'être trop ému. "
Par Philippe Herreman.
Le Monde
Publié le 24 juin 1972
"Pour moi, déclare le chef de l'Etat tunisien, ce sera une journée historique, ce sera la consécration dans les faits de la grande réconciliation entre la France et nous, après tant d'années de vicissitudes, de malentendus, de misères. C'est évidemment avec beaucoup d'émotion que je serai reçu à l'Élysée après avoir connu tant de prisons françaises. C'est un événement qui peut être le couronnement de ma carrière et la preuve que j'ai réussi cette carrière.
" Depuis 1930, mon action a toujours eu pour but de rendre possible entre la France et la Tunisie une coopération honnête, digne, sans humiliation, qui tienne compte de l'amour-propre du peuple tunisien. J'ai été, vous le savez, formé par l'éducation française. J'ai toujours travaillé dans l'esprit des grands principes français et voulu, entre la France et nous, faire entrer ces principes dans les faits. Sur cette base, j'étais certain que l'on aboutirait à une coopération indissoluble.
" Je connais la France depuis les bancs de l'école et j'ai vu les Français en France. Je sais ce qu'ils ont fait, je connais les grands principes qu'ils ont fait entrer dans les esprits depuis la Révolution de 1789. C'est en essayant d'appliquer ces principes dans leurs relations avec les jeunes nations qu'ils en feront des amies. C'est beaucoup plus sûr pour la France d'avoir un pays ami, attaché aux valeurs françaises, qu'un pays qui porte la haine et l'humiliation dans le cœur. Je croyais donc à tout cela. C'était le grand pari de ma vie. Je pensais : c'est avec la France que je libérerai mon pays. Je n'ai pas été chercher pour cela les grandes puissances, les mastodontes
" C'est de cette manière, avec le peuple tunisien, par un contact continu avec lui, que j'ai pu réaliser, pour la première fois de son histoire millénaire, l'union autour de moi. J'ai pu dominer la situation après l'indépendance. Certes, nous avons eu des pépins très graves : le youssefisme, le bensalisme (1), qui n'ont pas été du goût du peuple et ont failli le jeter à nouveau dans l'insurrection et la guerre civile Mais le peuple, maintenant, a confiance, il sait qu'il est gouverné par des gens honnêtes.
De Gaulle et la crise de Bizerte
- Votre visite en France, en février 1961, a été suivie d'événements qui ont, à cette époque, gravement perturbé les rapports entre les deux pays : la crise de Bizerte, puis celle qui a suivi la nationalisation des terres des colons en 1964. Avec le recul du temps, estimez-vous que les deux pays auraient pu faire l'économie de ces crises et s'engager plus rapidement sur la voie de la coopération ? - Certainement. Nous avons causé tout un après-midi avec de Gaulle à propos de Bizerte, de l'aide économique, etc. Et puis, brusquement, pendant l'été, alors que nous discutions de l'évacuation de la base, sur laquelle nous étions d'accord en principe, je m'aperçois qu'il était en train de faire allonger les pistes d'envol en vue d'utiliser des avions plus puissants pour bombarder le territoire algérien. Il s'est moqué de moi. Ce n'est pas sérieux ! J'avais posé le problème de Bizerte dès l'évacuation des troupes françaises établies à l'intérieur du pays. Il me faisait des réponses dilatoires. Pour ma part, je laissais les choses traîner. Mais me mettre devant le fait accompli de l'allongement des pistes !
" Alors, j'ai fait dire à de Gaulle que c'était grave. Il a passé outre. Mais, même à ce moment-là, je n'ai pas eu l'idée de faire appel à d'autres pays pour résoudre ce problème, afin de ne pas faire entrer notre différend dans le cadre de la guerre froide. J'ai laissé la porte ouverte à la coopération. Quant à la crise de 1964, il faut noter que, depuis plusieurs années déjà, les colons n'investissaient plus. Certaines terres, surtout le vignoble, étaient abandonnées. Maintenant, je crois qu'il faut tourner la page.
- Outre la consécration de l'amitié franco-tunisienne, attendez-vous de vos entretiens à Paris des résultats particuliers sur tel ou tel chapitre des relations bilatérales ? - Il sera question de la garantie des investissements français en Tunisie dans le cadre de la politique tunisienne concernant l'expansion du secteur industriel, et sa réorientation vers l'exportation. Ceci a été prévu par une loi récente, instituant un régime spécifique en faveur des investissements dans les industries d'exportation.
