EXCEPTIONNEL DOCUMENTAIRE DE BERNARD-HENRI LÉVY (Canal Plus)
“ OUI JE SUIS ALLÉ PARTOUT, J’AI BRAVÉ TOUS LES INTERDITS. J’AI CONTOURNÉ TOUTES LES CENSURES”
Incroyable B-H L ! Il faut vraiment voir son film documentaire “ Une autre idée du monde” - diffusé le 14 juin sur Canal + 21 heures - pour comprendre les combats depuis des années de ce philosophe et écrivain engagé contre l’injustice, la haine, et la peur.
Ce documentaire est époustouflant ! BHL est partout.Au Nigéria, en Ukraine, en Somalie, en Grèce, au Bangladesh, au Kurdistan, en Libye, en Afghanistan...Sur tous les fronts. Accueilli comme une star. Courageux et convaincant, il réaffirme son engagement pour des causes invisibles telle que l’indépendance kurde, et appelle les puissances occidentales à intervenir dans des conflits empêtrés depuis des années. Des prisons kurdes où les combattants de Daesh attendent leur jugement, au camp de réfugiés de Lesbos où les enfants désespérèrent. Il a rencontré les oubliés des médias et des sommets internationaux.
Il en parle d’ailleurs dans un livre qui vient de sortir, chez Grasset, “Sur la route des hommes sans nom”. Il a ce film autour de sa série de reportages publiés l’an dernier dans Paris Match sur « les guerres où se joue notre destin ». Alors que l’Occident se confine dans la peur d’un virus inconnu, cet écrivain-reporter, qui affronte avec un courage fou, la guerre, les terrains arides, la mauvais temps, rien ne l’arrête, va à la rencontre de femmes, d’hommes et d’enfants qui n’ont pas attendu la Covid pour être malmenés par la vie, la guerre, l’exode, la pauvreté, la faim et devenir les damnés de la Terre d’aujourd’hui. Tantôt reportage de guerre, tantôt témoignage sur les plus déshérités d’entre nous. Un film percutant. Et coréalisé, comme Le Serment de Tobrouk (2011), par Marc Roussel. Ne ratez pas ce documentaire ! Notez la date. Et lisez son interview. AC
ENTRETIEN AVEC BERNARD-HENRI LÉVY
Comment est née cette idée de film ?
Un mélange, comme souvent, de circonstance et de nécessité. La nécessité c’est que j’ai passé ma vie, en marge de mon travail philosophique, à faire des reportages et à en tirer des films. La circonstance c’est un magazine, Paris Match, qui m’a commandé une série de grands récits. Un peu comme Le Monde, au début des années 2000. Avec le même « cahier des charges » qu’à l’époque. Avec la même idée d’aller chercher des guerres oubliées, des situations peu couvertes, des lieux de souffrance et de misère où il est difficile d’aller et où, quand on en revient, on rapporte des histoires qui n’intéressent que très difficilement les gens. La différence c’est que, là, le support, Paris Match donc, voulait aussi des images. Et qui dit images dit photos et qui dit photos dit, très vite, dans des situations pareilles, des moments inouïs, inimaginables depuis Paris et dont on ne peut pas ne pas essayer de faire aussi du cinéma…
Dans le film vous dites à propos de vos actions : « écrire, bien sûr ; témoigner, sans doute ; mais d’abord y aller. C’est ce que vous montrez…
Oui. Car je crois à la vertu du terrain. De l’expérience. Du contact avec les choses mêmes. Et je crois que, quand on fait ça sans œillères et sans préjugés, on voit des choses absolument incroyables qui échappent à toutes les grilles de lecture et d’interprétation. Un début, par exemple, de génocide des Chrétiens au Nigéria. Des moments de solitude, chez les Kurdes, dont la grandeur tragique saute aux yeux. La ville fantôme par excellence, la ville pourrie, la ville putride : Mogadiscio. Le film raconte tout cela. C’est mon carnet de voyage, en quelque sorte. Un carnet de notes. Et c’est un voyage au bout de l’enfer. Ou de la nuit.
