Hommage a JEAN D'ORMESSON, ÉCRIVAIN ET ACADÉMICIEN : « Toute ma vie, j'ai souhaité être un intellectuel juif »

Hommage a JEAN D'ORMESSON, ÉCRIVAIN ET ACADÉMICIEN : « Toute ma vie, j'ai souhaité être un intellectuel juif »

 

Propos recueillis par Jean-Philippe de Tonnac

Jean d'Ormesson est mort ce 5 décembre 2017, à l'âge de 92 ans. Il nous avait accordé cet entretien, à l'été 2016, que nous republions en hommage. 

 

Il n'avait pas la foi. Mais Jean d'Ormesson tenait la religion catholique pour sienne et n'en voyait pas de meilleure, ne tarissait pas d'éloges sur la civilisation musulmane et nous confiait qu'il aurait pu faire appel à un rabbin pour son dernier voyage...

La rencontre a lieu dans un salon privé, chez son éditeur. Un canapé, un fauteuil et des livres rangés sur une échelle de Jacob dressée jusqu'au ciel, un plafond et ses ors, ses moulures. Je cède le canapé qu'il investit aussitôt, se déplaçant jusqu'à sentir bientôt mon genou contre le sien faire butoir. Il s'arrête, comme de bien obligé.

Pendant tout l'entretien, il touchera mon bras, ma jambe pour imprimer. Quand j'ai le rayon de son regard sur moi, quand il commence à m'éclairer, me mettre en valeur - et il faudra lui rappeler que c'est moi qui suis venu lui poser quelques questions - un passage de son dernier gros livre de Mémoires (Je dirai malgré tout que cette vie fut belle, Gallimard,2016) me revient à l'esprit.

Nous sommes en 1974. Au moment de lui confier la direction du Figaro, les journalistes, qui ne le connaissent pas, envoient deux émissaires à l'UNESCO où il officie, à 49 ans - il est alors secrétaire général du Conseil international de la philosophie et des sciences humaines. Les émissaires reviennent, font leur rapport et disent : « Il a les yeux de Michèle Morgan et le nez de Raymond Aron. »

Si l'intensité du regard trahit quelque chose de la vie intérieure, alors cet homme est le siège de très délectables fêtes galantes et ce sont les feux d'artifice qu'on y donne qui illuminent aussi loin au dehors. La conversation est chez lui un exercice d'admiration. « Personne jamais n'a dû autant à autant », écrit-il après avoir salué ses parents, ses maîtres, ses amis, les femmes dont il n'ose pas mentionner tous les noms, les médecins qui « [l'] ont sauvé de la mort. »

On sent bien qu'il ne se déteste pas et qu'il a passé du bon temps avec lui même, et surtout, répète-t-il, à ne rien faire : « Même sans rien faire, je ne me suis jamais ennuyé avec moi. » Plus que tout, il a aimé s'amuser, a fui l'esprit de sérieux, a préféré sauter dans sa voiture le vendredi soir, en sortant de l'UNESCO ou de chez Gallimard, pour aller voir le soleil se lever du côté de Portofino, puis déjeuner à Rome et faire en sorte d'être le lundi matin, les yeux très légèrement cernés, à son poste de travail.

Jusqu'à réaliser un jour - il avait 50 ans - que rien ne l'intéressait davantage que de devenir un écrivain. C'est la genèse de cette vocation tardive que raconte, avec élégance et drôlerie, Je dirai malgré tout que cette vie fut belle, titre emprunté au poème d'Aragon, « Que la vie en vaut la peine » (Les Yeux et la mémoire, 1954).

Lors d'un entretien à propos de votre attachement à Chateaubriand et ses Mémoires, vous nous confiiez être resté fidèle à l'Église catholique bien que n'ayant pas la foi*. Pourquoi cette fidélité si, comme ce fut le cas de Chateaubriand, vous n'avez pas trouvé la foi en chemin ?

J'ai été élevé dans la foi catholique, mais de manière très libérale, en réalité. Mes parents ne m'ont pas collé chez les jésuites. Je n'ai peut-être pas la foi, mais j'ai toujours beaucoup admiré la religion catholique. Je trouve que les trois derniers papes sont la preuve de la vitalité de l'Église. Pas seulement Jean-Paul II ou François, mais les trois qui sont chacun comme l'antithèse des deux autres.

Benoît XVI était un très grand théologien, vous savez. Quant à François, ne retrouve-t-il pas l'esprit révolutionnaire du christianisme ? Le christianisme, en s'ouvrant aux femmes, aux pauvres, aux esclaves, a permis toutes les grandes révolutions à partir desquelles nous avons pu penser la société dans laquelle nous sommes aujourd'hui. Il n'y a qu'une révolution, c'est le christianisme.

