Bismuth-Jarrassé Colette et Jarrassé Dominique, Synagogues de Tunisie. Monuments d’une histoire et d’une identité, par Alain Messaoudi

Bismuth-Jarrassé Colette et Jarrassé Dominique, Synagogues de Tunisie. Monuments d’une histoire et d’une identité, Paris, Éditions Esthétiques du divers, 2010, 320 p.

Alain Messaoudi
 

L’apport de cet ouvrage magnifiquement illustré, produit d’une recherche de sept années, déborde largement le cadre familial dans lequel il s’inscrit : Colette Bismuth-Jarrassé, pour qui cette enquête en Tunisie, pays qu’elle a quitté enfant, a été un retour aux sources, et son époux Dominique Jarrassé, professeur à l’Université de Bordeaux et spécialiste de l’histoire de l’architecture au XIXe siècle, ont entrepris certains de leurs voyages avec leurs enfants et sont aussi les fondateurs des éditions Esthétiques du divers. Étudier les synagogues, objet matériel et symbolique resté paradoxalement méconnu, permet, en effet, d’apporter une contribution majeure à l’histoire du judaïsme tunisien aux XIXe et XXe siècles. C’est rappeler l’importance du monde rabbinique et la vitalité des communautés en dehors de Tunis, parfois sous-estimées. C’est aussi réinscrire les monuments aujourd’hui les plus emblématiques du judaïsme tunisien, l’antique Ghriba de Djerba et la moderne grande synagogue de l’avenue de la Liberté à Tunis, dans une trame beaucoup plus large qui révèle leur exceptionnalité. Le parti pris d’associer étude des formes et pratiques sociales a conduit les auteurs à ne pas limiter leur corpus aux synagogues monumentales – ce qui aurait été commettre un contresens, une telle conception de la synagogue, datée du XIXe siècle et importée de France, occultant une réalité vécue inscrite dans un temps long et qui reste encore la part, sans doute la plus vive, du judaïsme tunisien au XXe siècle1. Ils font leur place aux sanctuaires familiaux – dont ils donnent une cartographie précieuse pour les principales villes, à partir d’archives et d’entretiens – et mettent en évidence l’importance d’une architecture vernaculaire, où la synagogue s’inscrit dans un bâti que rien ne distingue extérieurement de son environnement.

Le livre, construit en douze chapitres, est organisé en trois parties équilibrées : modalités de la recherche et cadre historique général ; synagogues qui témoignent d’une tradition intégrée, dans la Hâra (le quartier juif de Tunis), l’intérieur du pays ou le Sud, avec des bâtiments introvertis, sans façades, insérés dans l’espace de la médina ; implantations et modèles nouveaux avec le mouvement d’extroversion que favorise le Protectorat français (« vers la modernité… et l’exil »). Il permet de rectifier plusieurs idées reçues selon lesquelles les communautés du sud seraient restées attachées à des traditions ancestrales millénaires, par opposition à un judaïsme des villes du Nord davantage tourné vers la modernité occidentale. Or, les édifices des synagogues de Sud sont souvent moins anciens qu’on le suppose – et au premier chef celui de la Ghriba – tandis que l’attachement à une implantation dans la médina ancienne est resté vif jusqu’au milieu du XXe siècle à Kairouan, Sousse ou Tunis.

Les auteurs mettent, ainsi, en évidence l’importance d’un type de synagogue identifié depuis les années 1950 par l’architecte Jacob Pinkerfeld comme un modèle djerbien. Ces bâtiments, qui se signalent à l’horizon par leur lanterneau carré dont la valeur est à la fois fonctionnelle (il apporte une source de lumière dans un espace enserré dans la structure urbaine) et identitaire (en particulier quand il comporte douze baies comme dans la synagogue des Cohanim ou Dightiya, édifiée fin XVIIIe – début XIXe siècle à Hara Sghrira) témoignent, sans doute, d’une maîtrise de l’espace propre à Djerba (sans pour autant rivaliser avec les mosquées qui conservent le monopole de la coupole). Mais ils rappellent que l’identification des premiers exemples de ce modèle reste hypothétique, faute de datations précises. Il n’est sans doute pas si traditionnel qu’on a pu le penser. Sa large diffusion en dehors de Djerba, jusque dans le nord du pays comme à Mateur, date, sans doute, du Protectorat français, qui autorise une visibilité nouvelle des synagogues, quoique sans ostentation. Il peut être mis en parallèle avec la régularité des mouvements migratoires à partir de Djerba, ainsi qu’avec l’implantation de petites communautés juives dans les nouveaux centres urbains créés à l’époque coloniale.