Pendant cette année que relate le film, vous allez sur beaucoup de terrains de conflits : le Nigéria et le Kurdistan, en effet ; mais aussi l’Ukraine, la Somalie, la Birmanie, le Bangladesh, la Libye, l’Afghanistan. Vous abordez très peu les contextes historiques, ethniques ou géostratégiques et choisissez de montrer des femmes, des enfants, des hommes…
Oui. Je ne suis pas journaliste. Mais je suis encore moins historien. Je suis écrivain. Et ce film est un film d’écrivain. C’est un film volontairement subjectif. Il se tient - je me suis efforcé, en tout cas, de le faire se tenir - au plus près de mes sensations, de mes émotions, de mes réactions. Et, vu ce parti pris, compte tenu de ce point de vue, je n’allais certainement pas contextualiser les situations où je me trouvais, les crimes ou le mal auxquels je m'affronte. D’ailleurs, vous savez quoi ? En expliquant trop, on obscurcit. En contextualisant exagérément, on finit par gommer ce que peut avoir de atrocement aveuglant une situation. Prenez l’image de cette femme nigériane couchée sur la tombe de son mari et de quatre de ses enfants massacrés par des éclaireurs de Boko Haram. Prenez l’histoire de ces miliciens qui lui ont, morceau par morceau, comme à la boucherie, coupé le bras ! Que dire de plus ? Quel contexte ? Et est-ce que toutes les théories sociologisantes sur les bergers du nord en quête de verts pâturages et transhumant doucement vers le sud pour y trouver de l’eau et échapper à la sécheresse n’ont pas pour principal effet de dissoudre le halo de pure nuit qui nimbe cette femme, morte depuis ? C’est, d’ailleurs, ce qui s’est passé avec les experts « africanistes » qui ont détesté mon reportage dès sa parution. Ah ! Ils en ont fait, du contexte ! et des théories historico-ethnicisation ! Dont le seul but était de dire qu’on n’avait pas le droit de redouter, là, un nouveau Rwanda ! Je préfère me tromper en donnant l’alerte que prendre le risque, à force de faire le savant, de retomber dans le piège, qui fut fatal au Rwanda, de noyer les crimes en train d’advenir dans un océan de raisons, d’histoire longue, de querelles ethniques immémoriales, etc.
La caméra s’attarde très souvent sur des visages…
C’est à la fois le point d’affleurement de toute la misère, de la splendeur, de l’horreur, de la gloire de la condition humaine. Le visage est ma pierre de Rosette car c’est là que le monde se donne à voir dans sa déréliction et sa nudité. Nous avons tourné des heures et des heures de visages parce que je savais qu’à un moment il y aurait un regard bien plus riche, sensible, éloquent que n’importe quel discours.
L’islamisme radical est très souvent remis en cause dans les situations que vous montrez…
Pas dans tous les cas mais, oui, l’islamisme radical est actuellement le ferment de bien des conflits. C’est une menace contre la liberté et un réservoir de crimes contre l’humanité. Beauté, en revanche, des visages lumineux de celles et ceux qui lui résistent comme en Afghanistan ! De ces femmes et hommes qui, comme Ahmad Massoud, fils du Commandant légendaire, lui opposent une autre idée de l’Islam. Que ce soit en Somalie, au Kurdistan ou encore là, en Afghanistan, ce qui m’intéresse c’est l’existence, la résistance, le surgissement et, encore une fois, le visage de ceux qui refusent que l’Islamisme radical dicte sa loi à eux, au reste de l’Islam et au monde.
Vous abordez la situation palestinienne uniquement pour dire que vous n’avez pas pu y travailler…
Oui. Je suis allé partout. J’ai bravé tous les interdits. J’ai contourné toutes les censures et rusé, chaque fois, avec des potentats. Mais, là c’est devenu brusquement très compliqué. Les autorités palestiniennes ont posé des conditions si drastiques à ma présence qu’il devenait impossible de filmer et de rencontrer qui je voulais. Je dis « les autorités palestiniennes ». Je devrais dire le Hamas. C’est-à-dire un parti crypto totalitaire, fortement imprégné d’antisémitisme et qui était peut-être, à l’époque, en train de fourbir les armes de sa énième attaque contre Israël. Mais ça, je ne le savais pas. Nous le savons, ce matin, tandis que nous parlons, quand, avec le Djihad islamique, il lance sa pluie de roquettes vers Jérusalem et Tel Aviv. Bref, ce tournage-là, ce tournage à Gaza, n’a pas marché. C’est le principe du film, soit dit en passant : c’est un vrai journal, je montre quand ça marche, mais je montre aussi quand ça ne marche pas…
Quand on vous suit dans vos déplacements, il est clair que vous avez choisi « votre camp »…
Au croisement du cœur et de la raison, j’ai une boussole intime. Et c’est elle qui, en effet, me donne généralement la direction, le cap. Et ce cap, alors, crève les yeux. Quand on est un homme de bonne volonté, comment choisirait-on le camp des Shebab contre celui des civils de Mogadiscio ? Le camp des pollueurs, des trafiquants de la misère, voire des islamistes encore, contre celui des Bangladais déjà accablés de toutes les misères du monde ? Et comment rester insensible à la souffrance des migrants parqués à Lesbos ? Pour moi il y a là une sorte d’évidence intérieure. Et j’aimerais qu’il en aille de même pour les spectateurs de ce film. On vous voit au côté de ceux qui souffrent, de ceux qui résistent et se battent.
