Le parcours si singulier de la Tunisie

Le parcours si singulier de la Tunisie

« Histoire de la Tunisie de Carthage à nos jours », par Sophie Bessis · Les livres qui retracent l’histoire longue de la Tunisie ne sont pas légion et leur rareté est particulièrement préjudiciable en cette période post-révolutionnaire. Nous sommes effectivement à un moment charnière où les Tunisiens se posent des questions fondamentales sur leur passé, leur identité et la « spécificité » de leur pays. Plus largement, la connaissance du passé devient pour eux « l’une des conditions de l’agir ». C’est dire si l’Histoire de la Tunisie, de Carthage à nos joursde Sophie Bessis est la bienvenue pour comprendre le passé de ce pays, considéré comme exceptionnel depuis qu’il s’est distingué par une transition pacifique, après avoir été le berceau du « printemps arabe ».

Exercice périlleux et risqué que de coucher un récit historique de la Tunisie dans quelque 500 pages, mais exercice qu’a réussi Sophie Bessis. C’est un ouvrage riche, qui n’occulte aucun pan du long « voyage qui couvre des millénaires » d’un territoire que ses nombreuses occupations ont façonné, contribuant à lui donner son identité, sans pour autant rompre avec le substrat local.

LES RÉCITS DES VAINQUEURS

Tout en portant son regard sur les strates des différentes périodes qui se sont succédé (punique, romaine, brièvement vandale, byzantine et arabo-musulmane), Sophie Bessis réinterroge la manière dont l’histoire a été écrite. Ce questionnement constitue l’axe le plus important de l’ouvrage. Celui-ci montre en effet qu’en Tunisie comme ailleurs, l’histoire a été écrite par les vainqueurs qui ont introduit une hiérarchie entre les civilisations, et imprégné la lecture de l’histoire d’un « balancement » entre un Orient qui renvoie nécessairement à la tradition et un Occident qui correspond à la modernité. Il nous faut abandonner cette approche biaisée, et dépasser une autre tendance historiographique qui s’attache au contraire, à mettre en valeur le legs arabo-musulman, écartant toute la période antérieure à l’arrivée des Arabes, négligeant ainsi les influences étrangères à l’arabité et à l’islam dans la construction de la personnalité tunisienne.

L’historienne pense qu’il faut à présent se libérer de ces lectures partielles et tronquées qui ont valorisé le sacré musulman, porté le discours colonialiste, ou servi l’idéologie nationaliste et construit une histoire officielle de la Tunisie. En introduisant le doute et le scepticisme dans la narration, elle nous invite à reconsidérer les découpages et les périodisations de cette longue histoire. Quels sont les moments qui peuvent être considérés comme fondateurs ? Est-ce l’arrivée des Arabes, et avec eux de l’islam ? Ou plutôt la conquête ottomane qui signe la fin de l’Ifriqiya1 médiévale et donc l’entrée du pays dans l’époque moderne ? L’instauration du protectorat français en 1881 correspond-elle au point de départ de la période contemporaine ? Naturellement, chacun de ces découpages est porteur de sa propre lecture du fait historique.

L’ENTRÉE DANS LA « MODERNITÉ POLITIQUE »

1830 représente la date fondatrice de l’entrée de la Tunisie dans la modernité. C’est à ce moment-là que son histoire prend un cours nouveau. Toutefois, si elle marque la naissance de la Tunisie, elle a été préparée par la période qui l’a précédé. Plus de 250 ans de présence ottomane2 a, en effet, mis fin à la référence religieuse comme raison d’État, même si la « sécularisation » évoquée a, précise-t-elle, concerné l’État sans affecter la société. C’est durant cette période qu’un État a été mis en place, que le territoire a été délimité, qu’une administration a été instaurée et que les bases d’une nation ont été jetées. Toutefois, l’État ottoman n’a pas généré de progrès technique, « cet autre pilier de la modernité ». Dès lors, l’archaïsme de l’appareil productif et des structures sociales sur lequel il est resté assis l’a rendu vulnérable aux appétits des puissances européennes.

À partir de 1830, la dynastie husseinite (d’après le nom de son fondateur Hussein Ben Ali) tente de marquer l’autonomie de son pouvoir par rapport à la Sublime Porte. C’est la naissance du mot « Tunisie », qui lui vient du nom de sa capitale, et l’adoption d’un drapeau différent, même s’il est très inspiré par le drapeau ottoman. Et c’est aussi l’adoption d’une série de réformes institutionnelles, les tanzimat, qui ont pour but de donner de nouvelles bases à l’édifice impérial miné par ses archaïsmes internes et ses défaites extérieures. Ce mouvement de réformes, qui s’inscrit dans un nouvel ordre méditerranéen, correspond en réalité, à une période de remise en question du fonctionnement du monde ancien. Il s’accompagne de luttes entre ceux qui entendent conserver l’ordre traditionnel et les partisans du renouveau.

Deux grandes réformes marquent de leur empreinte l’entrée du pays dans la modernité politique : le Pacte fondamental en 18573 et l’adoption d’une Constitution en 1861.

