LES LIVOURNAIS À TUNIS –1609-1951, par Lionel Levy
En 1932, à l’occasion d’un voyage en Italie, Fernand Braudel, alors professeur à Alger, fit escale à Tunis. Il l’évoquait ainsi en 1983 dans le Corriere della Sera :
« Je fis halte à Tunis, la ville nord-africaine, méditerranéenne, déjà levantine, que je préférais à toutes les autres (…) L’Italie et la France, tout en se querellant, y avaient greffé sur un vieil héritage la ville la plus joyeuse, étonnante et capiteuse que j’aie jamais connue. » Dans son journal personnel étudié par sa disciple Giuliana Gemelli il ajoutait : « Poésie, lumière, joies de la table (…) plaisir éperdu de la mer (…) la Méditerranée est pour moi mélange (…) Tunis me plaisait : un mélange. »
1609, Arrivée des Moriscos,
J’ai pris comme point de départ de cette conférence, 1609. Pourquoi tant de précision ? C’est que ce fut l’année d’un grand événement de mélange ethnique, social et culturel dans le Tunis d’Othman Dey. À cette date, Philippe III d’Espagne avait expulsé quelques centaines de milliers de Morisques. On appelait ainsi les musulmans convertis de force au christianisme. Contrairement aux Juifs, les musulmans espagnols n’avaient pas eu, en 1492, à choisir entre l’exil ou la conversion. Ils furent convertis d’office et de force. Leur départ massif aurait signifié, en effet, la ruine des grands propriétaires fonciers, ainsi privés de leur main d’œuvre. Ces grands propriétaires furent d’ailleurs, par pur intérêt, les principaux défenseurs des Morisques. Ils firent pression pour adoucir le poids de l’Inquisition. Ils avaient rétrospectivement raison. Le départ de cette nombreuse main d’œuvre très qualifiée fut, peut-être davantage encore que celui des Juifs, une cause de la ruine de l’Espagne. Mais l’unité religieuse du royaume devenait au XVIIe siècle un impératif absolu pour les monarchies catholiques. Les Morisques se montraient totalement réfractaires à la christianisation. Parmi les pays d’accueil, la Tunisie en reçut le plus grand contingent : certains auteurs disent 80.000, d’autres 40.000, dans le Cap Bon et, pour leur majorité, à Tunis même. Pourquoi Tunis ? Nous sommes alors encore nominalement dans l’empire Ottoman. Les Andalous (on appelle ainsi tous les musulmans Espagnols, y compris les plus nombreux qui viennent du Nord de l’Espagne) sont très appréciés par le Sultan, au même titre d’ailleurs que les Juifs ibériques, et maintenant les Nouveaux-Chrétiens qui, soit pour échapper aux poursuites de l’Inquisition, soit pour fuir les incapacités professionnelles découlant du régime de Limpieza de sangre, quittent massivement et volontairement l’Espagne et le Portugal.
Ces Moriscos obtiennent des avantages considérables. Comme la plupart d’entre eux ne parle pas l’arabe mais seulement l’espagnol, on les autorise à s’exprimer et même à écrire dans cette langue, en caractères latins contrairement à l’interdiction constante en terre d’Islam. La présidence du Tribunal de Commerce leur est statutairement et obligatoirement confiée. Huit sur dix des syndics de corporations, les amines, sont des Morisques. Leur cheikh, dont le premier se nomme Luis Zapata, jouit du privilège de s’asseoir à la droite du Dey, usage maintenu jusqu’en 1890. Leurs bonnes relations avec les Livournais sont démontrées par quelques faits. À l’occasion de procès, des Morisques viennent souvent témoigner en faveur des Livournais#. Lorsqu’ils voyagent à Livourne pour affaires, ils s’installent dans le quartier juif. Enfin les ordonnances sur le luxe de la communauté portugaise de Tunis interdisent aux femmes de porter des bijoux dans les maisons des Maures, et même de danser dans lesdites maisons, ce qui implique une certaine convivialité et des réceptions réciproques.