Au risque de donner une vision épique, voire romantique, de ces conflits…
Sûrement pas épique ! Je déteste trop la guerre pour cela. Et je conteste l’idée que la guerre puisse être grande, révéler les hommes à eux-mêmes, etc ! Ce que j’observe, depuis des décennies, c’est qu’elle révèle, au contraire, notre part la plus misérable, la plus pathétique, parfois la plus sombre. « Ah dieu que la guerre est jolie » dit Apollinaire… Ou encore la peinture de la beauté du ciel de Paris sous les bombardements », chez Proust, dans Le Temps retrouvé… Cela me révulse. Je n’aime pas le ton épique dans les récits de guerre. Et ce n’est pas le ton de ce film.
Et romantique ? Votre film ne reste-t-il pas un film romantique ?
Ça, c’est autre chose. Si, par romantisme, on entend l’indéracinable croyance en un monde meilleur, ou l’idée qu’il y a en tout homme une passe vers la grandeur, ou le fait qu’un homme peut toujours faire un peu plus que ce que l’on imagine et qu’il imagine peut-être lui-même, si, par romantisme, vous entendez la défense d’une cause juste même quand elle semble perdue, ou même désespérée, alors, oui, je suis un incorrigible romantique, et mettons que ce film en porte la trace.
Le film vous montre rencontrant des anonymes mais aussi des responsables. On vous voit faire des promesses et même, par exemple, organiser le dialogue entre un responsable Kurde et le Président Macron. Qui vous confie ce genre de mission ?
Personne. Je conçois que ça semble étrange et qu’on puisse se poser la question. Mais, vraiment, ma réponse est : personne. Nul, non, ne m’a investi de quoi que ce soit. Je me suis missionné, mandaté, autorisé, moi-même. Et c’est ainsi que je fais depuis toujours.
C’est tout de même assez étrange…
Peut- être est-ce ma part de folie. Peut-être cela peut-il paraître absurde, en effet. Mais c’est ainsi. Et ce que montre le film c’est comment j’ai réussi, non seulement durant cette année 2020 dont je filme en quelque sorte le Journal, mais tout au long de ma vie, à faire, à partir de cette « folie », des choses concrètes, à faire entrer les Misérables sur la scène de l’historico mondial et dans les chancelleries où se décide leur sort. Le voyage de François Mitterrand à Sarajevo… La visite du commandant Massoud à Paris sous Chirac… Les commandants Kurdes reçus, en mars 2015, à l’Elysée, par François Hollande… Puis le fils de Massoud que j’amène chez Emmanuel Macron à la veille du retrait américain d’Afghanistan et du retour des Talibans… Et puis la réception, à la Maison Blanche, d’une délégation de Nigérians… Ou une délégation de responsables kurdes reçus, encore, par le Président Macron... Tout cela est, à chaque fois, lié à un de mes films ou à ce nouveau film. C’est pour infléchir ainsi, si peu que ce soit, le cours des choses et de l’Histoire, que je me lance dans des aventures pareilles. Soit dit en passant, est-ce si différent de l’attitude classique de l’intellectuel qui s’engage ? Depuis l’affaire Dreyfus et « J’accuse », un intellectuel français n’est-il pas quelqu’un qui ne s’autorise que de lui-même pour affirmer « j’ai le devoir de dire ce qui est juste, ce qui est le bien, ce qui est vrai ! et ma parole vaut autant que celle de l’armée, de l’Etat ou de la justice ! » ?
Quitte à parfois se tromper…
Oui, bien sûr, c’est un risque. Et prendre position sur l’Histoire en train de se faire, c'est, forcément, accepter ce risque. Il y a deux attitudes possibles, au fond. Attendre que tout soit fini et, à l’image de la chouette de Minerve selon Hegel, ne s’éveiller qu’à la tombée du jour, quand les champs de bataille sont encore fumants mais que les combats sont terminés, les vainqueurs désignés, les vaincus perdus. Ou, au contraire, faire comme la « biche de l’aurore » de la Bible qui bondit, elle, à la levée du jour, quand les combats font rage et qu’il est encore possible d’intervenir, si peu que ce soit, sur leur issue. Ah, avec la chouette, pas de risque de se tromper ! Il ne reste qu’à venir compter les morts ! Pas de risque, non de se tromper ! On n’est pas cinéaste, alors, on est mémorialiste des carnages, croque-mort, et c’est bien triste ! Mon ambition, je vous le répète, est celle d’un intellectuel qui tente de faire plus et mieux, qui tente de peser sur l’évènement en train de se faire, c’est celle d’un journaliste, d’un philosophe, d’un cinéaste, n’importe, qui fait tout ce qu’il peut pour enrayer le génocide au Rwanda, abréger la guerre en Bosnie ou convaincre la France d’écouter le Commandant Massoud.
