«POURQUOI BEAUCOUP DE SÉPHARADES SONT-ILS DEVENUS DES HASSIDIM?» Par le professeur Armand Abécassis

«POURQUOI BEAUCOUP DE SÉPHARADES SONT-ILS DEVENUS DES HASSIDIM?»

Une entrevue avec un grand penseur du judaïsme, le professeur Armand Abécassis

Propos recueillis par Elias Levy - LVS

Elias Levy

Elias Levy

Éminent exégète de la Bible et spécialiste renommé de la Pensée juive et de la Pensée chrétienne, Armand Abécassis est l’un des grands penseurs du Judaïsme.
Docteur d’État en Philosophie, certifié de langues sémitiques et d’arabe, Professeur émérite de Philosophie de l’Université Michel-de-Montaigne de Bordeaux et, depuis 2012, Directeur des Études juives et de la Formation des enseignants à l’Alliance Israélite Universelle, ce brillant intellectuel et éducateur est l’auteur de nombreux livres très remarqués sur la Tradition juive, la Tradition chrétienne et le Dialogue interreligieux.

Son dernier livre: Les Derniers jours de Moïse, vient de paraître aux Éditions Flammarion. Dans cet essai remarquable et d’une grande lim­pi­dité, Armand Abécassis nous livre une réflexion iconoclaste et très stimulante sur la destinée du peuple juif.

Armand Abécassis nous a livré son point de vue sur le monde sépharade orthodoxe et l’identité sépharade au cours d’une longue entrevue qu’il nous a accordée lors de son dernier passage à Montréal. Rencontre avec l’un des penseurs les plus éclairants du Judaïsme francophone.

LVS : L’ « orthodoxisation » du Judaïsme sépharade vous inquiète-t-elle?

Armand Abécassis: Énormément. Je suis exaspéré de voir qu’en Occident le modèle sépharade du Judaïsme est en train d’être enterré par le modèle polonais ashkénaze, surtout par les Hassidim. Aujourd’hui, en France et en Europe, 90% des Hassidim sont des Sépharades Nord-Africains. C’est un phénomène organisé et systématique qui me préoccupe beaucoup. En Israël, l’intrusion du politique dans le monde sépharade a eu des conséquences très néfastes sur l’identité sépharade israélienne. Pour se distinguer dans l’arène politique israélienne, les Sépharades ont été contraints de céder sur un certain nombre de mœurs, de coutumes et de lois plurimillénaires sépharades. Ce qui est le plus révoltant, c’est qu’en Israël et en Europe, j’ignore si ce phénomène délétère sévit aussi au Canada et aux États-Unis, les Rabbins Sépharades ont un complexe d’infériorité par rapport aux Rabbins Ashkénazes. Il est vrai qu’un grand nombre de Rabbins Sépharades ont été formés dans des Yéchivot ashkénazes. Mais quand un Sépharade se met à singer, consciemment ou inconsciemment, le monde ashkénaze -il ne s’agit pas là de critiquer le monde religieux ashkénaze qui est aussi valable que le monde religieux sépharade-, c’est le début d’une dérive identitaire grave. Désormais, dans le monde religieux sépharade, particulièrement en Israël, nombreux sont ceux qui sont foncièrement convaincus que les Ashkénazim sont les seuls et vrais détenteurs de la Halakha et que les Séphardim n’ont qu’une seule option, incontournable: se plier au monde ashkénaze. J’ai eu dernièrement une querelle avec des membres de ma synagogue quand on m’a informé que ces derniers sortaient durant l’office religieux pour aller dans une autre salle faire Moussaf une deuxième fois. Je leur ai rappelé que les Séphardim ont toujours fait Moussaf qu’une seule fois. Quand vous remplacez une Loi ou un Minhag sépharade par une Loi ou un Minhag ashkénaze, vous remettez en question la capacité des Rabbins Sépharades des pays d’Afrique du Nord. Ça veut simplement dire que ces derniers n’ont pas compris la Loi juive. Ça, c’est inadmissible! Force est de rappeler que c’est grâce à ces Rabbins, quels que soient les reproches qu’on peut leur adresser, que l’identité sépharade s’est perpétuée depuis 2000 ans.

