Guerre mondiale, de Renato Bensasson, né en 1930 à Tunis

Guerre mondiale, de Renato Bensasson, né en 1930 à Tunis

 

Dans les années trente et jusqu'en 1951, année où nous avons définitivement quitté la Tunisie pour Paris, notre famille habitait Tunis au 21 avenue de Paris, à l'angle de la rue d'Avignon, juste en face du Palais des Sociétés Françaises, à quelques pas du Lycée Carnot. Notre famille, italienne d'origine livournaise, était composée de notre père, Gino Bensasson, notre mère Vera, la "Nonna" (1), notre grand-mère maternelle, Rachele Nahum, veuve de Vittorio Scialom, de mes deux sœurs, Gabriella et Anna Maria, de mon frère Mario et de moi.
Tous les juifs de Livourne étaient très attachés aux Medicis et à la Toscane qui fut pendant des siècles un centre culturel singulier de l'Italie et de l'Europe (Dante Alghieri, Leonardo da Vinci, Galileo Galilei, Giovanni Pico della Mirandola ...) et un refuge généreux, pour ceux qui avaient été expulsés d'Espagne en 1492.
Par les conventions franco-italiennes de 1896, les italiens de Tunisie avaient un statut particulier qui leur permettait de conserver leur nationalité, leurs écoles, leurs banques, leurs hôpitaux, leurs associations culturelles (Dante Alighieri) et caritatives (Asilo notturno) ouvertes à tous et toutes sans dictinction….
Les liens des livournais avec la France étaient particuliers:
à Le 2 juin 1918, à Tunis, lors de "la Festa dello Statuto" (Fête de l'Unité italienne qui depuis 1861 eut lieu le 1er dimanche de Juin) ont été déposés des gerbes sur les plaques honorant Giuseppe Garibaldi, les morts pour la Patrie et Georges Guynemer, aviateur français, tombé le 11 Septembre 1917 à l'âge de 22 ans, après 50 victoires. Lors de cette réunion du 2 juin 1918, Umberto Bensasson fit vivement
applaudir les noms de Victor Hugo et de Giuseppe Garibaldi en terminant son discours par : " Que ce courant de sympathie nous tienne toujours unis à notre sœur latine, protectrice de cette terre qui nous accueille, et souvenons nous des beaux vers nés de l'amitié épique entre Garibaldi et Hugo
"Nous cherchons le nom de l'espérance, nous dirons Italie et tu répondra France".
-> En 1932, à l’occasion d’un voyage en Italie, Fernand Braudel, alors professeur à Alger, fit escale à Tunis. Il l’évoquait ainsi en 1983 dans le Corriere della Sera :
"Je fis halte à Tunis, la ville nord-africaine, méditerranéenne, déjà levantine, que je préférais à toutes les autres (…) L’Italie et la France, tout en se querellant, y avaient greffé sur un vieil héritage la ville la plus joyeuse, étonnante et capiteuse que j’aie jamais connue."
​Dans son journal personnel étudié par sa disciple Giuliana Gemelli il ajoutait : "Poésie, lumière, joies de la table (…) plaisir éperdu de la mer (…) la Méditerranée est pour moi mélange (…) Tunis me plaisait : un mélange. "

Quand je repense à l' époque singulière de la seconde guerre mondiale, je réalise que nous, enfants juifs de Tunis, étions très concernés par les évènements: nous lisions les journaux, nous écoutions Radio-Tunis, Radio-Paris, les émissions de la France Libre.
En 1934, avant les lois raciales italiennes de 1938, mon père m'avait retiré de l'Ecole Italienne de la rue de Rome, pour m'éviter d’être endoctriné par le parti fasciste italien. Il m'inscrivit au Lycée Carnot qui se trouvait à quelques mètres de notre domicile.
