Grana. La communauté juive portugaise de Tunis d’après ses ketubot

Grana. La communauté juive portugaise de Tunis d’après ses ketubot

 

Par Alain Nedjar et Gilles Boulu

 

Compte rendu d’Atelier : De la quête généalogique à l’enquête historique

La quête de leurs origines Grana ont finalement mené Alain Nedjar et Gilles Boulu sur le chemin de l’enquête historique, à des fins qui dépassent désormais le cadre de leurs recherches familiales, comme l’attestent les pistes et les données que livre leur ouvrage, première pierre d’un travail en cours.

La communauté juive portugaise de Tunis, Grana, est un cas unique : ses fondateurs, originaires du Portugal, ont d’abord constitué une oligarchie au sein de la communauté juive de Livourne.

A partir du milieu du XVIIe siècle, les marchands portugais de Livourne ouvrent des comptoirs à Tunis. Se crée peu à peu, d’une manière d’abord officieuse, une « nation juive livournaise de Tunis », bientôt suivie de la création officielle, en 1710, d’un qahal qadosh.

En dépit de l’émigration à Livourne et à Tunis, ces juifs conservent longtemps l’imprégnation culturelle du Portugal et se distinguent des juifs tunisiens indigènes, Twansa.

Les sources pour mettre au jour cette communauté sont de nature variée. Très dispersées, elles sont menacées de disparaître. AN et GB ont non seulement complété le corpus de sources internes à la communauté Grana, mais ils ont également défini un large éventail de sources externes, en consultant les Archives du Consulat de France en particulier.

 

Aperçu du corpus

Sources internes à la communauté Grana

Ce sont des pinqassim ou registres qui compilent des documents liés à l’histoire des familles (registres matrimoniaux par exemple), écrits en différentes langues, dont en judéo-arabe principalement.

Il y a deux ans, sur les sollicitations d’AN et de GB, deux registres manquants (1812-1844 et 1872-1881) ont été exhumés par le secrétaire du Grand Rabbin de Tunis. Ils font l’objet de cette publication. Ils permettent de compléter « l’état civil » de ce milieu restreint, celui des marchands juifs livournais de Tunis, qui représentent 10 à 15% de la communauté juive totale.

Sources externes à la communauté

Outre l’état civil des juifs de Tunisie (1886-1913), le cimetière juif de Tunis recèle des milliers de tombes.

Archives diplomatique de Nantes : Consulat de France de Tunis (ouvert en 1577) ; archives à partir de 1582.

Correspondance consulaire : litiges commerciaux, qui incluent des généalogies.

Archives de la communauté israélite de Livourne.

Archives nationales de Tunisie : 315 registres de rabbins-notaires de tous les beth din de Tunisie : une doctorante tunisienne travaille actuellement sur le fonds judéo-arabe.

Pour exploiter ces fonds et en croiser les données, AN et GB alimentent la base de données BECANE, qui fait le lien entre les actes consulaires, les ketubot, les photos des stèles, et qui permet d’étoffer les données prosopographiques sur un individu ou une famille.

 

Les ketubot des pinqassim

Des ketubot spécifiques : décorées de motifs floraux, sans figures humaines ni animales.

Autre particularité, deux colonnes : celle de droite est reportée intégralement dans les registres.

Dans la colonne de gauche : les quatre conditions (tenaïm) qui donnent à la femme un certain nombre de protections (ce qui n’existait pas en Tunisie à l’époque ; importation livournaise).

Ketubot d’une communauté culturellement élevée ; clivage sociologique qui explique que les Grana sont restés distincts des juifs tunisiens.

Puis, au XXe siècle, il n’y a plus deux colonnes, mais les quatre tenaïm sont reprises dans le texte. Leur mention n’existe que pour les Grana.

Cette particularité dénote un comportement aristocratique.

Pages d’enregistrement :

  • ketubot
  • Augments de dot
  • Divorces

L’écriture : le cursif séfarade ou écriture suspendue.

Les termes récurrents confirment le milieu aristocratique :

Harofé (médecin) juge, sage…

Médecins : les Livournais continuent de se former à Pise, encore au XIXe siècle.

Pour les femmes : yebama : veuve qui doit épouser le frère de son défunt mari, divorcée, etc…

Le pourcentage de lévirat est faible.

Dans les registres, on trouve parfois le détail de la dot. Leur montant représente entre 10 et 12% de la fortune des parents de la mariée.

Un thème à développer (proposé par Henri Bresc) : l’endogamie : caractère discriminant fondateur dans le mariage arabe, appliqué par les juifs en Sicile. Préserver le sang. Une noblesse de sang.

Mariage dit « mixte » : entre Grana et Twansa, lorsque le niveau social est équivalent.

Signatures des époux : en italien, mais aussi un peu en espagnol et en portugais, et en hébreu.

Un seul cas de signature dans les deux caractères, latins et hébraïques.

Beaux autographes des rabbins (analogues au seing manuel des notaires que l’on trouve dans les registres latins médiévaux par exemple).

Une esthétique et une architecture : un véritable langage des signes.

3 étages :

  • Au-dessus, des têtes sont dessinées, qui coiffent la lettre resh
  • Au centre, le nom écrit
  • En dessous, d’autres signes

Bref, chaque signature forme un homme complet.

Les descendants reprennent la signature du père et accolent la leur. Donc les autographes permettent de retrouver les liens familiaux.

Quelques exemples de statistiques réalisées:

  • 1er registre 1812-1844

19 mariages par an (une petite communauté ; 10% des juifs de Tunisie ; 4 000 maximum)

Dans 20% des cas, un des époux est extérieur à la communauté.

55% signent en hébreu

33% en caractères latins

12% ne savent pas écrire

 

  • 2e registre 1872-1881

De nouveaux patronymes, Twansa et italiens

28 mariages par an

37% des cas, un des époux extérieur.

57% signent en hébreu

42% en caractères latins

Quasiment plus d’illettrés, 1% ne savent pas écrire

 

1788-1811 : 5% des cas,  un des deux époux extérieur

1812-1843 : 16%

1844-1862 : 27%

1863-1881 : 36%

Conclusion

1894 : beth din des Grana dissout par le Protectorat français. Création du Grand rabbinat de Tunisie.

1944 : abolition de la communauté des Grana par De Gaulle.

 

Juliette Sibon

 

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