La déchirure - Par Béatrice Slama

La déchirure - Par Béatrice Slama.
Les Tunisiens des générations de l'après-indépendance évoluant au sein d'une société aujourd'hui culturellement et confessionnellement uniforme, ignorent qu'il y a à peine quelque trente années, être tunisien n'était pas forcément synonyme d'arabe et musulman.
Béatrice Slama rappelle, à travers son propre parcours, ce que fut la Tunisie plurielle, décrit l'appartenance des communautés minoritaires à la Tunisie profonde et montre en quoi il est fondamental, pour la jeunesse tunisienne, de redécouvrir la diversité de son pays, cette autre dimension d'elle-même.
 
Nous parlons aujourd'hui d'une Tunisie au miroir d'une communauté qui sur le sol tunisien n'est plus. Ou presque plus. D'une communauté dont le souvenir même de ce qu'elle a été est étranger aux générations actuelles de jeunes Tunisiens. L'heure serait-elle venue de retrouver une mémoire et une parole longtemps tue? De retisser des liens jamais vraiment brisés?
Pour évoquer ce passé, un certain passé de la Tunisie qui est aussi notre passé à chacun de nous, nous ne pouvons avoir un regard détaché d'historien ou de chroniqueur car nous y sommes trop impliqués. Nous sommes nés en Tunisie, y avons vécu et, pour la majorité d'entre nous, cru que nous y vivrions toujours. Depuis trente ans, nous n'y vivons plus. C'est sur le fond de cette déchirure que chacun a vécue à sa manière, plus ou moins dramatiquement, que nous parlons aujourd'hui.
 
Mais nous avons assez de distance pour ne pas nous laisser submerger par les souvenirs et les passions. Comme toujours, entre réflexion historique et nostalgie personnelle, il faut trouver la bonne distance.
 
Sans doute pour les jeunes Tunisiens d'aujourd'hui qui vivent en pays musulman et ignorent pour la plupart que quelques centaines de compatriotes juifs y vivent encore, pour qui les non tunisiens sont touristes ou coopérants, pour les jeunes tunisois qui vivent dans une capitale qui se déploie à présent jusque sur les lacs et les collines d'oliviers, il est difficile d'imaginer la Tunisie, le Tunis d'il y a encore quarante ans, le Tunis où nous avons vécu, avec le clivage des villes arabe et européenne séparées par la symboliquement nommée Porte de France et la statue de Jules Ferry au fond de l'Avenue.
Dans ce Tunis, il y avait une coexistence plurielle de communautés, de groupes: Tunisiens musulmans et juifs, Italiens, Français, Maltais, qui se croisaient dans les rues, se rencontraient dans les salles de classe, sur les lieux de travail, à la poste, au marché central, dans les boutiques des souks, au théâtre municipal, à Halfaouine pendant les nuits de Ramadan, ou plus tard, lors des soirées de malouf sur les marches du café de Sidi Bou Saïd.
Mais les groupes coexistaient souvent sans vraiment se mêler ni se connaître. Certains sans se rencontrer jamais. Si à Gabès, à Djerba, il etait difficile de distinguer parfois dans la rue certains juifs des musulmans, si à Nabeul, bien des juives étaient enveloppées des mêmes haïks que les femmes musulmanes, si à la hara, familles musulmanes et juives partageaient parfois le même patio, ce qui me frappe dans mon expérience, c'est le cloisonnement entre communautés, la constellation de microcosmes au sein même de la seule communauté juive. J'ai réalisé après coup, combien notre vie d'adolescents était marginale et protégée mais aussi repliée sur elle-même, ignorante des autres, dans notre Tunis réduit à un quadrilatère entre l'avenue de Carthage et la Porte de France, entre la rue d'Angleterre et le Passage. Même au lycée, chez les filles, les copines de milieux différents ne se voyaient guère hors de la cour de récréation. En lisant La chronique des morts de Salmieri je me suis rendu compte que chaque groupe avait son Tunis, ses rues, ses lieux de rendez-vous. Le Tunis de Salmieri me touchait, ce n'était pas le mien.
 
Mais pour chacun d'entre nous, le sentiment d'appartenance à une terre, une lumière, une légèreté de l'air, des lieux, des odeurs, une terre comme une famille, inséparable de la famille, ce sentiment était si fort que longtemps nous ne nous sommes pas posé de question.
Albert Memmi se définit dans sa complexité. C'est ainsi que beaucoup se sont vécus: juifs arabes tunisiens français — je pourrais ajouter avec d'autres: italiens. C'est cette complexité qui fait que les Juifs tunisiens ne peuvent se réduire seulement à ceci ou à cela. Ils sont ceci et cela à la fois. Ni tout à fait ceci ni tout à fait cela. Enfermés dans une identité et extraordinairement ouverts. Etrangers au chauvinisme, nous avons pourtant connu une forme de campanilisme. Notre Tunisie, notre Tunis était pour nous alors le centre du monde. Le moment privilégié de mes voyages à l'étranger, c'était le retour dans le ciel au dessus de l'Aouina. Chez moi.Je voudrais évoquer en quelques mots mon expérience au Parti communiste parce qu'une partie, certes minoritaire, de la communauté juive s'y est engagée aussi et que les communistes juifs qui ont été torturés, condamnés à mort pendant l'occupation allemande, qui ont été dans les camps et les prisons pendant la lutte pour l'indépendance ont contribué à l'histoire de la Tunisie
 
J'ai connu des expériences si riches dans mon rapport au pays, aux autres que, malgré tout ce qui s'est imposé à nous depuis sur la réalité monstrueuse de la dictature dite communiste, sur l'extraordinaire aveuglement qui a été le nôtre et l'effondrement de tant d'espoirs généreux — ce n'est pas le lieu ici d'en parler davantage —, je ne regrette pas ce qui, aussi bien pendant l'occupation allemande que pendant les années qui ont mené à l'indépendance, nous est apparu comme un juste engagement. Je voudrais seulement évoquer ce que nous avons eu la chance de vivre alors. Même si là encore, après coup, on ne peut occulter la part d'utopie et le dur choc de lendemains décevants.
 