L’attachement des juifs tunisiens à une intégration dans le tissu des villes anciennes reste fort jusque dans les années 1930. Le processus qui voit le départ des juifs les plus aisés des quartiers anciens où ils étaient concentrés – sans qu’il s’agisse de quartiers réservés, strictement délimités comme en Europe – ne signifie pas une désaffection générale. À Kairouan, la communauté choisit en 1910 d’acquérir une parcelle enclavée en plein cœur de la médinapour édifier la synagogue qu’elle inaugure dix ans plus tard, affirmant, ainsi, sa volonté de renouer avec un passé ancien où la ville sainte de l’islam était aussi un très important foyer culturel juif. À Tunis, c’est dans la Hâra, au débouché du sûq des Grâna, (Livournais) qu’on inaugure, en 1904, la Slat guedid [nouvelle salle de prière] de style néo-mauresque. La grande synagogue du quartier, qui date probablement de l’époque hafside, est l’objet d’une restauration entre 1914 et 1921 avant que les premières expropriations n’annoncent, dans les années 1930, la démolition de l’ensemble du quartier, effective dans les années 1950. Les auteurs rappellent, à cette occasion, que la politique de sauvegarde des monuments du passé mise en œuvre par les autorités du Protectorat s’est peu souciée du patrimoine juif. À côté des sites archéologiques de l’antiquité punique et romaine, le service des arts et des antiquités s’est concentré sur la préservation d’édifices de culte musulmans sans qu’aucune mesure de classement ne soit prise en faveur des synagogues de la hâra, malgré le vœu exprimé localement en 1918 par l’homme de lettres Jacques Véhel, et bien que Louis Poinssot, directeur du service après 1942, ait rappelé l’intérêt historique de la Slat Freiha [salle de prière Freiha], sans doute contemporaine de la grande synagogue. On peut considérer que les autorités coloniales ont, ainsi, participé à une définition restrictive du patrimoine national tunisien.

L’architecture témoigne d’une mutation des pratiques. Alors que les synagogues sont traditionnellement des lieux où seuls les hommes se réunissent (les femmes y vont le jeudi pour se charger du nettoyage, et se réunissent dans d’autres lieux, comme les tombeaux des saints qui sont l’objet de pèlerinages), certaines, construites ou réaménagées au XXe siècle, prévoient de leur réserver un espace en construisant un balcon qui serve d’ezrat nachim (« parvis des femmes »). C’est le cas de la nouvelle grande synagogue à Tunis, symbole monumental de l’accès de la communauté juive tunisienne à la modernité. L’ouvrage en retrace l’histoire, entre un premier projet de « temple israélite » formulé dès avant l’occupation française en 1879, et l’inauguration du bâtiment avant-gardiste dessiné par Victor Valensi dès 1912, mais réalisé seulement entre 1933 et 1937, suite à la Grande Guerre et aux effets de la crise économique. Financé grâce à l’appui d’un mécène parisien d’origine marocaine, Daniel Iffla Osiris (1825-1907), et aux soins de son exécuteur testamentaire, le président de la République Émile Loubet, le monument, localisé dans la ville européenne et exposant une façade grandiose, rompt avec la tradition. Contrairement à un premier projet de style romano-byzantin typique de l’israélitisme français, qui aurait fait de la synagogue une sœur jumelle des cathédrales de Tunis et de Carthage, il affirme extérieurement son identité juive, avec son fronton orné d’une immense étoile de David (maguen David), symbole en Europe de l’émancipation des juifs, puis du mouvement sioniste.

