Entre causalité et incertitude : les défis de la physique moderne
David Bensoussan
L’auteur est professeur de sciences à l’Université du Québec
Notre compréhension du monde a été confortée par la compatibilité entre physique classique (ou physique newtonienne) et notre perception de la réalité. Toutefois, la physique einsteinienne de la relativité a mis en évidence que les notions d’espace et de temps sont subordonnées à la présence de matière. La physique newtonienne et la physique einsteinienne sont causalistes. Par contre, la physique quantique a mis à jour la nature probabiliste des phénomènes atomiques et subatomiques. La compatibilité entre la physique déterministe et la physique probabiliste demeure un mystère. Les théories relativistes et quantiques soulignent les limites de notre perception et nous amènent à redéfinir notre compréhension de la réalité.
Physique classique et physique quantique
Notre bon sens semble parfois inné bien qu’il soit souvent fondé sur des déductions quasi évidentes relatives à la perception de la réalité du monde qui nous est proche. Ce bon sens repose sur des observations directes de la réalité environnante, comme c’est le cas lorsqu’un objet tombé est attiré par la gravité. Ces observations nourrissent un sens inné de causalité.
Les mathématiques, en revanche, reposent sur des déductions logiques fondées sur des axiomes de base. Il en va ainsi pour la géométrie d’Euclide qui repose sur les postulats selon lesquels une seule droite peut passer par deux points, ou que des droites parallèles ne se rencontrent jamais.
La géométrie euclidienne convient parfaitement à l’analyse de la dynamique de la mécanique classique ou mécanique newtonienne. Les modèles mathématiques des phénomènes physiques évitent d’approcher la nature complexifiée de la réalité perçue qu’ils idéalisent et la simplifient dans le contexte du temps et de l’espace.
Ainsi, des progrès technologiques prodigieux ont été accomplis grâce à la congruence entre le monde des perceptions et celui de la déduction mathématique. Des lois physiques découlant de la causalité directe et prévisible expliquent essentiellement les comportements dynamiques macroscopiques.
Or la physique moderne intègre les réalités de la relativité et de la mécanique quantique. La théorie de la relativité remet en question les concepts classiques du temps et de l’espace. Les principes de la physique quantique échappent à notre expérience ordinaire. Ils contredisent notre compréhension intuitive du monde quotidien, notamment en ce qui concerne la dynamique des objets dans l’espace et le temps, ainsi que le concept même de causalité.
La physique galiléenne
Alors que pour Aristote, la vitesse de chute des corps était instantanée sitôt qu’ils subissaient une chute, Galilée démontra que leur vitesse augmentait d’un incrément égal après des intervalles de temps égaux. Il exprima sa théorie en langage mathématique et décrivit la trajectoire parabolique d’un objet lancé vers le haut. Il introduisit le concept d’inertie des objets se déplaçant à une vitesse constante.
La physique newtonienne
Newton élabora le principe de l’action et de la réaction équivalente et celui de la modification de la quantité de mouvement suite à l’application d’une force externe. La loi universelle de la gravitation connut une grande célébrité lorsqu’il appliqua sa notion de force centrifuge des objets en mouvement circulaires au mouvement de la lune : en effet, la durée mensuelle de l’orbite lunaire correspond parfaitement à celle qui convient à la distance terre-lune. L’estimation de cette dernière était connue des penseurs grecs de l’antiquité.
La physique einsteinienne
Selon le principe de la relativité restreinte, pour un observateur externe d’un objet en mouvement par rapport à lui, le temps se dilate, la distance se contracte. Loin d’être absolus, le temps et l’espace se révèlent relatifs et interconnectés, formant ensemble un continuum espace-temps qui est déformé par la masse et l’énergie. La matière et m l’énergie E sont deux aspects d’une même réalité physique selon l’équivalence E=mc2.
Le principe de la relativité élargie inclut les effets de la gravité sur l’espace et le temps, soit la courbure de l’espace-temps causée par la présence de masse et d’énergie. Cette théorie a été confirmée par des observations comme la déviation de la lumière au passage près du Soleil et le comportement des planètes dans leur orbite, et elle constitue le fondement de notre compréhension moderne des trous noirs et de la cosmologie : elle fonctionne parfaitement à l'échelle cosmique et pour des objets massifs comme les étoiles et les galaxies.
La physique quantique
Les lois de la physique classique entrent en conflit avec la physique des particules quantiques (qui sont de l’ordre du nanomètre) qui introduit des notions probabilistes. Qui plus est, selon la physique quantique, les systèmes physiques peuvent exister en superposition d’états alternatifs d’où la tentation d’émettre l’hypothèse selon laquelle il existe des mondes parallèles ; le phénomène observé et l’observateur sont interdépendants et c’est l’observation qui, en définitive, détermine la réalité vécue parmi de multiples autres réalités possibles ; une particule peut se comporter comme une matière ou comme une onde ; l’intrication quantique fait que des particules demeurent instantanément intriquées indépendamment de toute distance qui peut les séparer. Cela se passe comme si une particule avait un sosie ondulatoire qui s’étend à l’infini... On est tenté de donner corps à l’adage voulant qu’un battement d'ailes d'un papillon au Brésil puisse provoquer une tornade au Texas.
