Albert Memmi, le sociologue de la Tunisie coloniale, Par Khalifa Chater

Albert Memmi, le sociologue de la Tunisie coloniale

« Nous existons en fonction des autres. Sans cesse, nous sollicitons leur alliance, ou leur cherchons querelle, souvent pour obtenir le même résultat : un échange et une reconnaissance. Et comme nécessairement ils nous déçoivent, nous tâchons d’en corriger l’image, nous les ré-inventons selon nos besoins. D’où l’extraordinaire mélange d’intuitions exactes et de fantasques rêveries que nous avons les uns de autres » (La Dépendance : esquisse pour un portrait du dépendant de Albert Memmi).

Albert Memmi, le romancier, le sociologue et l’analyste de la dépendance vient de nous quitter. Il est né à Tunis en 1920, au quartier de la Hara, et de l’impasse Tronja, dans une famille juive arabophone.

Après le Lycée Carnot, Albert Memmi poursuit des études de philosophie à Alger, puis à Paris. En 1943, il est incarcéré dans un camp de travail en Tunisie. Après la guerre, marié à une Française, il retourne en Tunisie, y enseigne et commence à écrire. Il a obtenu, le prix de Carthage, en 1953.

La sociologie de la dépendance

Ainsi, ses premières œuvres furent écrites à Tunis. La Statue de Sel, préfacé par Albert Camus, son premier livre, en 1954, reçoit le prix Fénelon. C’est une « autobiographie au deuxième degré ». (J. Arnaud). Il y analysa les mécanismes du racisme et de la colonisation d’un point de vue sociologique. Le héros découvre le racisme et la xénophobie depuis son enfance, dans la rue, à l’école, dans les institutions et jusque dans les journaux et les représentations collectives.

Puis, son roman Agar, publié en 1955, toujours dans une veine autobiographique, s’apparente pour certains à un « roman existentiel ». Son héros vit un mariage mixte qu’il analyse. Ainsi écrira-t-il: « La folie de Marie a été de croire que je serais entièrement à elle lorsqu’elle aurait tout arraché de moi, même l’odeur des pierres chaudes et du soleil.

Cette femme que j’aime, qui fut le meilleur de moi-même, qui a voulu tout me donner, est devenu le symbole et la source de ma destruction. Je ne suis plus rien qu’un fantôme, mon propre ennemi et le sien. Je l’ai trahie et elle m’a détruit.

Mais, en même temps, je ne peux plus vivre sans elle. Je n’ai plus ni pays, ni parents, ni amis; et la quitterais-je que je resterais ainsi double, en face de moi-même et juge des miens. Je supporte à peine de vivre avec elle, mais je supporte plus de vivre avec personne ».

Portraits du colonisateur et du colonisé

Fixé en France après l’Indépendance (1956), il publie en 1957 Le Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur. Préfacé par Jean-Paul Sartre, ce texte de dénonciation du système colonial fait date dans l’œuvre de Memmi. Ainsi que dans la réflexion sur le fait colonial en général, mettant en lumière un “couple’’ colonisateur-colonisé, antagoniste et conditionné.

Sa description de ce couple est pertinente. Il présente ainsi le colonisateur: »S’accepter comme colonisateur, ce serait essentiellement […] s’accepter comme privilégié non légitime, c’est-à-dire comme usurpateur. L’usurpateur, certes, revendique sa place et, au besoin, la défendra par tous les moyens. Mais, il l’admet, il revendique une place usurpée.

C’est dire qu’au moment même où il triomphe, il admet que triomphe de lui une image qu’il condamne. Sa victoire de fait ne le comblera jamais: il lui reste à l’inscrire dans les lois et dans la morale. Il lui faudrait pour cela en convaincre les autres, sinon lui-même.

Il a besoin, en somme, pour en jouir complètement, de se laver de sa victoire, et des conditions dans lesquelles elle fut obtenue. D’où son acharnement, étonnant chez un vainqueur, sur d’apparentes futilités : il s’efforce de falsifier l’histoire, il faut récrire les textes, il éteindrait des mémoires. N’importe quoi, pour arriver à transformer son usurpation en légitimité ».

Par contre le colonisé reste attaché au portait de son adversaire. « Pendant comme avant la révolte, le colonisé ne cesse de tenir compte du colonisateur, modèle ou antithèse. Il continue à se débattre contre lui. Il était déchiré entre ce qu’il était et ce qu’il s’était voulu, le voilà déchiré entre ce qu’il s’était voulu et ce que, maintenant, il se fait », écrit-il encore.

La Tunisie : un laboratoire à ciel ouvert dans l’oeuvre d’Albert Memmi

Tout en exerçant sa charge, comme professeur de psychiatrie sociale à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, attaché de recherches au CNRS, membre de l’Académie des sciences d’outre-mer, il continue ses publications. Paraîtront:

– Portrait d’un juif, éd. Gallimard, Paris, 1962.
– Anthologie des écrivains maghrébins d’expression française, éd. Présence africaine, Paris, 1964.
– La Libération du juif, éd. Payot, 1966.
– L’Homme dominé, éd. Gallimard, Paris, 1968.
– Le Scorpion ou la confession imaginaire, éd. Gallimard, Paris, 1969.
– Juifs et Arabes, éd. Gallimard, Paris, 1974.
– Le Désert, ou la vie et les aventures de Jubaïr Ouali El-Mammi, éd. Gallimard, Paris, 1977.
– La Dépendance, esquisse pour un portrait du dépendant, éd. Gallimard, Paris, 1979.
– Le Mirliton du ciel, éd. Lahabé, Paris, 1985.
– Ce que je crois, éd. Fasquelle, Paris, 1985.
– Le Pharaon, éd. Julliard, Paris, 1988.
– L’Exercice du bonheur, éd. Arléa, Paris, 1994.
– Le Racisme, éd. Gallimard, Paris, 1994.
– Le Juif et l’Autre, éd. Christian de Bartillat, Paris, 1996.
– Le Buveur et l’amoureux – le prix de la dépendance, éd. Arléa, Paris, 1998.
– Le Nomade immobile, éd. Arléa, Paris, 2000.
– Dictionnaire critique à l’usage des incrédules, éd. du Félin, Paris, 2002.
– Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, éd. Gallimard, Paris, 2004.

Albert Memmi est resté attaché à Tunis, lui réservant ses analyses, la considérant comme son laboratoire. « Comme une mère, une ville natale ne se remplace pas » (le statut du sel). Œuvre importante, mais davantage consacrée à ses mémoires: Tunisie, AN 1(CNRS Editions 1957).

Il décrit l’étape de la décolonisation, de la lutte incontournable entre l’establishment dominant et la société tunisienne qu’il a le mérite de ne point désigner comme indigène.

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