Arrivée des Portugais ou Livournais
C’est autour de cette date de 1609 que commencent à se manifester à Tunis quelques marchands dits Portugais ou Livournais. Leur situation n’est pas parallèle de celle des musulmans espagnols. Ils ne sont pas expulsés, mais ont fui la persécution. Paradoxalement, alors que leurs compatriotes musulmans ne parlent pas l’arabe, les Nouveaux-Chrétiens qu’on appelle en Espagne Conversos, Marranos, Portugais, gens du négoce ou hommes de la Nation, ont, en général, traditionnellement étudié l’arabe. Avant de vous le montrer, il me faut expliquer ces différents qualificatifs.
Marrano vient de l’arabe-espagnol Mahran, signifiant « interdit ». Comme musulmans et Juifs s’abstenaient de consommer du porc en raison de l’interdit religieux, ce mot fut appliqué par les chrétiens à l’objet même de l’interdit, si bien que Mahran prit le sens de porc, et par application péjorative, vint à désigner ces chrétiens insincères. Portugais, dans l’Espagne de Philippe III, est devenu synonyme de Juif. La grande majorité des expulsés de 1492 avait trouvé refuge au Portugal. Ils y furent convertis de force en 1497 avec interdiction de sortie du royaume. L’Inquisition ne fut effective au Portugal que vers 1540. Beaucoup retournèrent en Espagne à la fin du XVIème siècle. Plus tard Olivares, le ministre tout puissant de Philippe IV, essaierait de faire revenir les grands marchands dits Portugais pour obtenir des prêts plus avantageux que ceux des banques génoises. Mais ces revenants, officiellement catholiques, étaient impopulaires en Espagne en raison de leur prospérité et de leur hérésie supposée. Malgré leur origine espagnole, le peuple les appelait les Portugais. Eux-mêmes s’emparaient de l’appellation, dans un sens non point péjoratif cette fois, mais prestigieux, désignant, dans tous les pays d’exil, Pays-Bas, Angleterre, France du Sud-Ouest, Italie, Brésil, Empire Ottoman, les familles partageant leur destin et leur rang social.
À Anvers, l’expression Nation Portugaise, utilisée pour la première fois en 1510 dans un décret municipal accordant certains privilèges aux marchands portugais, désignait bien, à l’origine, une colonie de marchands venus du Portugal, mais, les Conversos formant 90 % de cette colonie, l’usage donna encore à cette Nation le sens de Juifs dissimulés.
Gens du négoce est une appellation plus ou moins péjorative visant la fonction économique de ce groupe particulier. Elle est utilisée non seulement par les Vieux-Chrétiens à l’égard des Nouveaux, mais même par d’autres groupes de Juifs. Dans un responsum du 20 juillet 1741, le Rab. Ouziel El Haïk décrit ainsi l’arrivée des Livournais : Après de longues années vinrent s’installer quelques personnes du royaume d’Edom ; elles le firent en toute tranquillité, au point qu’on les appela « les commerçants de la ville » Chaque jour s’y ajoutèrent d’autres commerçants de même origine qui s’installèrent à demeure dans la ville de Tunis, dans la prospérité. »
Tous les historiens des Portugais insistent sur leur extrême mobilité au XVIIème siècle. La plupart des personnes citées dans l’ouvrage de Grandchamp, à l’occasion d’opérations commerciales à Tunis, se retrouve peu après à Livourne exerçant des charges au sein de la Nation, mais aussi à Venise, Amsterdam, Salonique, Smyrne, Alexandrie. Miriam Bodian, historienne américaine de talent, auteur de Hebrews of the Portuguese Nation, explique que le sens de Nation n’était pas le même selon qu’il était prononcé par les autres ou par les descendants des conversos. À tous les niveaux, écrit-elle, les membres de la communauté d’Amsterdam avaient des parents à Hambourg, Rouen, Salonique, Pise, Livourne, Tunis, Jérusalem, le Brésil, Curaçao, Surinam. Ils étaient membres de la Nation à Amsterdam mais aussi partout, au sens d’une affiliation lointaine, au-delà de leur horizon visuel, et profonde dans le passé.