S’agissant du Pacte fondamental, l’auteur précise qu’il s’agit bien là d’un texte controversé. Car, s’il instaure bien l’égalité devant la loi et devant l’impôt, faisant de la Tunisie un État de droit, il donne aux Européens une liberté d’action économique sans limites. Ainsi « les puissances (…) ont certainement instrumentalisé l’argument des libertés fondamentales pour faire prévaloir leurs intérêts ». Quant à la Constitution, elle venait couronner la marche vers la modernisation et lui donner surtout son sens politique, car il s’agissait bien d’une amorce de monarchie constitutionnelle.

Mais trop coûteuses et mises en place dans un contexte économique et social des plus difficiles, les réformes n’ont pu être conduites à leur terme et « leur nécessité a davantage été vécue par les Tunisiens comme une contrainte que comme une opportunité. » Le réformisme a rencontré deux obstacles majeurs : l’absence d’assise populaire et la colonisation qui allait œuvrer à rendre ses objectifs obsolètes.

UNE GÉOGRAPHIE QUI DÉTERMINE UN DESTIN

Tel un fil rouge, l’interrogation sur la spécificité tunisienne se retrouve à divers moments de l’ouvrage. L’auteur préfère parler de « singularité » plutôt que d’exception, car il n’y a pas de norme de référence, mais seulement des éléments qui permettent de distinguer ce pays de ses voisins.

Cette spécificité est d’abord géographique ; dans le cas de la Tunisie sa géographie a partiellement déterminé son destin. Faisant sien un argument qui a été largement développé en 2011 pour expliquer pourquoi la révolution fut possible dans ce petit pays, l’auteur explique que « dépourvue de ressources indispensables à la marche du monde, à l’écart des foyers de tensions israélo-palestinien et arabo-iranien, la Tunisie n’intéresse donc que modérément les puissances. »

Mais cette spécificité est aussi linguistique, ses habitants s’exprimant entre eux en arabe depuis des siècles. Elle est enfin religieuse puisque les Tunisiens appartiennent dans leur quasi-totalité à une seule religion, l’islam, dans sa version sunnite-malékite. Enfin, son entrée précoce dans la modernité politique a aussi participé de cette singularité ou « tunisianité », définie comme ce « quelque chose que les Tunisiens ont en propre, n’ayant cessé au cours des âges à le cultiver ».

Habib Bourguiba s’est posé en artisan de cette tunisianité, mais pour Sophie Bessis, un « véritable concentré de singularité » existait déjà. Bourguiba n’a fait que lui donner une épaisseur, probablement pour mieux se démarquer du panarabisme. Mais cette singularité ne s’est pas éteinte avec ceux des leaders qui s’en sont emparés pour construire le roman national. Bourguiba et Zine El-Abidine Ben Ali ont eux aussi fait de l’histoire longue un « élément de leur rhétorique et un socle de leur projet ». Mais en puisant dans des registres contradictoires des éléments de renforcement de leur assise (tunisianité pour le premier et arabité et islam pour le second), ils ont contribué à brouiller l’image que les Tunisiens se faisaient d’eux-mêmes et de leur identité.

Sophie Bessis pense que cette « exception » tunisienne se retrouve dans la révolution atypique de 2011. Elle va plus loin en affirmant qu’on la retrouve encore dans la période post-révolutionnaire, et notamment dans l’art du compromis, devenu un fondement de sa pratique politique.

Singularité ou tunisianité, il s’agit dans tous les cas d’un construit politique qu’il faut nécessairement réinterroger, tant il recoupe un débat identitaire qui a toujours été présent, mais qui fait rage depuis la révolution de 2011, contribuant à fracturer le pays.

« DEUX MAÎTRES SI DIFFÉRENTS L’UN DE L’AUTRE »

L’ouvrage revient longuement sur les règnes des deux premiers chefs d’État de la Tunisie indépendante, distinguant ce qui peut les rapprocher et ce qui les différencie. Il s’agit bien d’un même projet qui se prolonge, y compris dans le fait de faire du statut de la femme un outil stratégique d’insertion dans la modernité. Les deux présidents ont également fait preuve de la même obsession anti-islamiste, et n’ont eu aucun scrupule à manipuler les institutions et à modifier la Constitution pour prolonger leur règne.

S’il y a bien consensus sur ce constat, les éléments de différenciation que propose l’historienne sont plus surprenants. Elle oppose en effet un Bourguiba qui a eu une gestion « éminemment politique de la chose publique » à un Ben Ali qui a transformé l’État autoritaire en État policier, instaurant une dictature vulgaire. En réalité, le règne de Ben Ali a été certes sanctionné par la révolution, mais les protestataires ont dit haut et fort qu’ils voulaient en finir avec les 23 années de régime autoritaire sous Ben Ali, qui venaient s’additionner au 30 ans de pouvoir absolu de Bourguiba. « La Bourguibamania » née après la révolution qu’évoque Sophie Bessis pourrait correspondre à un récit construit, consistant à glorifier la période bourguibienne et à enfermer le régime de Ben Ali dans une parenthèse malheureuse de l’histoire politique de la Tunisie. Ici aussi le récit gagnerait à être déconstruit, puisqu’il nous faut autant détricoter les histoires officielles que se défaire des certitudes du moment.

KHADIJA MOHSEN-FINAN

Politologue, enseignante (université de Paris 1) et chercheuse associée au laboratoire Sirice (Identités, relations internationale)

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