LVS : Les Sépharades qui considèrent que l’unique modèle d’un Judaïsme authentique et valable est le modèle orthodoxe ashkénaze auraient-ils renié le riche Héritage religieux que leurs ancêtres leur ont légué ?

A.A.: Aujourd’hui, un grand nombre de Sépharades s’habillent et prient comme les Ashkénazes polonais orthodoxes. Sincèrement, je ne comprends pas pourquoi ils s’escriment à remettre en question 2000 ans de culture sépharade maghrébine? Pourtant, le modèle sépharade du Judaïsme est aussi valable que n’importe quel autre modèle. Je ne peux pas accepter que le modèle sépharade disparaisse parce que celui-ci est porteur d’un message spirituel et humaniste extraordinaire qui a fait ses preuves tout au long de l’Histoire du peuple juif. Le modèle sépharade du Judaïsme laisse une place importante à la Kabbalah, à la métaphysique, au sens et pas simplement à l’obéissance. Dans les Yéchivot, on étudie la Guémara. Ce qui prime avant tout dans l’enseignement dispensé à la Yéchiva, c’est l’obéissance à la Loi juive. Initialement, la Yéchiva a été créée pour former des Juges pour qu’ils s’occupent de l’application des Lois juives. Toutes les modalités d’application de la Loi juive sont explicitées dans la Guémara. Cependant, les Séphardim ne peuvent pas lire la Guémara sans l’éclairage de la Kabbalah, c’est-à-dire sans l’éclairage du sens. C’est indéniable qu’il est impératif d’obéir aux injonctions de la Loi juive, sinon le peuple juif disparaîtrait. Mais il faut comprendre aussi qu’il ne suffit pas d’obéir à la Loi pour être quitte.

LVS : Donc, les Rabbins Sépharades, particulièrement en Israël, qui devraient être les principaux hérauts de la radition spirituelle sépharade, ont été fortement séduits par le modèle religieux ashkénaze.

A.A. : Oui, regrettablement. Bon nombre de Rabbins Sépharades sont complexés par rapport aux Rabbins
Ashkénazes. À tel point que plusieurs d’entre eux, notamment l’ancien Grand R abbin Sépharade d’Israël, feu Ovadia Yossef, ont adhéré à l’idée barbare et révoltante, scandée dans les milieux rabbiniques orthodoxes ashkénazes, que Dieu a infligé la Shoah au peuple juif pour le punir. Vous vous rendez compte dans quelle pathologie délirante ces Rabbins Sépharades sont empêtrés! Je le dis et je le répète : si jamais Dieu a envoyé la Shoah au peuple d’Israël pour le punir alors ce n’est pas un Dieu, mais un diable, que je quitterai tout de suite. D’autres Grands Rabbins Sépharades ont claironné aussi sans ambages que Dieu a « provoqué justement » des Tsunamis destructeurs en Asie parce que ce « continent dépravé est pourri par les vices et la drogue ». Ces propos sont délirants et pathétiques!

LVS : Réhabiliter le modèle religieux sépharade, aujourd’hui en pleine déliquescence, ce ne sera pas une sinécure.

A.A. : Le modèle religieux sépharade, qui s’est toujours caractérisé par sa tolérance, son esprit d’inclusion et son ouverture au dialogue avec les autres cultures et religions, est aux antipodes du modèle religieux orthodoxe ashkénaze, dont la principale caractéristique est son hermétisme. Le modèle religieux ashkénaze est la résultante de 2000 ans d’Histoire tragique jalonnée de persécutions, de massacres et de pogroms. Ce modèle religieux, exclusionniste et renfermé sur soi, rejette tout dialogue avec les Goyim. Bien que leur vie n’a pas toujours été clémente en Terre d’Islam, les Sépharades n’ont jamais eu peur de dialoguer avec les non-Juifs. C’est pourquoi le modèle sépharade est fondamental à une époque où le vivre ensemble est une grande priorité dans les sociétés occidentales. Quand j’étais étudiant à Strasbourg, j’ai proposé un jour au grand Rabbin de cette ville d’Alsace d’organiser un dimanche d’étude au cours duquel on examinerait la manière dont les Ashkénazes et les Sépharades ont réfléchi à des questions spécifiques de Halakha. Il refusa catégoriquement en arguant :
« Armand, il n’est pas question d’organiser ce type de journée d’étude. Vous voulez déclencher une guerre entre Ashkénazes et Sépharades ? » Sa réponse abrupte me sidéra. Ce Rabbin avait peur qu’on montre que les Séphardim ont réfléchi d’une autre manière à la Halakha. C’est ahurissant!

