Le grand peintre Moses Levy

Moses Levy
 
* « italien mais pas seulement, tunisien mais pas seulement, français mais pas seulement, anglais mais pas seulement, juif mais pas seulement .
 
Et si tout avait commencé là ….
 
J’y songe parfois en regardant cette photographie.
 
Nous sommes en 1960, à Tunis.
 
Cette photo à été prise dans l’atelier de mon grand père, Moses Levy.
 
J’ai, sans doute, cinq ans, ma sœur presque sept.
 
Mon grand père, lui, a 75 ans, son œuvre est faite, une œuvre de peintre incroyablement belle et riche, commencée en 1900 à l’institut d’art de Lucca puis à Florence.
 
Il continue de peindre, de dessiner dans cet atelier de Tunis dont me reviennent les odeurs mêlés de vernis, de térébenthine et de crayons de couleur fraîchement taillés, qu’il me laissait utiliser.
 
Mon souvenir est curieusement celui d’un atelier assez petit, plutôt sombre, bien loin de l’image joyeuse et lumineuse que pouvait renvoyer sa peinture.
 
Il faut rappeler qu’à Tunis, on se protège, l’été, de la lumière brûlante.
 
C’est d’un lieu un peu austère dont je me souviens, peu de meubles, peu de lumière
 
Mais j’aime croire que cette photo est l’instant d’un passage…
 
Comme si dans cet enlacement à la fois tendre et ferme mon grand père me transmettait sa passion, passion de la peinture, et peut être une mission.
 
Sans doute est-ce absurde, j’aime cette pensée
 
Bien plus tard Je me suis demandé, comment mon grand père n’avait jamais dans sa peinture laissé paraître ses craintes, ses angoisses.
 
Comment avait-t-il réussi à traverser ce XX° siècle, siècle de toutes les tragédies, sans rien en dire, sans que sa peinture en soit assombrie? (On doit rappeler ici que pour échapper au pire il devra, avec sa famille, quitter précipitamment l’Europe en 1939 (alors qu’il séjournait à Nice) pour s’exiler à Tunis) Ai-je hérité de ses silences de ses dénis?
 
Cette question m’obsède comme pour essayer de comprendre ce que je fais.
 
Sans doute ne choisit-on pas son œuvre, c’est ainsi.
 
Elle vient à vous. Mais en tout cas, nulle faiblesse dans la vision de mon grand père ; «Les artistes faits pour le ravissement sont peut- être ceux auxquels l’horreur est aussi le plus sensible, et peut- être ont t’ils choisi d’emblée le ravissement par défense contre leur sensibilité à l’horreur »Explique si justement Francis PONGE.
 
Y a-t-il, donc, tout de même dans cette transmission que j’imagine à travers cette photographie, ce poids en retour des silences accumulés, ce poids des efforts d’une vie pour se tourner obstinément vers le soleil, me laissant pour mission celle de chercher la beauté là où d’ordinaire on ne voit que du noir ?…
 
On a beaucoup écrit, par exemple, sur la beauté des blancs des tableaux de Moses Levy.
 
Que ce soit pour ses parasols blancs des plages de Viareggio, que se soit pour ces murs recouverts de chaux des ruelles tunisiennes, les blancs qu’il a peint ont toujours été étrangement multicolores vibrants et lumineux.
 
A l’opposé de cela, depuis quelques années avec mes grandes gravures au carborundum c’est la profondeur du noir qui m’intéresse …
 
Et puis, mon grand père n’aura de cesse de peindre, en les réinventant ces paysages « extérieurs » dont le spectacle l’éblouissaient…
 
A l’opposé je cherche à révéler des «paysages intérieurs» qu’évoquait aussi Zoran Music.
Il y a, c’est certain, une force inouïe dans cette obstination de mon grand père à garder tout au long de sa vie une telle puissance contemplative malgré les menaces, les tourments, les remous de sa vie et du monde.
 
Sans doute, suis-je devenu avec ma peinture, et bien malgré moi, comme la « face cachée » de cette œuvre. Mais n’est ce pas cette œuvre trop « belle » qui l’a empêché, d’une certaine manière, de rejoindre la grande histoire de l’art qui aime lui superposer l’histoire du monde?…
 
Est-ce uniquement cela qui a limité sa reconnaissance qui est restée comme« intermédiaire », en tous cas insuffisante à mes yeux (on peut rappeler, qu’à 22 ans à peine, il participa à sa première biennale de Venise et que de nombreuses expositions l’honorèrent ici et là, mais qu’aujourd’hui aucune exposition d’envergure ne peut être possible autre que régionale). Je m’interroge souvent, essayant de comprendre ce qui fait ou ne fait pas la renommée d’un artiste…
 
Luigi Fiorentino, journaliste italien écrivait déjà en 1949 :
« Il fut un temps où l’on parlait de Levy autant que Dechirico, de Carra ou de Morandi.
 
Puis vint le silence du en partie à ses exils. Et maintenant ?
Maintenant il reste aux critiques d’encadrer dans son époque, ce solitaire, cet aristocrate du pinceau ».
 
Dans le fond n’y a-t-il pas eu aussi, malgré tout, comme une suspicion d’indifférence vers cet artiste resté trop en bordure des choses et des événements?… N’aurait il pas du également avoir plus le courage d’affronter la haute mer de la modernité ?
 
N’aurait t’il pas dû affronter les vagues des bouleversements du monde pour en peindre son témoignage?
 
Ne lui reproche t’on pas cette posture d’éternel spectateur contemplatif, presque indifférent?
 
Ne suis je pas, tout à fait inconsciemment, en train d’essayer de peindre tout ce qu’il a refusé de voir ?
 