" Nous comptons que le gouvernement français, par la garantie des investissements de ses ressortissants en Tunisie, encouragera les industriels qui, du reste, ont réservé un accueil favorable à la loi dont je viens de vous parler. "
Le président Bourguiba n'a évoqué que ce seul point, auquel il attache manifestement de l'importance, mais d'autres dossiers feront l'objet de discussions entre les ministres qui l'accompagneront et le gouvernement français Citons-en deux : la participation de la Tunisie - que celle-ci juge excessive - aux charges résultant de la coopération culturelle ; et le contentieux portant sur l'indemnisation des colons dont les terres ont été nationalisées en 1964.
L'aide française
- Votre gouvernement, monsieur le président, souhaite mener à bien son œuvre de redressement, puis de développement économique. Sous quelle forme la France peut-elle apporter sa contribution, et principalement dans quels secteurs ? - Compte tenu de nos projets d'investissements, qui s'inscrivent dans le cadre de notre effort de développement, tel qu'il ressortira de notre IVe Plan en cours d'élaboration, nous espérons, et nous comptons, que le gouvernement français appuiera cet effort et augmentera sa contribution, d'autant que nos investissements doubleront probablement par rapport au IIIe Plan.
" La forme de la contribution française au développement de la Tunisie a déjà évolué ces dernières années, tant du point de vue quantitatif que qualitatif. Nous souhaitons vivement qu'elle évolue encore, afin de s'adapter aux spécificités nouvelles de notre prochain plan.
" Les secteurs que l'aide française pourra couvrir sont, outre le secteur industriel, qu'elle couvre en partie, le tourisme et le développement de certains équipements de base, en matière hydraulique tout particulièrement. - La Tunisie ne semble pas satisfaite de l'accord qui la lie à la Communauté européenne, Dans quel sens souhaitez-vous que cet accord soit modifié, et attendez-vous de la France qu'elle joue un rôle d'intercesseur auprès de ses partenaires européens ? - Le premier accord de la Tunisie avec les pays du Marché commun n'était en vérité que provisoire, et se limitait à favoriser une partie de nos échanges commerciaux.
" Nous attendons du nouvel accord, qui sera négocié dans les prochains mois, qu'il embrasse de nouveaux domaines de coopération, dont, notamment, l'aide au développement et la coopération en matière de main-d'œuvre.
" La France est bien placée, connaissant nos problèmes, pour que le nouvel accord puisse contribuer efficacement au développement de la Tunisie.
" La bouteille à l'encre "
- Le conflit du Proche-Orient sera naturellement évoqué au cours de vos entretiens avec le président Pompidou. Votre position à cet égard diffère-t-elle sensiblement de celle du gouvernement français ?
- Nos positions sont en fait très voisines l'une de l'autre. Seulement, voyez-vous, cette question, c'est la bouteille à l'encre. On ne voit pas de solution en vue étant donné que les deux principales parties intéressées ne peuvent s'entendre. L'essentiel, c'est qu'Israël et les Palestiniens se disputent la même terre. Or tous deux sont intransigeants Ils ne sont pas prêts au compromis, et pourtant ces questions-là ne peuvent se résoudre que par des compromis.
" En 1965, lors de mon voyage au Proche-Orient, j'ai émis des idées qui paraissaient nouvelles, mais j'ai failli être massacré par les populations lorsque j'ai parlé d'une possibilité d'accord avec Israël. Depuis, il y a eu la guerre, que je ne voulais pas. J'ai télégraphié à Nasser qu'il fallait l'éviter. Je savais que ce serait un désastre. Car si l'armée israélienne avait déjà combattu et avait l'habitude des opérations-éclair, les troupes égyptiennes ne s'étaient pas battues depuis des siècles, Nasser a pourtant fait la guerre. Mais au lieu de libérer la Palestine, il a permis à Israël d'occuper une partie de l'Égypte. Et puis, comble de malheur ! il a appelé la Russie ! Alors j'ai pensé qu'il n'en sortirait plus, dès lors qu'il était entré dans la guerre froide. Maintenant la situation est statique. Mais je suis sûr que les pays dont une partie du territoire a été occupée ne demanderaient pas mieux que de se retirer du conflit s'ils pouvaient récupérer ces territoires. Ce serait évidemment une véritable bombe pour les Palestiniens...