LVS : Selon vous, dans la Tradition rabbinique sépharade nord-africaine, la Halakha n’était pas figée, comme c’est le cas aujourd’hui dans le monde orthodoxe ashkénaze.

A. A.: La Halakha n’a pas toujours été fixe et immuable. Elle a souvent évolué au gré des circonstances sociales et historiques. L’essentiel c’est d’expliquer ce que veut dire la Halakha et quel est son sens. Une fois qu’un Juif a compris le sens de la Halakha, il faut le laisser se débrouiller avec sa situation. C’est ça l’esprit de la Halakha. Quand le Shoulkhan Aroukh a été écrit par Rabbi Yossef Caro au XVIe siècle, des kabbalistes ont jeûné pour protester car ils étaient persuadés qu’il ne fallait pas que la Halakha devienne fixe car celle-ci se transformerait en un instrument de pouvoir. Il faut rappeler que la Halakha n’a pas été révélée sur le Mont Sinaï. À l’instar de la Michna et de la Guémara, la Halakha a été aussi écrite par des hommes. La Halakha a toujours été ouverte aux interprétations. C’est pourquoi on l’appelle Torah Ché Bal Pé : la Loi orale. Il est dit dans le Talmud qu’on n’a pas le droit d’exprimer de manière orale ce qui est écrit et vice versa. Chaque fois que vous mettez par écrit un enseignement qui est transmis oralement, c’est la preuve que vous voulez exercer un pouvoir. Dans la Tradition juive, la Mitzvah c’est Dieu qui l’a dictée. Et tout ce que le Tout Puissant dicte devient une Loi absolue. Et, comme Dieu est infini et absolu, ce qu’il dicte est impossible à réaliser. On a ainsi une Loi absolue qu’on doit interpréter pour déterminer quel est l’aspect de la Mitzvah qui est humain et auquel on peut obéir. C’est ça la Halakha. La Halakha, c’est l’homme chez les hommes et la Mitzvah, c’est Dieu. Il y en a qui confondent la Halakha et la Mitzvah. C’est pourquoi la Halakha devient alors un absolu. Quand on l’applique, on exerce un pouvoir. Être fidèle à la Tradition juive, c’est la Torah. Être créateur, c’est la Halakha.

LVS : Donc, la Halakha a toujours été très créatrice ?

A.A. : Oui. Dans le monde sépharade, la Halakha a toujours été très créatrice. Un des Maîtres les plus illustres du Judaïsme, Hillel, a contourné très subtilement la Halakha en inventant le « prosboul », un ingénieux règlement qui a pour but de ne pas défavoriser les gens généreux qui seraient abusés par des escrocs à l’approche de l’année de Chémita. Il a exclu de l’abolition des dettes celles qui seraient établies avant l’année sabbatique par un contrat conclu devant le Béit Dine, Cour rabbinique de Justice. Dans le monde sépharade, les grands décisionnaires rabbiniques en matière de Halakha ont toujours fait preuve d’ingéniosité pour trouver des solutions à l’intérieur du cadre de la Loi juive afin de surmonter des problèmes humains qui n’auraient jamais été résolus si la Halakha était demeurée fixe. Cette riche et très importante Tradition halakhique sépharade a été marginalisée au fil du temps. Nous devons absolument la réhabiliter. Ce qu’il faut enseigner à chaque Juif, c’est le sens de la Halakha. Une fois qu’un Juif connaît le sens de la Halakha, il faut le laisser l’appliquer à la situation qu’il vit. La Halakha, qui a été créée pour unir le peuple juif, est devenue aujourd’hui une source de divisions et de litiges.

LVS : L’enseignement religieux sépharade est-il lacunaire?