Pendant la période de Vichy, au Lycée Carnot, nous fûmes un jour réunis hors de notre classe habituelle dans une salle spéciale où un fonctionnaire, étranger au Lycée (2), vint nous parler pendant près d'une heure de la Révolution Nationale du Maréchal Pétain en termes enthousiastes. Révolté, en sortant de là et passant devant l'auteur de ce discours pétainiste enflammé, je me mis à chanter à tue tête: " Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand…… ", un refrain émis souvent par la BBC de Londres. Dans des classes comportant une large proportion d’élèves juifs, certains d'entre nous se manifestèrent parfois comme des matamores inconscients, heureusement sans conséquences. Un ami André Attal me raconta qu'un de ses camarades de classe, en mai 1941, dessina sur le tableau noir pendant une récréation un immense bateau représentant le cuirassé allemand "Bismark" qu'il avait intitulé "le plus grand sous marin" du monde, ce dessin fut applaudi par toute la classe. Le Bismark, fleuron de la flotte allemande, venait d'être coulé le 27 mai 1941, par des bombardiers-torpilleurs lancés par le porte-avion Ark Royal et par des destroyers de la Royal Navy. A cette époque, l'amiral Esteva, nommé résident général en Juillet 1940 par le gouvernement de Vichy, menait une politique pro-allemande et avait procédé à de nombreuses arrestations de gaullistes, de communistes et de socialistes.
Au lycée Carnot, nos héros étaient ceux des bandes dessinées américaines d'avant-guerre, Mandrake "le Magicien", Alain "la Foudre", Yordi "le Superman", et tout particulièrement les quatre mousquetaires d'Alexandre Dumas.
Pendant toute la durée de la guerre, nous écoutions chaque soir le programme "Les Français parlent aux Français" émis par la BBC de Londres, qui nous parvenait distinctement malgré le brouillage. Nous étions tous groupés autour d'un meuble-TSF fabriqué par RCA (3), souvent en présence d' Aldo Bensasson, un cousin venu jouer aux échecs avec notre père, et parfois avec Zio Hlafo, un frère de notre Nonna, tout aussi passionnément anglophile qu'elle. Notre Nonna aimait nous répéter: "l'Angleterre a parfois perdu des batailles mais elle a toujours gagné ses guerres, elle écrasera bientôt les Allemands". De ces écoutes de la BBC, un premier souvenir est celui du message crypté "Attention Franklin arrive, Franklin arrive, Franklin arrive….." qui se révéla être l'annonce du débarquement allié à Casablanca, Alger et Oran, le 8 novembre 1942. Dès le 9 ou le 10 novembre au matin, des centaines de trimoteurs Junkers gris, arrivant d'Italie couvrirent le ciel de Tunis, ils transportaient des soldats par milliers vers l'aérodrome d'El Aouina. Un autre souvenir marquant de cette période est un des premiers bombardements américains sur le port, bombardement qui toucha tout particulièrement la ville. Notre immeuble vacilla littéralement à plusieurs reprises et nos parents prirent la décision de quitter la capitale. Le lendemain matin, dans un immense camion très âgé et passablement déglingué, nous partîmes tous, cahin-caha, avec la famille d'un cousin de ma mère, Ezio Boccara qui pendant tout le trajet, allongé sur le pare-boue avant gauche activa manuellement un carburateur déficient. Nous nous sommes tous retrouvés sains et saufs à La Marsa (4) Notre villa de la plage étant occupée par les Allemands, notre famille fut hébergée, dans un premier temps, dans une grande "ferme" toute proche du Consulat Anglais, où vivaient Ettore Fiorentino un cousin de notre père et sa femme, Bee Faber, danoise née à l'ïle Ste Croix dans les Caraïbes. Puis, d'autres amis, les Spezzafumo, mirent à notre disposition une petite villa voisine de la gare de Marsa-Ville, dans une rue bordée de grands caoutchoutiers qui menait à une résidence d'été des Beys
Pour moi, ce déplacement a, d'une certaine manière, été une source de joies inattendues. Car, sur une idée du professeur d'anglais Ferlin, une annexe du Lycée Carnot et du Lycée Armand Fallières avait été installée au sein de l'Institut Océanographique de Salammbô (5), entouré d'un jardin fleuri et luxuriant, au bord de la mer et des ports puniques de l'Antiquité. Je me retrouvais en classe de quatrième et pour aller dans nos salles de classe, nous traversions des couloirs où se succédaient des aquariums aux poissons multicolores et exotiques. Sans compter que ces classes, fait exceptionnel à l'époque, étaient mixtes et que nos petites camarades étaient souvent très jolies. Le train qui reliait La Marsa à Salammbô avait été suspendu et je garde un extraordinaire souvenir de ma traversée quotidienne de Carthage à bicyclette le long d'une route bordée d' immenses eucalyptus odorants, vers l'Institut Océanographique de Salammbô.