Vous dites que ce film est aussi « une visite à un autre moi-même que je n’ai pas trahi ».
Plus que la chronique d’une année, c’est aussi un bilan ? C’est inévitable. Car il y a deux choses dans le film. Le reportage, d’abord. La chronique. Le récit, au jour le jour, de ma vie auprès des combattants ukrainiens, de ma découverte effarée de l’inhumanité des camps de Lesbos ou de l’embuscade, peu courante, dans laquelle je suis tombé, avec mon équipe, en Libye. Mais il y a aussi le hors-champ. Ou les moments d’attente. Ou les moments, dans le champ, où je ne peux pas ne pas me demander ce que je suis venu faire dans cette galère, si ma place est bien dans ce camp spartiate du Rojava, si j’ai toujours bien la forme physique nécessaire pour accompagner les Peshmerga dans telle ou telle mission périlleuse de traque à Daech dans les montagnes. Dans ces moments, et dans ces situations extrêmes, arrivent des questions vertigineuses. Et la plus vertigineuse de toutes est, bien sûr, de savoir ce que je fais de ma vie, ce que j’en ai fait et de ce que j’ai fait, en particulier, de mes idéaux de jeunesse. Ai-je été fidèle à moi-même ? Me suis-je trahi ? Suis-je toujours un peu, beaucoup, passionnément, le même ? Ce sont des questions que se pose tout homme. Mais elles sont rendues plus aiguës encore dans certains des moments extrêmes par lesquels nous sommes passés.
Vous dites « nous » ?
Bien sûr. Parce qu’un film pareil est un travail d’équipe. Nécessairement un travail d’équipe. Et vous ne pouvez pas imaginer la reconnaissance que j’éprouve à l’endroit de celles et ceux qui m’ont accompagné. Telle avocate admirable, qui consacre sa vie à plaider, sur place, la cause perdue des migrants de Lesbos. Telle militante des droits de l’homme et, surtout, des droits de la femme qui m’a guidé à Kaboul et que je ne peux plus nommer car, en la nommant, je l’exposerais aux tueurs Talibans en train de faire retour. Ma productrice, Kristina Larsen, si merveilleusement présente tout au long de l’aventure. Et puis, bien sûr, un jeune cameraman, Olivier Jacquin, qui m’avait déjà accompagné pour le tournage de Peshmerga et La Bataille de Mossoul. Et Marc Roussel, retrouvé dix ans après Le Serment de Tobrouk qu’il avait déjà réalisé avec moi. Et Gilles Hertzog, compagnon de tant d’aventures depuis tant d’années. Lui, est un des personnages du film…
À un moment dans le film vous évoquez la lassitude…
Il y a deux couleurs dans ce film. La lassitude, c’est vrai. Les moments où j’ai le sentiment, en effet, d’avoir passé ma vie à labourer la mer. Mais il y a aussi, contrebalançant les premiers, de vrais moments de fierté. Ne pas avoir lâché prise, ne pas être devenu blasé, ou cynique, cela me rend heureux.
Quel était votre but en le tournant ?
Je ne me pose jamais trop ce genre de question avant. Je fais. Je vais. Je témoigne. Je m’engage dans une aventure extraordinaire. Et, comme me l’a dit le patron de Canal, Maxime Saada, au tout début, alors que je m’apprêtais à faire juste mon boulot d’envoyé spécial de Paris Match : « quand on a la chance d’aller dans des endroits pareils et de vivre une aventure pareille, on enregistre tout, on ne laisse rien passer, on filme jour et nuit, on fait un film ». Alors, après, le film est monté. Et là, j’ai envie de revenir dans ce collège parisien où on me voit montrer mes premières images à une classe d’adolescents et j’ai envie de leur dire : « engagez-vous ! les occasions ne manquent pas ! il y a les ONG qui dénoncent les ateliers de la sueur au Bangladesh ! il y a les organisations qui militent pour un commerce équitable ! il y a les écoles de journalisme ! il y a tant de façons, tant d’occasions, il est au pouvoir de chaque femme, et de chaque homme, de faire quelque chose, d’agir, de réparer le monde ! ».
Pourquoi avez-vous choisi d’intituler votre film : « Une autre idée du Monde »
Parce qu’il y a deux idées du monde, au moins, qui se font face aujourd’hui. Celles des égoïstes, des gens qui croient que l’Humanité s’arrête à leur porte, des cyniques. Et puis il y a une autre idée qui prend en compte la souffrance des Bangladains, l’agonie des migrants de Lesbos, ou encore la terreur dans les yeux, dans la vie et dans la mort des chrétiens du Nigéria. Le Général de Gaulle parlait d’une certaine idée de la France. Dans ce film, il y a, je crois, j’espère, une certaine idée du monde. Et je la pense plus belle, plus noble, que celle des confinés du cœur et de l’âme.
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