100 jours: le carnet des otages
Mira Neshama Weil - Tenoua
Vivre en les attendant
Les otages israéliens comme nouvelle Jérusalem
“Mon coeur est en Orient et moi tout au bout de l’Occident.”
Lorsque Yehuda HaLevi écrit ses lignes depuis son Espagne natale au tournant du XIIe siècle, il met en mots l’expérience juive du déplacement: le corps ici, le cœur là-bas.
L’anatomie de l’exil est une dislocation de l’être.
Cette douleur presque physique de l’écartèlement, condition collective vécue dans les chairs singulières, scelle l’identité juive dans l’histoire. Des récits mythiques des pérégrinations d’Avraham à la descente de Yaakov en Égypte, du premier exil à Babylone en 597 avant notre ère à la destruction du Second Temple marquant le début d’une diaspora bimillénaires, les juifs se sont régulièrement retrouvés précipités contre leur gré dans des ailleurs souvent hostiles.
Mais aujourd’hui, les mots du poète Sépharade résonnent peut-être encore plus douloureusement: “et moi dans les chaînes arabes.”
Aujourd’hui, cela fera cent jours.
Depuis le 7 octobre en Israël, un nouveau message est apparu sur les réseaux sociaux: à la place des photos de profil individuelles, un carré noir sur lequel on peut lire ces mots en hébreu: “mon coeur est en otage à Gaza.”
Pour nombre d’entre nous, Israéliens et Juifs de diaspora, voilà cent jours que l’on vit une amputation dans notre corps collectif, et la douleur manquante du membre presque fantôme nous hante. “Presque fantôme”, car ils ne sont pas morts. Ils sont captifs, et ils pourraient nous revenir. En attendant, tout est suspendu.
Une partie de nous continue de vivre, en automate. Les enfants, les emails, les courses, les informations, le travail, prendre l’air pour souffler un peu. Mais une autre partie de nous est retenue là-bas, avec eux, dans les tunnels ou les appartements aux volets fermés, dans les chambres cachées des hôpitaux gazaouis et les jardins d’enfants transformés en cachettes de guerre.
On vit avec un trou dans le cœur, et il faut continuer à vivre.
Dimanche, cela fera cent jours que certains d’entre nous ont été pris à leurs vies et retenus en captivité.
Du jamais vu dans l’histoire juive.
Comment vit-on avec cela?
La captivité de civils par la violence arbitraire n’est pourtant pas nouvelle. Ni dans l’histoire juive, ni dans l’histoire humaine.
C’est d’ailleurs pour y poser des limites que s’érige le commandement biblique de protéger la “belle captive” (Deutéronome 21,11). Dans la culture antique du Moyen-Orient, guerres et conquêtes de territoires s’accompagnaient immanquablement de prise de captifs. Les vaincus étaient emmenés en esclavages, les femmes violées, les biens transformés en butin.
En interdisant au vainqueur juif de poser la main sur la femme prise avant de s’être astreint à un protocole très précis commençant par un temps d’attente obligatoire avant de pouvoir la toucher, et au terme duquel elle obtiendra les égards d’une épouse, la loi juive vient poser un devoir d’auto-limitation des pulsions fondateur de l’impératif éthique au coeur des commandements bibliques: la protection du plus vulnérable comme ethos central de la culture juive.
Les Juifs ont malheureusement peu connu la réciproque.
Sujets à la captivité plus qu’à leur tour, des accusations d’empoisonnement de puits au temps de la Peste noire, aux montages conspirationnistes visant à confisquer leurs biens, les juifs en Diaspora ont toujours vécu la vulnérabilité de l’étranger tout désigné pour le rôle du bouc émissaire.
Dans l’histoire récente, l’emprisonnement du premier Rebbe de la dynastie Chabad en Russie, l’exil de l’innocent capitaine Dreyfus, ou encore la déportation de Natan Sharansky en Sibérie, pour le crime de vouloir aller vivre en Israël, sont autant d’exemples d’abus par la force, et dont l’enlèvement meurtrier de six millions pendant la Shoah n’a été que la sombre apothéose.
La captivité a tellement fait partie de l’histoire juive que les livres de prières y dédient une place le shabbat matin, après la lecture de la Torah:
Quant à nos frères, toute la maison d’Israël, qui sont livrés au trouble ou à la captivité, qu’ils se tiennent sur la mer, ou sur la terre ferme :
Puisse le Lieu (Dieu) avoir pitié d’eux
et les faire sortir de l’étroitesse à l’espace,
des ténèbres à la lumière
et de la sujétion à la rédemption,
maintenant, rapidement, et dans un temps proche.