Le séjour à La Marsa ne fut cependant pas toujours de tout repos car dans l’après midi du 10 Mars 43, le village subit un bombardement aérien meurtrier. Des chapelets de grenades furent lancées par des avions américains sur la gare de Marsa-Plage et ses environs, tuant près de 165 civils et en blessant 150, parmi ces victimes de nombreux juifs réfugiés de Lybie qui se trouvaient dans un très grand caravansérail situé au bas de Marsa-Plage.
Je revois aussi une Citroën, traction-avant noire, au toit muni de deux hauts-parleurs, qui circulait avec, à son bord, des membres du S.O.L. (6) qui incitaient les habitants de La Marsa à tuer tous les Juifs. Leurs appels au meurtre, fort heureusement, ne furent pas suivis d'effets. Ces mêmes S.O.L., reconnaissables à leurs bérets et leurs insignes, firent irruption, quelques jours plus tard, chez des voisins juifs à "Marsa-Ville"et raflèrent tous leurs meubles.
Une autre anecdote, qui à la fois m'inquiéta et me rassura, me fut racontée par Faïka Farouk une élève très brillante de notre classe, toujours première en français et en anglais, petite fille du général Khaïrallah , un conseiller du Bey :
"Au nom d'un général allemand, des soldats se présentèrent chez le Dr Fellous à "Marsa-Résidence" pour réquisitionner sa villa qui se trouvait non loin de la Résidence d'été du Résident Général de France en Tunisie, l'Amiral Esteva. Prévenu par le Dr Fellous, le général Khaïrallah invita immédiatement ce général allemand à lui rendre visite. Le général Khaïrallah habitait une grande villa hispano-mauresque au sommet de la route allant de "Marsa-Ville" à Sidi Bou Saïd. Faika Farouk avait douze ans et assista à l'entrevue de son grand père et du général allemand dans les salons de sa villa. Le général Khaïrallah fit valoir que la santé des trois mille habitants de la Commune dépendait du Dr Fellous, que la réquisition de son habitation aurait pour conséquence d'entraver gravement son activité médicale et constituerait une menace pour la bonne santé des habitants de la localité. Le général Khairallah ajouta au Général allemand:
"En compensation de l'annulation de cette réquisition, je puis mettre à votre disposition une grande partie de mon "Palais".
Le général Allemand se retira et trouva une solution à son problème en d'autres lieux que La Marsa.....
Une autre anecdote concerne un récit que nous fit Mejid Metnani, un camarade de classe de l'Institut Océanographique de Salammbô. Il faisait corriger ses devoirs d'allemand par des soldats de l'armée allemande, qui campaient en bordure des vignobles de l'Archevêché de Carthage. Un de ces soldats déclara un jour à Mejid "Hitler Kaput" = il avait reçu une lettre lui indiquant que l'armée de Paulus avait été encerclée à Stalingrad. Nous étions en décembre 1942. Le 2 février 1943, Paulus capitulait et donnait l'ordre à ses soldats de se rendre. Ce jour là, une grande joie se manifesta dans les classes, et à l'Institut Océanographique, et au Lycée Carnot de Tunis.