Malgré ce que l’on peut percevoir comme une force, la critique n’a-t-elle pas plutôt retenu dans son œuvre qu’une attitude de fuite ?
 
C’est possible…Mais son œuvre n’aurait pas pu être autre, cette attitude et cette vision furent vraiment les siennes et c’est cela qui en fit sa beauté…
 
L’histoire aime peut être aussi retenir le drame dans la vie des artistes, comme si il était une validation du génie, c’est étrange…
 
Bien heureusement et malgré une vie mouvementée la vie de mon grand père fut épargnée par les tragédies et le mena jusqu’à ses 83 ans.
 
On peut ici mettre en parallèle la vie d’un Modigliani, vie de roman, vie trop courte, vie brûlée. Modigliani au destin si différent de celui de mon grand père mais aux origines curieusement proches.
 
Nés tous deux à quelques mois d’intervalle, d’une mère juive de Livourne, d’un père homme d’affaire, ils suivirent la même école libre du nu aux beaux arts de Florence (dirigé par G ; Fattori). Ils s’y croisèrent vraisemblablement.
 
Mais là s’arrête leur début de destin commun.
 
Dès 1906 Mogdigliani sera au cœur de l’avant-garde parisienne. Il donnera le jour à une œuvre fulgurante tout en usant sa vie qui s’achèvera à l’âge de 36 ans. Mon grand père eut lui une vie à la fois bohème et bourgeoise le préservant avantageusement de la misère et des drames.
 
Sa vie fut riche, d’événements, de rencontre de voyage, mais sans doute trop éloignée de ces vies brûlées qu’aiment retenir les historiens …
 
Sa reconnaissance incomplète fut aussi liée à d’autre raisons. En effet, son identité assez complexe et ses déplacements incessants ne lui permettront pas d’être « identifié » simplement.
 
Je pense, cette fois, à Giorgio Morandi qui fut lui si facilement « identifié » tant sa vie de reclus, dans son unique atelier de Bologne, sa vie apparemment si monotone, et son œuvre répétitive furent perçues simplement. (Cela ne retirant rien à la beauté et la richesse de cette œuvre magnifique).
Moi-même j’avoue ne pas avoir toujours compris et suivi tous ses déplacements, liés à des raisons très diverses. Une biographie précise nous manque pour mieux comprendre son identité plurielle ; «italiano ma non solo, tunisino ma non solo, francese ma non solo, inglese ma non solo, ebreo ma non solo … »
* écrit Silvia Finzi dans la préface d’un des ouvrages qui lui ont été consacrés. Ce qui manque terriblement aussi ce sont des écrits de mon grand père, mises à part quelques rares correspondances. Quelles étaient ses pensées réelles, ses visions de l’art et du monde, ces jugements, ses centres d’intérêts, ses influences ?…On connaît des choses par bribes, par propos rapportés mais tout cela reste insuffisant.
 
Ce ne fut pas un théoricien de l’art, ce fut un instinctif, un contemplatif éclairé. Mais ses mots nous manquent. On devine pourtant qu’il y a eu une pensée forte dans cette œuvre intelligente et cultivée, mais les traces écrites notamment sont absentes …
 
Bien des questions me poursuivent au sujet de ce grand père et de son œuvre à travers laquelle j’ai formé mon regard, et à travers laquelle j’ai compris ce que pouvait être la peinture ; cette poésie des formes, de la lumière et des couleurs, cette poésie capable de nous révéler le monde …
et peut être même de l’inventer.
 
Délicatesse, subtilité, justesse, raffinement, je ne sais combien de mots doivent se succéder pour parler plus précisément des couleurs de l’œuvre de mon grand père. Il nous dit tant de chose à grâce à sa palette de couleurs si étendue et subtile, les mots nous manquent.
 
Ses propres mots aussi, puis les mots en général pour parler de peinture… Plus encore d’une peinture sans histoire comme la sienne …
 
A la lumière de ce que l’art contemporain est tristement devenu aujourd’hui : des mots avant le reste, de petites histoires, des morceaux de récits, à peine illustrés par du vide ou du presque vide, ou encore par des formes qui s’excusent presque d’être là, ces peintures subtiles,comme celles de Moses Levy semblent s’excuser doublement d’être encore là, encore présentes …
 
J’avais été flatté lorsque Michel Lequenne m’avait dans un de ses articles défini comme étant « le bâtard de Giacometti et de Bacon»…
 
Le mot de « bâtard » m’ayant curieusement autant touché que les noms de ces deux grands peintres. Bâtard je le suis également par ma formation qui ne fut pas artistique et qui me donna conjointement une autre identité. Mon chemin prit ainsi de curieux détours avant de revenir à ce point de départ, ce lieu de naissance, que j’aime voir en image sur cette photographie.
 
Si je suis deux fois ce « bâtard », je sais que je suis avant tout et surtout, ce petit fils, d’un grand père, d’un grand artiste qui continue de m’éclairer, de me guider dans cette « mission » de faire vivre une peinture qui ne cesse de mourir, et de renaître…
 
Au terme de ce texte, certains s’étonneront de la place donnée à ce grand père, d’autres comprendront, puis sentiront son influence, même en creux, sur ce que je fais.
 
Aux heures où je me sens fléchir, après toutes ces années de travail d’atelier, aux heures où le renoncement devient une tentation, sans doute ai-je ce besoin de me retourner vers ces racines pour les renforcer…
 
Puis pour continuer une route commencée dans ce coin d’atelier à Tunis, aux cotés de mon grand père…
 
Marc Perez
Français