Ces mots témoignent du fait que la possibilité de captivité est intégrée dans la psyché juive.
Mais cela.
Était-ce concevable?
Il y a certes eu des histoires d’otages dans la courte histoire du jeune État d’Israël.
On pense surtout à Gilad Shalit, un jeune soldat enlevé, et détenu pendant cinq ans.
Il avait fini par être libéré en 2011, contre 2500 détenus palestiniens. L’un deux était Yahya Sinwar. Servant alors une sentence à vie pour meurtre, le nouveau libéré, devenu dirigeant du Hamas, est l’un cerveaux de l’attaque du 7 octobre.
Au temps de Shalit, les Juifs du monde entier étaient émus par le sort du jeune soldat captif.
Ce qui se passe depuis trois mois dépasse encore l’entendement.
Aujourd’hui, on parle de civils. On parle de bébés, d’enfants, de grand-mères, de familles, de jeunes filles devenues trophés sexuels de guerre, enlevés de chez eux, de leurs lits, du campement d’une fête dans le désert. On parle d’otages enlevés par centaines, cachés chez des particuliers, dans des hôpitaux, dans des tunnels parfois à plus de quarante mètres sous terre.
Il y a maintenant un peu plus d’un mois, certains ont été libérés, échangé contre d’autres prisonniers palestiniens détenus pour meurtre ou attentat. Parmi les revenus, certains ont accepté de témoigner. Qu’apprend-t-on?
Ils ont vécu sans savoir
Sans savoir où
Combien de temps
S’ils vont vivre ou mourir
Si on va les violer
S’ils vont manger aujourd’hui
Si l’autre, dont ils ont été séparés, est vivant
Chacun a vécu son sort
Certains dans des appartements
D’autres sous terre
Sans la lumière
Le froid
Enlevés en pyjama, sans chaussures
Pieds nus dans les tunnels
Marcher avec une blessure
Chut tais-toi
Demander la permission pour aller aux toilettes
Demander la permission pour tout
Cent jours, presque un tiers d’année
Nous aussi, dans le confort presque insoutenable de nos maisons, face à leur sort, nous partageons ces émotions: impuissance totale, incertitude totale.
Que nous reste-t-il, face à cela?
La réponse est la même, et elle tient en deux mots qui ne font qu’un: le lien, et l’espoir.
Les témoignages des otages libérés se recoupent: ce qui les a aidés à survivre, c’est le lien.
Deux co-détenues du même kibboutz se retrouvent enfermées dans la même pièce. Elles ne se connaissaient pas. Elles ont dormi la première nuit en se tenant la main.
L’autre raconte comment les autres otages inventaient des jeux, sur leur matelas, pour occuper sa fille de trois ans pendant les longues journées de captivité.
L’autre, une infirmière enlevée de chez elle, s’occupait des médicaments qu’elle pouvait procurer aux uns et aux autres.
Ils se parlaient ensemble en chuchotant quand ils pouvaient, se racontaient des histoires. Se faisaient des hiboukim (câlins) lorsqu’ils le pouvaient.
Le lien, c’était aussi avec leur pays qu’ils le gardaient. Ils choisissaient de ne pas croire à la torture psychologiques. Ils se sentaient soutenus par Israël et savaient que les bombes signifiaient que l’armée se battait pour les libérer.
Pour d’autres, c’était avec l’ineffable. Chaque soir, elle disait merci pour cette journée passée. Chaque matin, merci d’être en vie. Sans trêve. Pendant chacun des cinquante sept jours de sa captivité.
L’autre a tenu pour ses enfants, dans l’espoir de les revoir un jour.
Les co-détenus, parfaits inconnus ou voisins de kibboutz, se tenaient les coudes, partagaient les miettes, se soutenaient comme ils pouvaient.
Nous aussi, de là où on est, on a gardé le lien comme on a pu.
On savait que la première chose, c’était de ne pas les oublier. De connaître leurs noms, et leurs visages, pour que ce soit concret, pour savoir pour qui on prie..
Leurs visages sont placardés sur les murs, accrochés au cou d’oursons en peluche géants le long du boulevard Dizengoff; leurs noms sont collés sur les bancs du boulevard Ben-Gurion. Je passe devant eux lorsque je sors le chien, lorsque je fais les courses. Lorsque je m’assois au café, le visage souriant d’une jeune blonde disparue, l’une de celles qui n’est pas encore revenue, me fait face.
Dans ma synagogue, on lit leur nom après la prière du shabbat matin. Le nom de chacun d’entre eux.