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L’importance de ce livre tient à sa qualité d’inventaire exhaustif : il rassemble une très riche documentation et dresse un état des lieux qui fera date. Elle tient aussi aux questions qu’il pose sur les rapports qu’entretiennent patrimoine religieux et patrimoine national, qu’il s’agisse des liens de la Tunisie d’aujourd’hui avec son passé juif ou des formes que prennent les références au passé chez les juifs d’origine tunisienne, en France et en Israël. L’abolition, en 1958, des institutions juives remplacées par des comités provisoires qui le sont restés jusqu’à aujourd’hui, et l’expropriation du cimetière juif de l’avenue de Londres, transformé en jardin public, puis la démolition de la grande synagogue de la Hâra, en novembre 1961, ont été dictées par une logique modernisatrice ne visant pas spécifiquement le passé juif : elle n’a pas épargné le cimetière musulman de Bab el‑Khadra et a failli éventrer le cœur de la médina. Mais en touchant le centre symbolique d’une communauté minoritaire, son impact n’a-t-il pas été, cependant, particulièrement puissant ? Avec le départ progressif des juifs de Tunisie, les synagogues ont pour la plupart disparu, certains bâtiments étant réaffectés (entrepôts, commerces, mais aussi école coranique ou bibliothèques publiques, comme à Hammam-Lif et Bizerte, ou musée comme au Kef), d’autres laissés à l’abandon ou démolis. C’est un des intérêts de ce livre que de montrer leur état actuel, en signalant la valeur historique et esthétique de certains édifices menacés de disparition, comme à Moknine ou à Testour. Que représentent pour les Tunisiens ces traces d’un passé juif ? Entendent-ils les conserver pour en entretenir la mémoire ? Les situations semblent être très variables, y compris dans le cas de bâtiments bien entretenus. Qu’y a-t-il de commun entre la modeste salle de prière de Tamezret, dans le sud, respectueusement entretenue par ses actuels propriétaires musulmans, anciens voisins, et la grande synagogue de Tunis, dont l’État a pris récemment en charge une restauration intérieure (1996) et extérieure (2007-2008) ? N’est-ce pas pour se poser en défenseur de la tolérance religieuse devant les puissances et leurs opinions étrangères que le gouvernement tunisien, sans être arrêté par la dimension identitaire du décor de la synagogue2, a entrepris sa restauration ? A-t-il, par ailleurs, entrepris des actions réelles en faveur d’une inscription des synagogues dans le patrimoine national3 ? Faut-il appeler de ses vœux une reconnaissance par l’Unesco de l’ensemble des synagogues de Djerba comme un moyen d’encourager un processus de réappropriation nationale en l’articulant à un projet international ? Objets de déprédations en écho au conflit israélo-palestinien4, édifices respectés parce qu’ils rappellent une présence juive dont la disparition est vécue comme une perte, ou lieux gagnés par l’oubli, la situation des synagogues en Tunisie est loin d’être uniforme.

Les auteurs ont délibérément choisi de limiter leur enquête au cadre national tunisien – restriction nécessaire pour la mener à terme. Il faudra donc d’autres travaux pour savoir si les synagogues de Tunisie partagent certaines caractéristiques avec celles de l’Est algérien et de Libye d’une part, de Malte et d’Italie d’autre part. Le dernier chapitre du livre apporte une perspective intéressante sur les synagogues édifiées par les juifs tunisiens installés en Israël et en France. L’affirmation identitaire des premières – avec la reprise du modèle djerbien et des projets de reconstitution de la Ghriba de Djerba (dans le cadre d’un complexe communautaire à Jérusalem), et de la grande synagogue moderne de Tunis (à Natanya) – contraste avec la discrétion des secondes. Cette dernière est-elle l’expression d’un « sentiment du provisoire » que n’auraient plus les juifs tunisiens d’Israël comme le supposent les auteurs ? Ne traduit-elle pas, plutôt, un souci d’intégration dans un pays qui a fait de la laïcité une de ses valeurs ? L’enquête mériterait d’être prolongée. Cette étude des synagogues de Tunisie soulève des questions profondes et complexes et démontre qu’une observation précise des formes architecturales et des pratiques qui leur sont liées peut apprendre beaucoup sur le croisement des identités nationales et des traditions religieuses.

Notes

1  Dominique Jarrassé à montré que l’érection de synagogues monumentales au XIXe siècle a été l’expression d’une adaptation à une modernité étrangère à la tradition, la synagogue étant fonction et non type architectural (L’âge d’or des synagogues, 1991).

2  Les auteurs rappellent que la synagogue a été incendiée le 5 juin 1967 en même temps que les commerces juifs alentours étaient pillés à la suite de manifestations de protestation contre l’attaque de l’Égypte par Israël. On peut supposer qu’une lecture profane de l’emblématique maguen David décorant sa façade a pu avoir pour effet de lever les scrupules d’esprits religieux conscients de commettre un sacrilège.

3  Il ne semble pas qu’on trouve de synagogues parmi les sites et monuments de Tunisie dont les images sont diffusées sur les chaînes publiques tunisiennes lorsqu’il s’agit de combler les creux de la programmation. Sont-elles présentes dans les manuels scolaires ?

4  Le livre rappelle qu’en 1982, au lendemain de l’annonce des massacres de Sabra et Chatila, la synagogue de Zarzis a été l’objet d’un incendie criminel ; en avril 2002, la Ghriba fut le lieu d’un attentat-suicide meurtrier ; les vitraux de la synagogue de Sfax sont régulièrement criblés de pierre.

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