En Tunisie, la quête de respectabilité d’Ennahda

En Tunisie, la quête de respectabilité d’Ennahda

Dans un contexte géopolitique devenu défavorable aux partis issus des Frères musulmans, le mouvement islamiste cherche à normaliser son image. Une mue doctrinale qui interroge le correspondant du « Monde » à Tunis Frédéric Bobin.

LE MONDE |  Par Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)

 

Analyse. C’était le 15 février, au cœur du quartier du Bardo à Tunis, ciel noir et chaussées mouillées. Dans la salle des pas perdus de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), Naoufel Jammali, un échalas au verbe délié, évoquait l’évolution doctrinale de son parti, Ennahda, le mouvement islamiste tunisien. Président de la commission des droits, des libertés et des relations extérieures de l’ARP, l’homme est au carrefour de bien des débats agitant la jeune démocratie tunisienne, seule rescapée de la vague des « printemps arabes ».

ON N’« ATTENDAIT PAS » ENNAHDA SUR LE TERRAIN DE LA SÉDUCTION DE LA COMMUNAUTÉ JUIVE TUNISIENNE NI SUR CELUI DU FRONT DES DROITS DES FEMMES

Ce jour-là, il s’expliquait sur l’opposition de son parti à une proposition de loi visant à « criminaliser » les relations avec Israël et dont la discussion a été repoussée sine die par sa commission. Au centre de ses préoccupations : le sort des investissements étrangers en Tunisie qui, s’alarmait-il, pourraient être affectés si une telle loi devait être votée. « Il faut protéger les intérêts supérieurs de l’économie tunisienne », affirmait-il. « Nous [les partisans d’Ennahda], ajoutait-il, sommes toujours présents là où l’on ne nous attend pas. »

Quelques jours plus tard, la formule a pris tout son sens. Un porte-parole d’Ennahda annonçait qu’un juif tunisien, Simon Slama, serait candidat sur une liste du parti islamiste à Monastir (côte orientale), à l’occasion des élections municipales du 6 mai. La nouvelle a fait sensation en Tunisie, et au-delà. On n’« attendait pas » Ennahda sur ce terrain de la séduction de la communauté juive tunisienne. Tout comme on ne l’« attendait pas » sur le front des droits des femmes.

En juillet 2017, le parti a soutenu l’adoption d’une loi réprimant les violences faites aux femmes. En ce qui concerne la perspective d’instaurer l’égalité entre hommes et femmes en matière d’héritage, un objectif que s’est fixé le chef de l’Etat, Béji Caïd Essebsi, M. Jammali affirme : « Nous sommes prêts à en débattre dans un climat serein et démocratique. »

« Démocrate-musulman »

Jusqu’où Ennahda ira-t-il dans sa mue doctrinale ? Le parti évolue par petites touches. La logique de cette mutation est limpide : la quête de la respectabilité, notamment au niveau international, afin d’effacer les stigmates de ses accointances passées avec certains groupes salafistes radicaux. Le grand tournant a été formalisé en mai 2016, lors d’un congrès à Hammamet, à l’issue duquel Ennahda s’est redéfini comme un parti « civil », « spécialisé » sur la seule action politique et délesté de ses activités traditionnelles de prédication religieuse (dawa).

S’IL ADMET TOUJOURS L’ISLAM COMME « RÉFÉRENTIEL »,ENNAHDA VEUT TOURNER LA PAGE DE L’« ISLAM POLITIQUE », REFUSANT MÊME D’ÊTRE QUALIFIÉ D’« ISLAMISTE »

Désireux d’apparaître comme pleinement « tunisien », et non comme un « parti de l’étranger », Ennahda proclame qu’il a cessé d’être la branche locale de l’internationale des Frères musulmans. Et s’il admet toujours l’islam comme « référentiel », il veut tourner la page de l’« islam politique », refusant même d’être qualifié d’« islamiste ». Il endosse plus volontiers le label de « démocrate-musulman », à l’image des « démocrates-chrétiens » européens.

Une telle mutation est le produit de la grave crise de l’été 2013, qui avait propulsé la Tunisie au bord de la guerre civile. A l’époque, Ennahda, qui dominait la coalition au pouvoir – la « troïka » –, était défié par une rue en colère qui lui reprochait sa complicité avec la montée de la violence salafiste. Au même moment, le président égyptien, Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, était renversé par un coup d’Etat. Face à cette géopolitique régionale devenue défavorable, Ennahda a opté pour la survie immédiate, une attitude inspirée par la mémoire encore fraîche de la répression subie sous la dictature de Ben Ali.

Pragmatisme

Aussi, le parti a-t-il accepté – non sans mal – de négocier avec ses adversaires tunisiens de Nidaa Tounès, un front hostile à l’islam politique regroupant démocrates progressistes et réseaux issus de l’ancien régime de Ben Ali. La rencontre du 14 août 2013 à l’Hôtel Bristol, à Paris, entre Béji Caïd Essebsi, le fondateur de Nidaa Tounès, et Rached Ghannouchi, le patron d’Ennahda, a jeté les bases d’une réconciliation entre les deux camps. Celle-ci prendra la forme, début 2015, au lendemain de la victoire de Nidaa Tounès aux élections législatives et présidentielle, d’une coalition gouvernementale venant d’entrer dans sa quatrième année.

L’ATTITUDE D’ENNAHDA AU SEIN DE LA COALITION AU POUVOIR, MARQUÉE PAR UNE LOYAUTÉ CONFINANT AU SUIVISME VIS-À-VIS DE NIDAA TOUNÈS, A CONSOLIDÉ SON CRÉDIT DE « PARTI DE GOUVERNEMENT »

Une telle conversion au pragmatisme d’Ennahda n’a pas fait disparaître comme par enchantement les suspicions à son encontre. Dans le camp hostile à l’islam politique en Tunisie, certains doutent encore de la « sincérité » de cette évolution. Selon eux, le positionnement d’Ennahda relève du simple opportunisme, dicté par les rapports de force politiques, et est donc réversible dans un contexte différent. Simultanément, l’attitude d’Ennahda au sein de la coalition au pouvoir, marquée par une loyauté confinant au suivisme vis-à-vis de Nidaa Tounès, a consolidé son crédit de « parti de gouvernement », au risque de lui aliéner certaines franges de son électorat.

Sachant qu’il est toujours sous surveillance, Ennahda a multiplié les concessions afin de faire mentir les critiques à son encontre. Il était aux premières loges, en janvier, pour défendre le gouvernement confronté à l’agitation sociale. « Il n’y a plus de tabou », affirme M. Jammali, y compris pour l’amnistie de cadres de l’ancien régime impliqués dans les malversations de l’époque. On dirait Ennahda métamorphosé en simple parti conservateur à la tunisienne, partisan à la fois du statu quo social et d’un certain progressisme sociétal hérité d’Habib Bourguiba. Mais qu’une évolution aussi significative se produise sans turbulences au sein de son appareil dirigeant, sans départs ni dissidences, révèle un fonctionnement vertical susceptible de nourrir des interrogations. La « normalisation » d’Ennahda n’en est qu’à ses prémices.

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