A.A. : Oui. Les Rabbins Sépharades doivent cesser d’enseigner la Torah d’une manière infantile. Il est temps que les Séphardim se débarrassent des superstitions qui nourrissent leur Judaïsme. Tant qu’on n’enseignera pas aux jeunes Sépharades le vrai sens d’une conduite, d’une Halakha ou d’une Mitzvah, on continuera à remplir le crâne de ces derniers de superstitions farfelues. Il faut mettre fin une fois pour toutes à ces discours puérils. Par exemple, il faut arrêter de persuader nos jeunes qu’ils doivent respecter le Shabbat parce que Dieu se repose aussi ce Jour-là parce qu’il est fatigué. Ce type d’enseignement est ahurissant! Il faut enseigner aux jeunes que le Shabbat ce n’est pas le passé ou le présent mais l’avenir. Que le Shabbat est une réponse à la relation que l’homme entretient avec le monde. Il faut cesser de raconter aux Sépharades d’énormes bêtises sur la religion. Dieu ne veut pas des béni-oui-oui! Il veut des Juifs qui comme Abraham et Moïse discutent avec lui, et lui font même changer d’avis. Abraham a échoué dans cette audacieuse entreprise. Moïse a réussi plusieurs fois à faire changer d’avis Dieu. D’après la Guémara, Dieu a répondu à l’homme : « Tu m’as appris quelque chose que j’ignorais ». Dans quelle autre religion peut-on trouver des hommes qui apprennent des choses nouvelles à Dieu? C’est celle-là la force du discours biblique. Ça veut dire qu’un Juif est un être parfaitement libre qui construit le monde avec Dieu. L’Éternel a besoin de la collaboration de l’homme pour continuer à perfectionner le monde. Le Judaïsme nous rappelle sans cesse que l’homme n’est pas une marionnette. C’est ce discours que les jeunes Juifs veulent entendre aujourd’hui. Il faut que la Torah soit devant la Hokhma -la Sagesse et l’intelligence du monde non-juif. C’est pourquoi j’ai suggéré à l’ancien Grand Rabbin de France, Gilles Bernheim, que les Rabbins des Communautés aient absolument deux diplômes: un diplôme d’études rabbiniques et un diplôme universitaire.

LVS : Que devrait-on faire dans le monde sépharade pour favoriser un retour à un enseignement du Judaïsme plus judicieux et affranchi d’une kyrielle de superstitions?

A.A. : Les Juifs ne doivent pas avoir peur de confronter la Hokhma à la Torah et de les faire dialoguer. Les Juifs apprennent beaucoup de choses de la Hokhma des nations. Quand un Juif orthodoxe aura une crise d’appendicite ou cardiaque, ce n’est pas la Guémara qui le sauvera! Il devra demander à un médecin Goy de faire usage de sa Hokhma pour lui sauver la vie. Les Sépharades doivent éviter de sombrer dans le piège d’un Judaïsme nourri par la peur et les superstitions. C’est déplorablement la voie trompeuse que le Judaïsme sépharade a empruntée. La foi devient alors un faux remède psychothérapeutique visant à calmer nos angoisses. Mais la Torah n’est pas un antidépresseur! Quand un individu souffre d’angoisses, il doit consulter un psychiatre et non la Torah! Là, on est carrément dans la psychanalyse et dans le marxisme le plus échevelé. Le Judaïsme ce n’est pas un fantasme! Sinon, on revient à un Judaïsme infantile prônant une morale à quatre sous du style « Si Dieu l’a dit, c’est qu’il a raison »! Quand on tient un discours aussi simpliste, on finit par enterrer le Judaïsme dans l’esprit de celui qui nous écoute.

LVS : L’orthodoxie est-elle une notion étrangère au monde sépharade?

A.A. : L’orthodoxie est une invention du monde religieux ashkénaze. Les Juifs du Maghreb n’ont jamais été orthodoxes mais très traditionalistes. Certains d’entre eux vivaient même un Judaïsme très paradoxal: le Shabbat, après avoir assisté à la Téfila, ils allaient s’asseoir dans un café ou se détendre l’après-midi au bord d’une plage. Pourtant, ces Juifs étaient très attachés aux Traditions juives. Le Judaïsme sépharade n’a jamais connu les extrêmes qui existent dans le monde ashkénaze: des Juifs très orthodoxes versus des Juifs laïcs, très éloignés de la Tradition juive.