Tunis fut une étape essentielle dans le circuit Mer du Nord-Proche Orient. Il faut prendre du recul et rappeler que les républiques italiennes, Venise, Pise, Gênes et Florence servirent de transporteurs au commerce du monde musulman. Une âpre concurrence les opposa longtemps. Les principales maisons de commerce florentines étaient représentées à Tunis au XIVème siècle. Les Vénitiens avaient organisé une ligne régulière de la Baltique au Levant. Au XVIIème siècle, la place était à prendre car ces républiques savaient qu’elles ne pouvaient utilement travailler avec les ports musulmans sans la présence d’une colonie. Or, elles n’étaient plus à même d’organiser ces structures. En octobre 1615 Manoel Carvalho affrétait à Rotterdam un navire pour Tunis et Venise, navire qui resta à son service une année entière. Les années suivantes il nolisa un navire pour faire la navette dix mois durant entre Venise, Tunis et Alexandrie. Un Mordekhay Baruch Carvalho, rabbin, médecin et grand marchand à Tunis, fut, en 1752, successeur du grand rabbin des Livournais Isaac Lumbroso dont il fut le disciple. Le nom composé Baruch Carvalho a existé au XVIIe siècle tant à Amsterdam qu’à Livourne. La présomption est forte qu’il s’agisse de la même famille compte tenu du niveau social.
Portugais et monde arabe.
On s’est posé des questions sur la culture de ces marchands portugais. Étaient-ils lusophones ou hispanophones ? Se sont-ils plus ou moins arabisés par leur implantation à Tunis et leurs contacts avec leurs coreligionnaires du pays ?
L’étude des communautés juives implantées dans les places portugaises du Maroc nous révèle que l’arabe classique continuait, au XVème siècle, même après la Reconquista, de faire partie du bagage culturel des marchands dits « portugais » (cf. Haim Zafrani). Rodrigues da Silva Tavim, historien portugais, a montré que le Roi Manuel, après la conversion forcée des Juifs en 1497, avait encouragé l’émigration de certains d’entre eux dans les nouvelles places fortes portugaises du Maroc, en leur promettant la liberté religieuse. Cet apparent libéralisme était consenti justement en raison de leur connaissance de la langue arabe qui les rendait indispensables dans les contacts avec les autorités marocaines. Ce savoir fut entretenu. Au début du XVIIe siècle, un Dr Valenza, à Mazagan, traduit Avicenne de l’arabe en hébreu. À la fin du XVIIe siècle, à Livourne, Joseph Attias, marchand lettré, médecin et rabbin, reçoit une éducation soignée incluant l’enseignement de l’arabe. Attias, auquel se rattache ma famille maternelle, rencontra à Paris tous les encyclopédistes. Il reçut, en sa villa de Livourne, Montesquieu qui, dans Spicilèges, relate leurs entretiens.
Parmi les familles de Lisbonne autorisées à revenir au judaïsme, Tavim cite mes ancêtres paternels, les Ha-Levi. L’un d’eux, Meir Ha-Levi fut chargé en 1512, comme rentero, de l’administration du port de Safi. Sa bonne connaissance de l’arabe lui valut des missions de renseignement qui ne lui portèrent pas chance. Il fut arrêté et exécuté par les Marocains en 1518. Son fils Joseph lui succéda plus tard et, curieusement, après la reconquête de la ville, les Marocains maintirent à son poste un de ses descendants. Un Moses Levy, petit-fils de Joseph, fut chef spirituel des Juifs du Maroc en 1640. L’arrière-petit-fils de ce Moses, Isaac Levy (1670), fut dayyan (juge) de la communauté de Tétouan. Son fils, Joshua (c. 1700), y exerça les mêmes fonctions. Un autre Isaac (1730), fils de ce dernier, fut rabbin à Gibraltar. Un autre Moses Levy né à Gibraltar vers 1760, son fils, fit un extraordinaire retour au Portugal en 1807. L’amiral Lord Jarvis, commandant la flotte portugaise, lui obtint en effet une dérogation spéciale d’établissement à Lisbonne avec garantie de liberté religieuse. Ce Moses est grand-père de son homonyme, mon bisaïeul Moses Levy, connu à Tunis comme représentant britannique à la Commission financière internationale de 1869. Le petit-fils et homonyme de ce dernier, le peintre Moses Levy, mon oncle, illustra à son tour ces nom et prénom. Nous passons ainsi de la Renaissance à l’histoire contemporaine au sein d’une famille dite portugaise. Par les études de da Silva Tavim nous savons que, très tôt, les Portugais implantés au Maroc ont adopté la langue espagnole en raison d’un afflux massif dans les places portugaises, de réfugiés d’Espagne. Ils n’avaient pas pour autant gommé leurs différences puisque, à Gibraltar, ils créèrent, au XVIIIe siècle, une synagogue séparée dite flemmish synagogue ou esnoga flamenca.