Je ne méconnais pas pour autant ses erreurs. Bien entendu qu'il y en a. Par qui est faite une religion ? Par des hommes. La religion procède de conciles et donc de votes, comme fut débattue de nos jours la déchéance de nationalité. Ces conciles étaient faits de complots et d'intrigues abominables. Le concile d'Éphèse a été traité de brigandage. On pourrait le dire de tous.

Une fois mentionné cela, je ne vois pas grand-chose de mieux que l'Église catholique. Je n'ai pas la foi, mais je crois à l'existence de Dieu, autrement dit, je ne crois pas au hasard. La rigueur des lois de l'univers, le mystère du temps me confirment dans le sentiment de quelque chose d'ineffable dont on ne peut naturellement rien dire.

Vous êtes normalien, agrégé de philosophie. Pourquoi ne pas être resté plus fidèle aux philosophes ? Pourquoi cet hommage vibrant à l'Église, à votre tour, si vous déclarez ne pas avoir la foi ?

Si les Présocratiques, Platon, Épicure, Vladimir Jankélévitch, Jean Hippolyte, Lucien Jerphagnon ont eu une influence sur moi, il y a quelqu'un qui a une influence encore plus grande : c'est Jésus. Je crois qu'on peut aimer Jésus comme on aime Chateaubriand.

Maintenant, est-ce qu'il est Dieu ? Si vous le savez, je serais très heureux que vous m'instruisiez. Je tiens Dieu d'un côté et je tiens Jésus de l'autre, mais sans savoir s'il y a un lien entre eux. C'est quand même embêtant pour un catholique !

Vous avez également dit, maintes fois, votre admiration pour la civilisation musulmane.

Et cela me vaut bien des remontrances. Figurez-vous que je reçois une centaine de lettres par jour. Je deviens complètement fou. Je suis devenu comme le bas nylon ou le Schweppes. Une marque. Les gens m'écrivent pour une raison ou une autre. Ils ont un chagrin, ils m'écrivent. Ils sont contents, ils m'écrivent. Ils ont eu un bon dîner, ils m'écrivent pour me le dire.

Parmi ces lettres somme toute bienveillantes, il y en a toujours, et chaque jour, entre six et dix me reprochant d'être vendu à l'islam. J'ai été violemment contre les attentats, j'ai toujours considéré Daech comme une abomination, mais je me refuse à rendre l'islam responsable. Si l'islam a une responsabilité, c'est qu'il sert de vecteur au terrorisme. Mais ces terroristes font des victimes chez les juifs, chez les chrétiens et chez les musulmans.

J'ai écrit que l'islam était une civilisation magnifique, j'ai même écrit que la religion islamique était une grande religion. Alors on m'envoie tous les jours les sourates censées ternir la belle image de l'islam que j'aurais fallacieusement véhiculée. Naturellement, il y a des gens détestables parmi les musulmans. Mais vous croyez qu'il n'y a pas eu des gens abominables parmi les chrétiens ?

L'Inquisition, ce n'était pas si bien. La manière dont nous avons traité les protestants sous Louis XIV, ce n'est pas formidable non plus. Ce n'est guère mieux que la façon dont les protestants ont traité les catholiques. Le Vatican ne durera pas toujours. En revanche, Jésus restera pour les hommes de demain la lumière qu'il fut pour les générations passées. On n'effacera pas non plus le Bouddha.

S'il fallait dire ce qu'est le Dieu des chrétiens, il faudrait avant tout dire qu'il est un Dieu d'amour. Je ne peux renoncer à la religion catholique pour une seule et simple raison : c'est la mienne. Je vous concède que cela fait de moi un horrible conservateur. Mais je ne vois pas beaucoup mieux. Je ne connais pas de religion qui m'ait séduit plus que le catholicisme. Je ne crois pas non plus que l'absence de religion soit pour l'homme un progrès.

Lorsque j'assiste à un enterrement civil, je me dis qu'il est préférable d'avoir l'assistance d'un prêtre, d'un rabbin ou d'un imam. Je ferai naturellement le choix d'un prêtre. Notez que je n'aurais eu aucun mal à me tourner vers un rabbin tellement j'ai souhaité toute ma vie être un intellectuel juif. Cette religion catholique n'est sans doute pas ce qu'elle était il y a encore cinq cents ans, ou même un siècle. Mais ce n'est pas lorsqu'une institution connaît un déclin qu'il faut la quitter.

Vous avez salué l'entre-deux-guerres comme la dernière grande époque de la littérature française. Disant cela, n'avez-vous pas le sentiment de vous tirer une balle dans le pied ?

Laissez-moi vous avouer que je suis un tissu de contradictions. D'abord, je suis gémeaux. Bien entendu, je n'y crois pas. Mais je suis gémeaux. Vous voilà prévenu. Il y a une formule que je qualifierai « de droite » à laquelle je ne souscris absolument pas : « C'était mieux avant. » Je m'inscris en faux.