" Je suis inquiet... "
- D'une manière générale, la sécurité en Méditerranée est actuellement une des préoccupations majeures de votre gouvernement. Quelles méthodes préconisez-vous pour écarter les risques de tension qui pèsent sur le bassin méditerranéen ? Jugez-vous utile de réunir une conférence méditerranéenne pour favoriser une concertation des pays riverains et quels pays, selon vous, devraient alors y être conviés ? - On pourrait commencer par une conférence des pays riverains de la Méditerranée occidentale et, si cette conférence aboutissait, l'étendre à tous les pays riverains de la Méditerranée sans exclusive, à condition, bien entendu, que le conflit israélo-arabe soit réglé. Je suis inquiet parce que je constate que les Russes reprennent la vieille politique des tsars en direction des mers chaudes. Depuis Yalta, ils ne cessent d'avancer. Ils sont non seulement en Méditerranée, mais aussi dans le golfe du Bengale. Ils ont des bases en Égypte. Ils ont conclu un accord avec l'Irak. Ils sont aussi du côté de la Syrie. Si les petits pays méditerranéens ne se mettent pas d'accord pour se défendre, pour avoir une politique commune, une politique de coordination, cela risque d'être un jour leur tour...
" Je crois que M. Pompidou partage mon opinion. La France a suffisamment de prestige pour dire son mot, mais elle a besoin d'avoir avec elle les pays du sud de la Méditerranée.
" Je suis d'autant plus inquiet que je constate que l'U.R.S.S. avance, et que les États-Unis reculent ou discutent. Heureusement encore que la Libye ne marche pas avec les Russes ! Mais elle a avec eux des relations économiques. D'ailleurs, les Russes commencent par rendre des services, par faire du commerce, et puis ils concluent des accords, Ils sont à l'affût des difficultés pour occuper des positions. C'est ainsi qu'ils profitent de la crise du Proche-Orient. S'ils ne trouvent pas de résistance en Méditerranée, ils avanceront plus loin encore, au moindre risque. Les pays méditerranéens peuvent y faire obstacle, mais la grande résistance ne peut venir que de l'Amérique.
- On assisté actuellement à un resserrement des liens entre les pays du Maghreb. Vous avez rencontré à deux reprises le président Boumediène avant de vous entretenir avec le roi du Maroc. Avez-vous l'intention, à Paris, d'évoquer certains problèmes communs aux trois pays d'Afrique du Nord ?
- Justement, cette question de la sécurité en Méditerranée, pour laquelle l'Algérie marche à fond maintenant que son contentieux avec la France est réglé. L'Algérie aimerait participer à cette conférence méditerranéenne et être associée à la défense de cette région. Les Algériens sont évidemment un peu plus à gauche que nous, mais ils sont d'abord nationalistes et ne se laisseront pas dominer.
" Il y a aussi la question de la construction du Grand Maghreb. Je dirai que ce n'est pas pour demain. Il faut commencer par la base, c'est-à-dire la coopération bilatérale. Cette entreprise est difficile, notamment parce que les régimes ne sont pas les mêmes, surtout en Algérie et au Maroc.
- Vous avez été, il y a Quelques années, l'un des plus chauds partisans du mouvement de la francophonie, c'est-à-dire du développement de la coopération, notamment culturelle, entre pays francophones. Estimez-vous que cette politique devrait recevoir aujourd'hui une nouvelle impulsion ? Avez-vous l'intention de vous en entretenir à Paris ?
- Je suis toujours pour la francophonie, et il n'est pas mauvais de la relancer. "
M. Bourguiba, alors, évoque le rôle des " experts " et " les relations très cordiales de la Tunisie avec le Canada, par exemple ", dont elle reçoit " une aide importante, provenant surtout du Québec ".
Mais il ne s'attarde pas sur cette question, de même que les autorités tunisiennes, d'une manière générale, ont mis une sourdine à leurs déclarations à ce propos. Cette discrétion tient sans doute aux circonstances nouvelles : le courant qui se manifeste dans le pays en faveur d'une arabisation plus poussée, la " réinsertion " de la Tunisie dans le monde arabe. Mais si la notion de " francophonie " est un peu en veilleuse, il n'en résulte pas - les propos de M. Bourguiba en témoignent - un relâchement des liens entre la Tunisie et les autres nations francophones.
(1) Le " yousséfisme ", du nom de l'ancien secrétaire général du Destour. Salah Ben Youssef, fut dans les années 50, par opposition au " bourguibisme ", une tendance du parti nationaliste tunisien hostile au compromis et à l'émancipation par étapes. Le " bensalisme " se réfère à M. Ben Salah ancien ministre de l'économie, condamné en 1970 après le rejet de la politique de collectivisation.

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