Genèse(s) de la littérature judéo-tunisienne d'expression française, par Ghazi Karmaoui

Genèse(s) de la littérature judéo-tunisienne d'expression française
Ghazi Karmaoui

 

Paul Lapie, agrégé de philosophie et ancien professeur au lycée de Tunis, publie en 1898 une étude de psychologie sociale intitulée Les Civilisations tunisiennes  [1]
[1]
Paul Lapie, Les Civilisations tunisiennes (musulmans –…. Il y récuse l’idée selon laquelle il y aurait une littérature israélite et pour cause : celle-ci, étant orale, ne prendra forme écrite qu’avec la première génération d’intellectuels formés à l’école française. Ce sera, pour le conte judéo-tunisien, l’occasion de se figer, de s’éterniser dans une langue véhiculaire de choix, le français. Un espace linguistique qui s’avérera chronologiquement limité puisqu’il peut être redéfini géopolitiquement. L’indépendance puis les départs successifs jetteront aux oubliettes une littérature qui se sera probablement trompée d’époque, coupable d’association trop synchronique d’une terre et d’une langue alors antagoniques.

2Certes peu prolixe, la littérature judéo-tunisienne n’en demeure pas moins pionnière de la littérature tunisienne d’expression française. Un ouvrage collectif, La Hara conte… Folklore judéo-tunisien, paru en 1929 aux Éditions Ivrit à Paris, nous semble résumer l’esthétique de ce que Guy Dugas  [2]
[2]
Guy Dugas, La littérature judéo-maghrébine d’expression… appelle l’école de Tunis. Compilant des contes et nouvelles de trois écrivains, Jacques Véhel, Ryvel et Vitalis Danon  [3]
[3]
Biographies (Source principale, Guy Dugas, op. cit.) Jacques…, le recueil présente un appareil référentiel dense et un hypertexte varié qui témoigne bien de l’étendue de la culture de ses romanciers, bénéficiant à la fois d’un patrimoine judéo-arabe riche et de la distanciation du regard francophone. La représentation de l’homme s’enrichit de cet éventail illustratif. Le recueil est toujours l’occasion d’une boulimie textuelle et d’une débauche de l’imaginaire. Il est le fruit de la rencontre de la nature humaine et du Livre, de la synesthésie et des croyances, de l’horizontalité du rapport contextuel et de la verticalité de la relation à Dieu. En croisant l’homme, de leur temps où d’ailleurs, Véhel, Ryvel et Danon écrivent les équations, les possibles…

La hara : espace narrateur et narrativisé
3Le mot hara, signifiant quartier, définit exclusivement la partie israélite des villes tunisiennes. Les plus connues sont La Hara de Tunis et celle de Djerba. Exerçant des professions libérales pour la plupart, les Juifs tunisiens sont avant tout des citadins. Installé dans le provisoire, rêvant le retour à la Terre Sainte, le Juif, quand il n’en est pas empêché, hésite à posséder, poursuivi par un complexe de l’errance qui envahit l’imaginaire collectif comme l’Inconscient de chacun. Les Juifs ne possèdent pas ni ne travaillent la terre, parés à l’éventualité d’un départ forcé ou volontaire. La Hara demeure un espace qui fédère cependant les israélites tunisiens avant et pendant l’occupation française, mais un espace communautaire complexe. À la fois au cœur et en marge de la ville, éphémère et atemporel, la Hara subit les limites de l’espace et renégocie celles du temps, séparant la vie de la mort.

Espace alternatif : le cimetière
4On est frappé, à la lecture du recueil, par l’omniprésence de la mort, et par la présence du cimetière dans un certain nombre de nouvelles. Fils de prostituée et délinquant récidiviste, David, dans Le Miracle  [4]
[4]
Ryvel, « Le Miracle », dans La Hara conte… Folklore…, passe ses nuits dans le cimetière juif, à l’écart de la société humaine et à l’abri de sa justice :

5

Devant le monde hostile, le jour aiguise ses instincts de défense ; mais la nuit, une faiblesse le gagne. Il redevient l’enfant qui redoute l’ombre. Alors près des tombes, il va méditer.  [5]
[5]
Ibid., p. 52.
6Il s’ensuit une longue invocation, méditation sur la valeur de la prière, sur l’équité entre les personnes, la pureté de la foi et des sentiments. David livre à Dieu ce qu’il ne dit jamais au juge du Tribunal rabbinique.

7

À l’heure où tout se relâche, dit-il, je viens ici te chercher, t’espérer ou t’attendre. Et ne suis-je pas pareil à ces morts, moi dont la vie ne m’apportera rien ?  [6]
[6]
Ibid., p. 53.
8Le cimetière, leitmotiv de la vie mais aussi de la littérature judéotunisienne, traduit plus qu’une obsession de la mort. En marge de la ville, c’est-à-dire de Tunis intra-muros, il symbolise la porosité entre l’espace doublement clos et l’au-delà. Il constitue une ouverture, voire une délivrance au même titre que la mort.

9C’est aussi dans ce même espace que le miracle se produit, lorsque David remet dans la tombe le corps d’une jeune fille fraîchement ensevelie que son fiancé, dans un geste de désespoir, vient d’exhumer sous ses yeux indiscrets. David, dont la rédemption semblait impossible, empêche la profanation de la tombe dans la plus grande discrétion, ou presque. Un signe de Dieu semble indiquer le changement miraculeux lorsqu’au tribunal rabbinique, « à l’un des soliveaux du plafond pend un superbe régime de dattes ». Rebbi Israël en avait comparé la stérilité à l’impossible rédemption de David : « De même, en son cœur, ne peut jamais éclore la vertu. »

10Et si la vérité était dans la mort, libération de la condition humaine ? Rosch-Achana, jour de l’an du calendrier juif, autre expression de la continuité, jalon symbolique de la vie, est pourtant jour de visite des morts. Une foule se rend au cimetière, un rituel que décrit Ryvel dans l’incipit de L’Enfant de l’oukala :

11

La « maison des vivants » est là-bas, hors de la ville, près de la « Porte de la verdure ».  [7]
[7]
Ryvel, L’Enfant de l’Oukala, et autres contes du ghetto, Tunis,…
12La cartographie de l’époque démontre en effet que la nécropole juive se situait du côté de Bab-el Khadhra, traduit sommairement par « Porte de la verdure », à l’emplacement de l’actuel jardin public « Habib Thameur ».

13Dans L’Adoption de Vitalis Danon, David Souffir, juif djerbien parti de rien et ayant fait fortune à Tunis, adopte une vieille dame rencontrée au cimetière la veille de Rosch-Achana. N’ayant pas de morts à visiter dans cette ville, David y rencontre les vivants qui manquent à sa vie, lui qui, le jour même, oubliant dans sa solitude le rituel qui honore les ancêtres, pensait que Tunis l’avait déjudaïsé. Comme Ezéchiel, il ne put que constater l’inutilité de sa richesse : « Je constatai que tout était vanité et pâture de vent »  [8]
[8]
« L’Adoption », dans La Hara conte… Folklore judéo-tunisien,…. La rencontre au cimetière est un exemple des miracles qui s’opèrent dans cet espace, lieu d’invocation des morts, de communication qui extirpe la communauté à la Hara et à la claustration collective. Car, bien que citadin, le juif de ces nouvelles souffre de claustrophobie. Une pathologie qui s’exprime dans la littérature judéotunisienne et plus particulièrement dans La Hara conte. Un conte de Véhel, Le muré vivant  [9]
[9]
« Le muré vivant », dans La Hara conte… Folklore…, traduit cette hantise des espaces fermés.

 

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