LVS : Si on suit votre raisonnement, l’orthodoxie très pointilleuse de certains Rabbins sépharades serait donc une incongruité?

A.A. : Si ces Rabbins pouvaient être orthodoxes, ce serait formidable! Le terme « orthodoxe » est un dérivé du mot grec « ortho », qui signifie « droit », et du mot grec « doxa », qui signifie « la pensée ». Or, les Rabbins orthodoxes ne sont pas « orthodoxes » mais plutôt « orthoprax » -mot grec signifiant « pratique ». Ces derniers sont plus des adeptes de la « pratique juive » que de la « pensée juive ». Ces Rabbins insistent sur l’application de la Loi juive -ils ont raison de le faire car il faut absolument que la pratique religieuse soit rigoureuse-, mais ils ne sont pas orthodoxes parce qu’ils ne pensent pas véritablement le Judaïsme, comme ils devraient le faire. Pour preuve: quand vous leur posez une question sur une Loi juive, ils se mettent à faire de la logique. Or, on ne leur a pas demandé de nous expliquer une logique -cette explication on pourra la trouver dans la Guémara. On veut simplement savoir si la Loi en question préconise des solutions concrètes quand un problème humain spécifique se pose? Les Rabbins orthodoxes font fi d’une réalité fondamentale : dans le Judaïsme, la transmission n’est pas un dépôt, à l’instar d’un dépôt juridique qu’on ne peut pas toucher tant que le juge ne donnera pas son aval. La Torah n’est pas un dépôt! Dans le Judaïsme, la Tradition est nourrie par la créativité. Le père transmet à son fils la Tradition en espérant que ce dernier enrichira celle-ci avec ce qu’il aura appris dans le monde où il vit, qui est bien différent de celui où son père a vécu. C’est la raison pour laquelle il y a autant de commentaires talmudiques et midrashiques dans le Judaïsme. À chaque génération, il y a de nouveaux commentaires parce que les grands Maîtres du Judaïsme rouvrent la Torah pour l’interpeller au sujet de grands problèmes qui se posent dans une société.

LVS : Votre regard sur le Judaïsme du XXIe siècle est-il optimiste ou pessimiste ?

A.A. : Plutôt pessimiste. Les schismes profonds qui lacèrent le peuple juif assombrissent les perspectives d’avenir de celui-ci: religieux-non religieux; sionistes- antisionistes; Glatt Casher-Super Casher; Massorti, Réformé, Conservative… Si Moïse revenait sur terre, il se suiciderait! Ce n’est certainement pas le Judaïsme dont il rêvait! Les Juifs orthodoxes, très réfractaires à la diversité qui prévaut dans le peuple juif, fustigent les Juifs non orthodoxes. Ils refusent d’admettre qu’un Juif massorti ou libéral est aussi Juif qu’un Juif orthodoxe. Un Juif libéral n’est pas un Goy! Moi, je ne prierai jamais dans une synagogue libérale parce que mon Judaïsme ne m’a pas été transmis dans ce cadre cultuel, mais je donne des conférences dans des congrégations libérales. Les Juifs libéraux font autant de travail que les Juifs orthodoxes pour transmettre le Judaïsme. Il est impératif d’établir une distinction, fort importante à mes yeux, entre le mouvement juif laïc et le mouvement juif libéral ou réformé. Les Juifs libéraux ou réformés n’œuvrent pas contre l’unité du peuple juif. Ils ont tout simplement accueilli au sein de leurs institutions des milliers de Juifs que les synagogues orthodoxes ont refusé d’accepter. Les Juifs libéraux prônent l’unité du peuple juif. Ce qui n’est pas le cas des Juifs laïcs. Les Rabbins du mouvement libéral vont chercher des Juifs là où les Rabbins orthodoxes ont peur d’aller les chercher, parfois même jusqu’au parvis de l’Église, dans le cas des Juifs qui s’apprêtent à se convertir au christianisme. Les Juifs libéraux font un travail remarquable au chapitre de la préservation et de la transmission de la Tradition juive. Pourquoi les Juifs orthodoxes veulent-ils exclure les Juifs libéraux ou réformés alors que ces derniers font aussi partie intégrante du peuple juif ? Un grand Maître du Judaïsme, feu le Rav Léon Ashkénazi -« Manitou »- disait toujours avec son humour décapant : « Quand je suis avec des Juifs orthodoxes, je peux manger mais je ne me sens pas bien. Mais quand je suis avec des Juifs libéraux, je me sens bien mais je ne peux pas manger !» C’est la triste réalité dans laquelle le peuple juif vit aujourd’hui.