On voit à la télé des installations de tables de shabbat vides à New York, de poussettes vides à Paris, de pelle et seau de plage à Johannesburg, avec les photos des otages.
Depuis le 7 octobre, on allume deux bougies de shabbat en plus, pour les otages qui ne peuvent pas le faire. On dresse un couvert de shabbat en plus, pour sentir leur absence.
Dans le monde entier, on continue à marquer l’anormalité de leur absence, à la faire crier du milieu de nous. Car on sait que sentir l’absence, c’est continuer d’attendre, et continuer d’attendre, c’est se donner une chance de les voir revenir.
C’est ce qui s’est passé pour Dreyfus. L’article de Zola a grandement aidé, mais aussi, sa famille a lui n’a pas lâché. Ils n’ont pas lâché, des années durant, jusqu’à ce qu’il revienne.
Gilad Shalit, on a attendu cinq ans. Ses parents ont attendu cinq ans. Cinq ans sans savoir. Mais ils n’ont pas lâché.
Ne pas lâcher, c’est peut être ce qui nous a ramenés chez nous après deux mille ans d’exil. Dans chaque prière, Jérusalem. À chaque mariage, casser un verre en signe de deuil. “Si je t’oublie Jérusalem, que ma main droite m’oublie.”
Se souvenir, dans cette perspective, ce n’est pas regarder en arrière. C’est rendre un autre futur possible.
Se souvenir de Jérusalem, envers et contre tout, avec, comme le dit le titre de l’hymne national israelien l’”espoir” de revenir, c’est peut-être ce qui a permis de “manifester” le rêve de retour après deux mille ans d’exil.
L’espoir, c’est devenu un devoir pour les parents des otages.
Ayelet Lévi, la mère de la jeune Naama Lévi, une volontaire de dix neuf ans dont l’image du pantalon de jogging ensanglanté a fait le tour du monde, disait récemment à une journaliste américaine qu’elle avait l’impression, depuis le 7 octobre, de se réveiller chaque matin le même jour. un jour cauchemardesque qui ne prend pas fin, et qui dure maintenant depuis 100 jours. Pourtant, elle ne lâche rien.
Est partie parler à l’ONU. A bravé les poupées ensanglantées que lui ont jeté des manifestants en la traitant de tueuse d’enfants palestiniens. Manifeste tous les jours. Continue son travail de médecin. Reste connectée à sa fille pour lui donner de la force, pendant qu’elle “tient, là bas.”
“Comment faites-vous pour garder l’espoir”, lui demande la journaliste d’un ton commiséreux?
“Je le cultive.C’est comme une plante. J’ai appris à le faire pousser.”
Le soutien qu’elle reçoit sans cesse des siens, ajoute-t-ell, famille et amis, lui permet de l’arroser, chaque jour.
En plus de la douleur indicible de savoir les siens en captivité, le juifs d’Israël et de Diaspora fait face aujourd’hui à une solitude plus grande que jamais. Déni des massacres quand ce n’est leur justification ou glorification, harcèlement des étudiants juifs sur les campus, appels au génocide israélien affublés d’accusations de génocide palestinien, arrachage des posters des otages, antisémitisme soudain désinhibé.
Entre l’inquiétude et la douleur, que reste-t-il?
La chanteuse israélienne Anat Malamet le dit dans ses mots simples qui semblent avoir été écrits pour l’après 7 octobre:
Toi, tu m’as moi
Moi , je t’ai toi
On s’a, l’un l’autre.
S’il ne nous reste que cela, il nous reste au moins cela. S’avoir l’un l’autre. Savoir qu’on est là l’un pour l’autre. N’est ce pas, après tout, le début de l’humanité?
Chez tous les otages libérés, on entend le même motif: leur joie d’être revenus est incomplète. Elle est abîmée par la pensée de ceux qui sont restés là bas, et ils nous urgent de penser à eux, qu’il faut aller les chercher.
Ce soulagement qui ne peut être entier sans le retour de tous semble faire écho aux prières qui nous rappellent que la joie juive ne peut être complète sans le retour à Jérusalem.
À ceci près que le mouvement est inversé: à Jérusalem, lieu dont on est encore symboliquement ou exil, on attend de revenir.
Ici, ce sont eux dont on attend le retour.
Peut-être que c’est eux, aujourd’hui, notre nouvelle Jérusalem.
À nous de réduire le gouffre de l’exil en regardant vers eux sans cesse. À nous de leur donner de la force, et de continuer à les attendre, en ayant le courage de l’espoir.