Au XIXème siècle à Tunis, le Livournais David Santillana est l’un des experts les plus réputés en droit musulman. La connaissance de l’arabe ne s’affaiblit qu’avec le Protectorat, pour disparaître complètement à ma génération. L’arabe resta cependant obligatoire dans les écoles italiennes jusqu’à leur dissolution en 1945.
La maîtrise de l’arabe n’impliqua pas ce que l’on a appelé « l’arabisation » des Livournais, pas plus qu’elle n’entraîna l’arabisation des Génois ou des Marseillais de la Nation française. L’espagnol resta la langue des documents de la communauté jusqu’au milieu du XVIIIème siècle, mais l’adoption de l’arabe transcrit en hébreu paraît un acte de conformité à la langue officielle au moment où la nouvelle communauté recevait consécration légale de l’autorité beylicale. Une telle « arabisation » semblerait d’ailleurs survenir à contretemps au moment où s’accélérait l’immigration en provenance de Livourne. Dans les contrats de mariage que nous avons étudiés au XVIIIème siècle, les époux, dans leur très grande majorité, signent en espagnol. Au XIXème, l’italien est constant. Seuls quelques lettrés signent en hébreu, personne en arabe. L’historien israélien d’origine tunisienne Itshak Avrahami explique justement que la communauté portugaise de Tunis sauvegarda son identité grâce au flux continu de nouveaux immigrants.
Si l’espagnol fut préféré au portugais à Tunis, cela tint sans doute au fait d’une forte présence morisque hispanophone. Par ailleurs le premier noyau installé à Tunis à la fin du XVIIème siècle comprenait plusieurs familles ayant transité au Maroc portugais où nous avons vu que l’espagnol avait prévalu#.
Italianisation – Europe-Afrique
L’italianisation des Livournais de Tunis fut parallèle à celle des Livournais de Livourne. Elle accompagna la naissance de l’Italie. Certes l’italien fut une langue essentielle dans la culture des Livournais des deux côtés de la mer, mais un conservatisme rigoureux, appuyé sur des règles strictes, maintint à Livourne l’usage du portugais sur le plan administratif, de l’espagnol sur le plan culturel, jusqu’au début du XIXe siècle, avec certes une progression de l’italien.
On a vu l’attachement des Livournais de Tunis à l’italien comme un désir de marquer une sorte de supériorité de l’Europe sur l’Afrique. Bien que cautionnée par l’un des auteurs les plus prestigieux de la diaspora tunisienne —pas moins que Claude Hagège—, cette thèse ne me convainc pas ; elle me semble anachronique dans le cadre d’une époque antécoloniale. Si l’orgueil de caste des Livournais fut indéniable, il ne reposa pas sur une virtuelle supériorité de l’Italie envers le monde arabe, mais sur le sentiment collectif de fierté de l’Espagne du XVIIe siècle face au reste du monde. C’est si vrai que l’affirmation de différence s’exerça en Europe même à l’égard d’autres communautés européennes : à Venise, où les Portugais ou Ponentini créèrent une communauté distincte de celles des Levantini, des Italiens ou des Allemands ; à Rome où, les Juifs autochtones leur refusant l’accès à la direction de la communauté, les Juifs espagnols créèrent une synagogue séparée ; à Gibraltar où, pour se distinguer des Marocains, les Portugais créèrent la Esnoga Flamenca ; à Bordeaux et Bayonne où les Comtadins ne furent pas intégrés, pas plus que les Allemands ; à Livourne où l’intégration des Juifs non ibériques ne suffisait pas à ces derniers pour accéder au gouvernement de la Nation. À ce travers ibérique s’ajoutait ou se mêlait le poids conscient ou non des préjugés sociaux, banals à l’époque, d’une caste organisée autour d’un noyau de très anciennes familles marchandes, nossas familias, nuestras familias, nostre famiglie. Ce sentiment, partagé ou mimé par les familles d’origine italienne intégrées de longue date ou plus récemment, à la Nação, est très bien décrit par Giorgio Bassani dans son célèbre « Le Jardin des Finzi Contini ». Un sentiment identique subsiste jusqu’à ce jour à Tunis chez les musulmans dits Andalous, descendants des Morisques
Myriam Bodian l’a écrit récemment : les descendants de conversos ont voulu restaurer un authentique héritage perdu comme les peuples colonisés qui recouvrent leur indépendance. La fierté d’être ibériques est une composante importante de leur mentalité collective. Plus loin elle explique : Les conversos ont développé une contre-mythologie assez puissante pour soutenir leur sens de dignité en un milieu saturé de symboles et de rhétorique de supériorité espagnole.