La physique relativiste met en évidence que les fondations de la physique classique ou physique newtonienne sont erronées. En effet, la géométrie euclidienne s’avère n’être qu’une approximation d’une réalité plus complexe qui fait que l’espace est incurvé par la gravité.
Causalité et incertitude
Comment la physique quantique et la physique relativiste coexistent-elles ? La première ignore la gravité. La seconde ignore les propriétés probabilistes intrinsèques des particules quantiques.
Les lois de la physique newtonienne et einsteinienne sont causales et déterministes ; ainsi, il est possible de calculer la position et la vitesse d’une planète à tout moment, de prédire avec précision les éclipses solaires. Ce déterminisme a inspiré le physicien Ilya Prigogine, qui affirmait que « Dieu est un archiviste tournant les pages d’un livre déjà écrit. »
Cependant, il y a aussi la dimension aléatoire : Heisenberg a montré qu’en physique quantique, il est impossible de connaître simultanément la position et la quantité de mouvement d’une particule avec précision. L’incertitude est donc inhérente à la physique quantique. Il n’en demeure pas moins que des particules « micro » qui ont un comportement aléatoire se comportent de façon déterministe lorsqu’elles sont agrégées en des matières « macro. » Pour ces dernières, les effets quantiques sont négligeables.
Bien qu'extrêmement précises et efficaces dans leurs domaines respectifs, les théories de la physique quantique et la relativité générale sont fondamentalement incompatibles, en particulier lorsqu’il s'agit de faire rentrer en considération la gravité à l'échelle quantique. La mécanique quantique décrit les interactions fondamentales des particules sous atomiques autres que la gravité : l’électromagnétisme; la force nucléaire forte qui maintient les protons et les neutrons ensemble dans le noyau atomique malgré la répulsion réciproque des protons chargés positivement et la force faible qui est responsable des désintégrations radioactives. En outre, les phénomènes du comportement duel onde-particule et de l'intrication quantique semblent incompatibles avec la structure continue de l’espace-temps en relativité générale.
Élaborer une théorie de la gravité quantique impliquerait des effets gravitationnels aux échelles subatomiques si intenses qu’ils entraîneraient des effets contradictoires qui rendraient incertain l’espace-temps lui-même. La compréhension complète de l’espace-temps quantique constitue un défi majeur.
La quête d'unification en physique
Einstein disait : « Je tiens pour vrai... que la pensée pure peut saisir la réalité. Nous pouvons découvrir, par le biais de constructions mathématiques, les concepts et les lois qui les relient les uns aux autres, ce qui fournit la clé pour comprendre les phénomènes naturels. »
Pourtant, la science ne peut pas tout expliquer. Chaque découverte soulève de nouvelles questions, et notre compréhension du monde nécessite un perpétuel réajustement sans jamais parvenir à dissiper entièrement le Mystère. À titre d’exemple, interrogeons-nous sur ce qui cause la chute des corps : c’est la gravité ; celle-ci fait partie du champ gravitationnel lequel est tributaire de la courbure de l’espace-temps et ainsi de suite... Il reste toujours quelque chose d’insondable en arrière-plan. Derrière chaque réponse scientifique, une part de mystère demeure, rappelant que notre compréhension du monde s’élargit sans jamais dissiper totalement le mystère de l’existence.
Nous prenons rarement le temps de réfléchir à l’origine des lois logiques qui nous permettent de comprendre le monde. Nous acceptons l’immuabilité des lois physiques sans nécessairement savoir d’où elles viennent. Pourtant, il semble exister une certaine harmonie entre l’esprit humain et l'ordre cosmique. Nous parvenons non seulement à percevoir cette intelligence sous-jacente aux phénomènes physiques, mais aussi à interagir avec elle grâce à des méthodes scientifiques rigoureuses basées sur l’observation, l’expérimentation, la déduction et l’hypothèse. Nous réussissons ainsi à développer une compréhension de phénomènes qui échappent à notre perception, à rationaliser les processus qui les animent et à réaliser des avancées technologiques majeures.
La science des particules quantiques, bien qu’invisibles, mène à des applications remarquables tout comme l’imagerie par résonance magnétique qui repose sur des principes quantiques. De même, la prise en compte des effets relativistes contre-intuitifs, comme la dilatation temporelle et la contraction de l’espace sous l’effet de la gravité, améliore la précision de la navigation GPS.
Il n’en demeure pas moins que l’on n’a pu encore établir une théorie physique qui s’applique tant à la théorie de la relativité appliquée au monde macroscopique qu’au monde microscopique des particules quantiques. Des théories comme la théorie des cordes et la gravité quantique à boucles tentent de décrire la gravité à l’échelle quantique, mais elles demeurent spéculatives.
En poursuivant cette recherche d’unification, nous touchons ainsi à la fois les limites et la grandeur de notre compréhension, révélant un ordre sous-jacent qui transcende notre intuition humaine.
Le théoricien américain Norbert Weiner exprimait avec humour cette quête d’unification : « Un physicien moderne étudie la physique quantique les lundis, mercredis et vendredis et médite sur la théorie de la relativité gravitationnelle les mardis, jeudis et samedis. Le dimanche, il prie... pour que quelqu’un trouve la corrélation entre les deux. »