Je ne peux pas dire, malgré mon âge, grand âge si vous voulez, que c'était mieux avant. Si j'étais né trente ans plus tôt, je me serais trouvé avec Mauriac, Aragon, Valéry, Gide, Martin du Gard, Saint-John Perse, Proust, Anatole France, et j'en passe. J'aurais été balayé comme un fétu de paille. Je peux dire qu'aujourd'hui, j'ai moins de rivaux que je n'en aurais eu alors.

Sur le plan médical ensuite, né trente ans plus tôt, je n'aurais pas la chance de parler avec vous. Je serais mort. La science m'a sauvé. La formidable médecine française m'a sauvé. Alors « C'était mieux avant », non ! En même temps, nous savons bien que tout ce qui était publié en France dans les années 30 était traduit aux États-Unis. Qui est traduit aujourd'hui ? Même moi, ai-je besoin de vous le dire, je n'ai intéressé les éditeurs anglo-saxons qu'à quatre reprises, pas davantage.

La France, comme l'Église, connaît un « léger » déclin et vous n'abandonnerez, je vous ai bien compris, ni l'une ni l'autre.

Je suis évidemment très fier d'être français, mais je suis encore plus fier d'être européen. Je suis même persuadé que dans quatre ou cinq cents ans, il existera un gouvernement mondial. Je suis peut-être un homme de droite, et si je vous avais dit le contraire vous ne m'auriez pas cru, mais un homme de droite un peu bizarre.

Je crois à l'égalité, fondamentalement. Je me demande même s'il existe des gens plus intelligents que les autres. Ce sont des choses que je vois quotidiennement. Il y a quelques jours, je me trouvais en voiture derrière une benne à ordures. J'aperçois les éboueurs s'activer tout en discutant comme s'ils disposaient de tout leur temps et, fort stupidement, je me mets à klaxonner.

Un type s'approche, je baisse ma vitre et, fort poliment, il me dit : « Monsieur, nous faisons notre travail. » Je m'excuse aussitôt et lui dis que j'ai eu tort. S'ensuit une conversation d'une grande profondeur. Cet homme m'a confié des choses stupéfiantes. Eh bien, je vous jure, cet éboueur qui parlait avec moi tandis que j'attendais de pouvoir passer, j'aurais aimé être son ami.

Je me suis dit que s'il avait eu la chance de faire des études, il serait aujourd'hui enseignant, ministre, peut-être au Collège de France. On me reproche de dire à tout bout de champ « merci » et « pardon ». Je dis « merci » parce que j'ai eu de la chance dans ma vie et « pardon » parce que j'ai eu de la chance et que tant de personnes n'ont pas été bien gâtées.

J'ai reçu, voyez-vous, beaucoup plus que je n'ai su donner. Ce détour pour vous dire que si je crois à l'égalité, je crois davantage encore à l'égalité des chances. Il faut donner à chacun, en fonction des circonstances de sa naissance, les moyens de s'élever.

Vous êtes un homme de droite avec des idées de gauche. Ou le contraire. Cela paraît être un mal ou un bien assez contemporain, non ?

Il y a une autre idée de gauche à laquelle je crois et que la gauche a abandonnée sous la pression des écologistes, c'est celle de progrès. Je crois qu'il y a un progrès et que ce progrès entraîne des difficultés de tous ordres auxquelles nous devons faire face. Vous voyez que je tourne résolument le dos à cette idée que « c'était mieux avant » !

Le XVIIIe siècle profita à une poignée d'Européens qui étaient du bon côté. De la Grèce de Périclès nous ne savons quelque chose que de ceux qui en ont tiré le meilleur parti : philosophes, dramaturges, politiciens. Pour tous les autres, cette Grèce a dû être une très redoutable épreuve.

Si c'était à refaire, voyez-vous, j'étudierais l'histoire des religions. Dans une autre vie, j'aimerais apprendre l'hébreu, le sanskrit et l'arabe. C'est une grande tristesse de ne pas savoir l'arabe. Alors il faut que je revienne. En même temps je ne sais pas s'il faut revenir. Je crois que ça va bien comme ça. |

Jean d'Ormesson 
1925 | Naissance à Paris 
1949 | Agrégation de philosophie 
1950 | Secrétaire général du Conseil international de la philosophie et des sciences humaines à l'UNESCO 
1971 | La Gloire de l'Empire (Gallimard), premier grand succès 
1973 | Élection à l'Académie française au fauteuil de Jules Romain 
1974 | Au plaisir de Dieu (Gallimard) 
1974-1977 | Directeur général du Figaro 
1982 | Mon dernier rêve sera pour vous. Une biographie sentimentale de Chateaubriand (Jean-Claude Lattès) 
1990 | Histoire du juif errant (Gallimard) 
2015 | Dieu, les affaires et nous. Chronique d'un demi-siècle (Gallimard) 
2016 | Je dirai malgré tout que cette vie fut belle (Gallimard)

(*) Voir Le Monde des Religions n°77, la bibliothèque idéale de Jean d'Ormesson.

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