Ne disons pas qu’il s’agirait là de choses trop anciennes. En histoire, contrairement aux mécanismes transistorés, la persistance des comportements survit étrangement et inconsciemment à leurs causes premières. C’est ce que Braudel a appelé la durée. Comme pour aggraver cet orgueil, la constitution accordée à la Nazione Ebrea par Ferdinand de Medicis, en instaurant l ’hérédité des charges au sein des mêmes familles désignées comme li più sensati e migliori soggetti della Nazione, les consacrait comme une véritable aristocratie de droit. Or, malgré leur déclin économique, ces familles étaient presque toutes représentées parmi les dirigeants de la communauté portugaise de Tunis. Le critère de la « bonne famille » n’était pas, dans ce groupe, la fortune, mais l’ancienneté et le prestige passé.
L’attachement des Livournais à l’italianité au XIXème siècle est bien le prolongement de l’engouement de leurs grands-parents au XVIIIème pour la France des Lumières et de la Révolution. Le Risorgimento est un héritage des Lumières. Marguerite Yourcenar le décrit ainsi :
La ferveur libérale qui entoura en Italie le Risorgimento est l’un des plus beaux phénomènes du siècle.
Ce mouvement national généreux partait d’une conception paternaliste et volontariste selon laquelle il fallait dispenser le savoir au peuple pour effacer les vices engendrés par l’ignorance et la tyrannie. Ce fut la rencontre de deux cultures. Les services sociaux des Portugais, très efficaces, résultaient en effet d’une antique tradition. Ainsi l’aide aux pauvres était-elle conçue de manière à ne pas les humilier. Celui qui était chargé d’apporter les secours ne rencontrait pas l’assisté dont le nom était tenu secret. Malgré la séparation des communautés et quelques incidents, les Portugais n’abandonnaient pas à eux-mêmes les membres de la communauté locale. Bien que représentant 1/15 de la population juive, ils prirent en charge le 1/3 des dépenses de l’ensemble. En 1867, existait un «Comitato per Soccorso ai Poveri di Tunisi » de Tunis qui recueillait des fonds, y compris à Livourne, pour venir en aide aux pauvres, surtout Tunisiens. Ce Comité, auquel participaient treize Livournais et trois Tunisiens (I. Samama, Sam. Nataf et Sim. Nataf), réalisait une œuvre commune. Les Livournais participèrent à la création d’un hôpital israélite où les médecins livournais assurèrent seuls et gratuitement les soins à tous les indigents sans distinction de religion. En 1875 ils prirent l’initiative, en relation avec la direction de l’Alliance Israélite Universelle à Paris, de la création d’écoles modernes en vue d’instruire les enfants pauvres, en grande majorité Juifs tunisiens. Cette initiative avait été précédée dès 1830 de la création d’écoles italiennes donnant aux Juifs tunisiens une éducation européenne. Bref, s’ils considéraient avec hauteur et paternalisme leurs pauvres coreligionnaires tunisiens, les Livournais étaient loin de se désintéresser de leur sort. Dans tout le bassin méditerranéen, de Tanger à Salonique, les Livournais ou Portugais, comme les Picciotto d’Alep, Allatini# et Morpurgo de Salonique, Castelnuovo de Tunis, Montefiore de Livourne et de Londres, prirent part à la grande œuvre du Français Adolphe Crémieux en faveur de ces Écoles. Elles devaient transformer complètement le niveau culturel des populations juives du Proche-Orient et d’Afrique du Nord, et par là-même, y faire rayonner la culture française. À ce sujet, dans un ouvrage concernant les Juifs de Salonique, Elie Carasso écrit « Les riches commerçants juifs de Livourne, imprégnés de l’esprit des Lumières, s’installèrent à Salonique à la fin du XVIIIe siècle. Les Allatini, Morpurgo, Fernandez etc. seront à l’origine de la renaissance économique et intellectuelle au XIXe siècle. »
Cet effort social des communautés portugaises trouvait sa source dans la tradition ibérique. Dès le XVIIème siècle, la Nazione Ebrea avait institué à Livourne l’instruction gratuite et obligatoire ; la gratuité des soins pour les indigents, à domicile, avec ration alimentaire quotidienne ; la distribution de vêtements aux pauvres ; l’octroi de dots aux jeunes filles dans le besoin. Une œuvre s’occupait de payer les rançons nécessaires pour faire libérer les captifs juifs des corsaires musulmans ou chrétiens. Rappelons que, au milieu du XVème siècle, le Portugais Isaac Abravanel organisait des collectes en Italie pour libérer les Juifs marocains réduits en esclavage lors des incursions portugaises au Maroc.