Le 7 mai 1943, après une dernière bataille de chars à Enfidaville, les blindés britanniques du général Montgomery libéraient Tunis en liesse. Sans rencontrer de résistance, ces blindés parvinrent quelques heures plus tard à La Marsa. Ce fut un des plus beaux jours de ma vie d'enfant.
Au cours de ces mois tragiques de l'Occupation, mon père fut arrêté par deux fois. La première fois en Novembre 1942, par des policiers français qui le remirent aux Allemands à la Grande Synagogue de Tunis de l'Avenue de Paris, où avaient été regroupés comme otages de nombreux notables de la Communauté juive. Ces policiers exprimèrent à mon père leur répugnance à obéir aux ordres de leurs supérieurs. Mon père fut rapidement libéré par un officier allemand auquel il avait montré ses papiers militaires attestant de sa qualité d'ancien officier d'artillerie italien de la première guerre, décoré de la Croix de guerre italienne et de la Croix de guerre française avec citation avec étoile d'argent à l’ordre de la division (7). Quelques heures plus tard, sur intervention de Giorgio Silimbani, les allemands libérèrent tous les juifs italiens qu'ils détenaient. En Mai 1943 à la Libération, mon père fut arrêté une seconde fois comme citoyen italien. Il fut emprisonné pendant quatre mois avec de nombreux autres italiens dans des baraques militaires du sud tunisien à Gafsa. Nos biens furent mis sous séquestre et notre appartement du 21 Avenue de Paris fut réquisitionné. Ironie bureaucratique de l'Histoire car mon père avait signé un engagement volontaire en 1939 pour mettre au service de la France ses compétences d'ancien officier d'artillerie italien de la guerre 1915-1918 contre l'Autriche-Hongrie. Au retour de Gafsa de notre père, sans logis, nous avons logé à l'hôtel Majestic jusqu'à ce qu'un ami d'enfance de notre père, Maître Tristan Bodoy, mette à notre disposition un appartement de son immeuble Place Garibaldi, un immeuble où son père avocat arrivant d'Ajaccio avait pris la succession de l'avocat Enrico Bensasson, un oncle de mon père. Autre ironie de l'Histoire, en 1944 cette Place Garibaldi fut débaptisée par des bureaucrates ignorant que Garibaldi s‘était battu aux côtés des armées françaises contre la Prusse en 1970 et ignorant que deux de ses petits fils, Bruno et Constante, furent tués en Argonne où fut érigé un "Monument des Garibaldiens" qui leur rend hommage ainsi qu'aux 500 volontaires italiens tués en Argonne au cours de l'hiver 1914-1915.

(1) grand-mère en italien.
(2) Je tiens à rappeler
(i) que le proviseur du Lycée Carnot, Mr Cafford, le Censeur et le Surveillant Général étaient des gaullistes et
(ii) que quelques instituteurs et professeurs comme Jacquinot étaient communistes…. A ma connaissance les professeurs pétainistes et racistes étaient rares: Bonnet Dupeyron en fut un des rares exemples .
(3) Radio Corporation of America, constructeur d'appareils électroniques américain de 1919 à 1986.
(4) La Marsa , village situé à 25 km au Nord de Tunis, était subdivisé en quartiers : Marsa-Ville, Marsa-Résidence et Marsa-Plage.
(5) Première phrase de Salammbô par Flaubert :« C'était à Mégara, dans les faubourgs de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar. » (roman paru en 1862)
(6) Le Service d'ordre légionnaire (SOL) une organisation pétainiste dont le serment officiel était : " ...je jure de lutter contre la démocratie, la lèpre juive et la dissidence gaulliste ".
(7) (Croix de Guerre avec étoile d'argent et citation à l'ordre de la division par le Général Odry: "Officier très brillant en toutes circonstances. Auxiliaire précieux du commandement. S'est distingué très souvent depuis son arrivée sur l'ALTIPIANO et, en particulier, le 15 Juin 1918 et le 24 Octobre 1918". L'État-Major de la division italienne à laquelle appartenait mon père était sous commandement du général français Odry

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