C'est d'abord le sentiment que les barrières invisibles entre ces multiples groupes cédaient: quand nous sommes sortis de l'illégalité, s'est constituée peu à peu une organisation où Tunisiens arabes, juifs, Français, Italiens, militaient ensemble; où cheminots, postiers, fonctionnaires, commerçants, intellectuels se retrouvaient; où dans les meetings et les congrès du parti, les communistes de Tunis étaient mêlés aux mineurs tunisiens de Gafsa ou aux ouvriers français de l'Arsenal de Ferryville, dans une atmosphère jamais connue ailleurs de chaleur et de solidarité.
 
Dans l'espace public, bien sûr, dans le parti mais aussi à l'Union des jeunes filles, au syndicat d'enseignants. Moins facilement mais aussi dans des espaces privés. Surtout à l'Union des jeunes filles: les relations privées, les confidences, les repas partagés sont plus simples entre femmes même de milieux très différents. Mais aussi entre camarades du Parti, dans les périodes difficiles, par exemple entre 1952 et 1954 où quelques uns d'entre nous, militants musulmans et juifs — mais nous ne le pensions pas alors en ces termes — se retrouvaient presque chaque jour autour d'un plat de spaghettis ou d'une tasse de café.
 
Mais surtout, ce qu'a permis l'action du parti, c'est une prise de conscience du problème national, un enrichissement du sentiment d'appartenance à ce pays, c'est la possibilité d'une lutte collective contre le colonialisme. C'est parce que j'étais communiste que j'ai désiré mieux connaître l'histoire de la Tunisie et que je me suis passionnée pour l'insurrection de 1864. Mes quinze années à Alaoui, mes rapports privilégiés avec les étudiants, mon intervention à leurs côtés lors de l'entrée de la police dans l'établissement en 1952, les pétitions, les grèves qui m'ont liée avec certains collègues, notamment destouriens, n'auraient pas été les mêmes si je n'avais pas été communiste — au sens bien sûr où les militants que nous étions l'entendaient alors. Chacun de nous avait le sentiment exaltant d'être non un spectateur passif mais un acteur, modeste certes, mais un acteur dans l'Histoire en train de se faire.............
Mon départ en 1965 a été un arrachement. Il l'a été pour la plupart des Juifs de Tunisie. Mais pour moi, comme pour bien des communistes tunisiens, il était l'échec d'une vie que je croyais consacrer à la Tunisie, à "l'avenir de la Tunisie" pour reprendre le titre du journal que, jeunes militants, nous avons si longtemps diffusé à la criée. Nous qui étions si profondément engagés et enracinés dans ce pays et qui voulions vivre en citoyens tunisiens au sein du peuple dont nous partagions la chaleur, le sens de la convivialité, un certain rapport aux êtres, aux choses, à la vie, nous nous trouvions embarqués dans une nouvelle diaspora.
Sans doute l'Histoire nous avait-elle emportés. La décolonisation pour laquelle nous avions lutté nous mettait désormais en marge, juifs dans un pays musulman, où les élites musulmanes, longtemps étouffées par le protectorat, voyaient s'ouvrir enfin devant elles le pouvoir et les places et où les juifs qui se croyaient chez eux se trouvaient confrontés à diverses formes de mise à l'écart, dans un contexte dégradé par le conflit israélo-arabe. L'Histoire est faite aussi du passé de la communauté dans sa complexité et son ambiguïté, sa déculturation et son acculturation
 
Nos enfants, de langue et de culture françaises, n'auraient pas de place dans la Tunisie nouvelle. Nous nous sommes résolus à partir. Victimes et complices de l'Histoire, comme tout le monde. Mais chacun de nous porte une histoire personnelle, des blessures et des choix qui lui sont propres.
 
Notre grande chance parmi les exilés, les déplacés de cette seconde moitié du siècle, c'est l'autre face de la déculturation et de l'acculturation.
Nourris de valeurs et de culture française, nous avons été accueillis et adoptés par la France sans discrimination. Il a fallu recommencer à vivre. Au-delà des difficultés, des souffrances, beaucoup se sont affirmés, épanouis. Mais pour tous, le lien à la Tunisie reste originel, essentiel. Je me répète souvent une phrase de Colette: "J'appartiens à un pays que j'ai quitté."
 
J'appartiens à une terre sèche brûlée de soleil, à des murs blancs, à des pavés disjoints qui dans un trou d'ombre montent vers Souk el-Attarine et la Bibliothèque Nationale, au Bou Kornine voilé de mauve au fond du Golfe de Sidi Bou Saïd.
Si l'on ne veut pas que cette évocation n'apparaisse un peu comme une "chronique des morts", même si les Juifs présents sont bien vivants et leur mémoire encore brûlante, si l'on désire que la jeunesse tunisienne s'ouvre aux expériences culturelles multiples qui ont fait la diversité de la Tunisie et apprenne cette combinaison de façons d'être que nous avons connue, je voudrais souhaiter que des rencontres similaires soient organisées un jour en Tunisie même, avec la participation de Tunisiens musulmans qui ont vécu avec nous cette période de notre histoire commune et avec qui nous avons tant partagé, de Tunisiens juifs qui continuent à y vivre et en présence des jeunes générations du pays pour qui être à la fois tunisien et juif paraît difficile à concevoir.

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