LVS : Quel est le plus grand défi auquel le peuple juif est confronté aujourd’hui?

A.A. : Durant des siècles, le Judaïsme orthodoxe ashkénaze s’est renfermé sur lui-même pour des raisons historiques que nous venons d’évoquer. Cette attitude défensive était compréhensible. Aujourd’hui, le manque d’ouverture qui caractérise toujours ce courant du Judaïsme n’est plus la résultante de facteurs socio-historiques mais de facteurs psychologiques. Le Judaïsme orthodoxe ashkénaze vit désormais dans un monde illusoire et non dans le monde réel, dans lequel le Juif est confronté à de grands problèmes humains et de société. Le grand défi d’un Juif à notre époque est d’être en même temps fidèle à l’Héritage que lui ont légué ses ancêtres et créateur. Le rôle des parents Juifs, c’est la fidélité. Le rôle d’un fils Juif, c’est la créativité. Il faut que les parents lorsqu’ils transmettent à leur enfant le sens de la fidélité à l’Héritage juif encouragent celui-ci à enrichir ce précieux Patrimoine spirituel et culturel. C’est ce que nous dit le dernier Prophète, Malachie : « Shiv levavot halvanim velebanim halabotam » -« Quand Élie viendra pour annoncer l’arrivée du Messie, il ramènera le cœur des enfants aux parents et le cœur des parents aux enfants ». Les parents accepteront par fidélité à l’Héritage juif que leurs enfants aillent beaucoup plus loin qu’eux et les enfants, qui seront des créateurs et non des anarchistes survoltés, aimeront et respecteront leurs parents et les remercieront de leur avoir transmis ce magnifique Patrimoine spirituel qu’ils s’évertueront à enrichir chaque jour. C’est ça le Messianisme.

LVS : Que devraient faire les Sépharades pour préserver et perpétuer leur Héritage religieux et culturel?

A.A.: Dans les domaines culturel et éducatif, les Sépharades doivent prendre exemple de leurs frères Ashkénazes. Ils doivent faire connaître l’immense grandeur et richesse de la culture sépharade qui, regrettablement, est encore très méconnue. Nous devons retrouver dans les pays du Maghreb où les Sépharades ont vécu, au Maroc, en Tunisie, en Algérie… des livres, des manuscrits, des Traités talmudiques… écrits par des grandes figures rabbiniques Sépharades. Nous devons déterrer dans ces pays les Guénizot, comme ça a été fait au Caire. Nous sommes les derniers à pouvoir entreprendre ce travail de Mémoire capital et très nécessaire. Nous devons republier les œuvres magistrales des grands Maîtres des prestigieuses dynasties rabbiniques du Judaïsme sépharade nord-africain. Ces illustres Rabbins étaient les hérauts d’un Séphardisme créateur et très prolifique. Les Sépharades doivent aussi créer des Instituts d’enseignement de la culture sépharade. Pourquoi dans les écoles juives en Israël et dans la Diaspora on n’enseigne que les commentateurs rabbiniques Ashkénazes et très rarement les commentateurs rabbiniques Sépharades? Maïmonide est le seul grand penseur Sépharade dont les œuvres sont enseignées dans les écoles juives non sépharades. Nous, Sépharades, avons l’obligation de ressusciter et perpétuer le Judaïsme sépharade. C’est un modèle culturel et spirituel absolument fondamental, surtout à une époque où l’extrémisme fondamentaliste est en forte progression dans les Communautés juives.

Propos recueillis par Elias Levy

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