L’énigme égyptienne - David Bensoussan

L’énigme égyptienne - David Bensoussan

 

L’auteur est professeur de sciences à l’Université du Québec

La quantité d’armes accumulées par le Hamas dans ses tunnels fortifiés ne laisse guère de doute sur leur provenance : la frontière égyptienne, plus précisément l’axe de Philadelphie qui a servi de corridor stratégique à ce trafic. L’idée que l’Égypte, signataire d’un traité de paix avec Israël depuis 1979, ait pu ignorer cette réalité semble peu crédible. Depuis des décennies, Le Caire maintient une position ambiguë sur la question palestinienne, laissant perdurer un statu quo qui, en pratique, alimente les tensions et affaiblit Israël. L’attaque du 7 octobre en est une illustration cinglante.

Une militarisation croissante à la frontière israélo-égyptienne

Officiellement, les accords de Camp David limitent la présence militaire égyptienne dans le Sinaï. Pourtant, les chiffres indiquent une réalité bien différente : l’armée égyptienne y dispose de près de 2 000 chars. Les effectifs militaires dans la zone, initialement restreints à 22 000 soldats à 60 km du canal de Suez, semblent avoir quadruplé ce seuil. Trois bases aériennes et trois stations radar, pourtant interdites par l’accord, ont vu le jour, tandis que deux des neuf nouveaux ports militaires égyptiens ont été construits au Sinaï.

La doctrine militaire égyptienne s’oriente manifestement vers une capacité d’intervention rapide : 60 ponts et tunnels ont été construits au canal de Suez, facilitant un éventuel transfert de troupes du continent vers le Sinaï et renforçant les trois divisions qui y sont postées. À titre de comparaison, seulement 70 ponts enjambent le Nil pour une population de plus de 100 millions d’habitants. Tous les entraînements de l’armée égyptienne sont tournés vers un ennemi situé à l’est, ce qui ne laisse guère de place au doute.

Un arsenal en expansion malgré une économie en crise

L’Égypte investit massivement dans sa défense : près de 140 milliards de dollars injectés depuis 2010, alors même que l’économie du pays vacille sous le poids d’une inflation galopante, atteignant 40 % par an. Si les États-Unis assurent une partie de l’aide militaire égyptienne, la Chine s’affirme comme un acteur de plus en plus influent, non seulement sur le plan économique mais aussi militaire. Pékin a amorcé des livraisons d’armes au Caire, tandis que la France a conclu la vente de 74 avions Rafale, de deux porte-hélicoptères amphibies et  de 4 sous-marins. 4 autres sous-marins ont été commandés à l’Allemagne.

Sur le plan stratégique, l’arsenal égyptien dépasse en volume celui d’Israël, notamment en matière de marine et d’aviation. L’Égypte développe également son autonomie en production d’armements, avec 16 complexes industriels spécialisés. À cela s’ajoute un programme de missiles de longue portée, renforçant sa capacité de projection militaire. Une trentaine de tunnels ont été creusés au Sinaï, couvrant près de 2,4 millions de mètres carrés à des fins de stockage de munitions et de missiles.

Une posture de défiance à l’égard d’Israël

L’attaque du 7 octobre 2023 a marqué un tournant. L’Égypte a fermement rejeté l’opération militaire israélienne à Gaza. Le Parlement égyptien a même donné mandat au président Abdel Fattah al-Sissi d’agir militairement « si nécessaire », tandis que la menace de mettre fin au traité de paix israélo-égyptien a été brandie à plusieurs reprises. Dans le même temps, Le Caire s’est abstenu de condamner les atrocités commises par le Hamas.

La crise a également eu un impact direct sur l’économie égyptienne. La mobilisation des Houthis au Yémen a drastiquement réduit le trafic maritime par le canal de Suez, privant l’Égypte d’une source majeure de revenus. En parallèle, l’exportation de gaz israélien vers l’Égypte assure à ce pays une certaine stabilité énergétique, tant pour la consommation intérieure que pour les exportations vers l’Europe, une manne financière cruciale pour un gouvernement en difficulté.

L’Égypte face aux dynamiques régionales

La diplomatie égyptienne évolue dans un contexte en pleine mutation. Malgré une lutte acharnée contre les Frères musulmans, Le Caire se rapproche paradoxalement d’Ankara, qui soutient cette organisation. Les présidents égyptien et turc se sont rencontrés, et l’Égypte a commandé des drones à la Turquie.
Sur la question de Gaza, l’Égypte s’oppose fermement à toute idée de déplacement de la population palestinienne vers son territoire.  Une position réaffirmée dans une déclaration conjointe avec la Jordanie et l’Arabie saoudite. La Russie, quant à elle, reste silencieuse. Il n’en demeure pas moins que l’Égypte qui reçoit annuellement des États-Unis 1,5 milliards de dollars depuis la signature du traité de Camp David, peut difficilement ignorer l’imprédictible président Trump.

Mais au-delà des enjeux immédiats, l’Égypte nourrit une ambition plus large : celle de redevenir la puissance dominante du monde arabe. Dans cette optique, elle observe d’un œil méfiant le rapprochement entre Israël et l’Arabie saoudite, tout comme l’alliance israélo-américaine renforcée depuis l’ère Trump.
Enfin, certains observateurs évoquent un scénario où les États-Unis prendraient le contrôle de Gaza pour y établir une base militaire, rééquilibrant l’implantation navale russe en Syrie. Une présence qui, si elle se confirmait, pourrait se heurter aux ambitions égyptiennes dans la région.

Dans cette équation complexe, l’Égypte joue sur plusieurs tableaux : affaiblir Israël, préserver son rôle de médiateur incontournable, renforcer ses capacités militaires et préparer le terrain à une influence accrue dans le Proche-Orient. Son économie défaillante limite jusqu’à un certain point ses ambitions régionales.
Dans un autre ordre d’idées, les évaluations du renseignement militaire sont basées sur plusieurs sources et peuvent inclure une certaine dose de subjectivité. Elles doivent accorder à la stratégie des infrastructures mises en place par la partie adverse l’importance qu’elle mérite.

 

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