Mais au XIXème siècle cette ancienne et toujours vivante tradition se conjuguait avec l’humanisme universaliste du Risorgimento. Arthur Kiron, de l’université de Philadelphie, rappelle que, dans le deuxième quart du XIXe siècle, dans la suite de l’occupation napoléonienne et de la restauration des Habsbourg, deux événements historiques jouèrent sur les jeunes Juifs grandis à Livourne, les aidant à se construire un humanisme religieux et moderne. D’abord le programme de réforme de l’enseignement dans l’esprit des Lumières, établi par la classe marchande de la cité. D’autre part l’aventure politique du Risorgimento. En mars 1832 la communauté juive ouvrit une école dite d’Instruction réciproque dans le cadre d’une réforme plus large entreprise par les marchands en vue d’éduquer les classes populaires. Cette école s’inspirait du système dit Lancasterian, venu d’Angleterre, selon lequel un maître formait un maître étudiant, qui, à son tour, formait d’autres étudiants, chacun devenant ainsi, à son tour formateur d’autres élèves. Cette méthode fut adoptée par la société secrète des Carbonari et son journal Giovine Italia, créés par Mazzini#.
Dans cette optique, l’éclairage proposé par Arthur Kiron est significatif. En 1876, le rabbin livournais Sabato Morais, proche de Benamozegh, exerçant ses fonctions à Philadelphie, publiait un « Manifesto » dont ce dernier était l’auteur. Sous le titre « Israele e l’Umanità », il annonçait la publication d’un nouvel ouvrage de théologie visant non seulement des fins pédagogiques, mais un nouveau rapport œcuménique autour de l’unité sous-jacente de toutes les religions, y compris l’Islam, ayant pour base commune le judaïsme. L’essentiel est que sous cette présentation ait figuré une citation de Giuseppe Mazzini, « prophète de l’unité italienne », à l’appui des principes religieux exprimés dans l’ouvrage de Benamozegh. Mazzini, auquel il avait soumis le manuscrit, fit en sorte que son commentaire paraisse avant sa propre mort en 1872. Kiron voit là un « triangle » bien particulier : l’humanisme religieux juif, le nationalisme italien et l’histoire des Juifs d’Amérique. En effet, ce document et l’enseignement à Philadelphie du rabbin livournais Sabato Morais, auront marqué l’évolution du judaïsme américain. La notion d’abnégation, dit Kiron, que Morais importa avec lui d’Europe, s’opposait aux valeurs d’individualisme de la culture américaine, caractérisée par le laissez faire. Pour conclure, Kiron voit en Morais, émule du rab. Benamozegh, l’expression et la défense, en Amérique, du type du « Juif orthodoxe des Lumières » Pour comprendre Morais et Benamozegh, dit-il, il nous faut remonter au port et à la cité de Livourne.
Livournais et autres ethnies à Tunis
1- Livournais et Tunisiens
La Tunisie plurielle avait assigné aux Livournais un rôle singulier. Ils exercèrent, bien avant le Protectorat, une influence décisive sur les élites de la communauté juive tunisienne, par une italianisation qui prépara leur future francisation. Dès la deuxième partie du XVIIIème siècle, des marchands tunisiens prirent l’habitude de séjours fréquents à Livourne. Des contrats en langue espagnole nous montrent, en 1778, des Attal, Bessis, Maarek, Semama réalisant des affaires communes avec des Boccara, De Paz, Enriques, Franchetti, Tapia. En 1780, des Livournais de Tunis et de Livourne créèrent à Marseille une communauté portugaise dont la langue, comme à Tunis et Bordeaux, fut l’espagnol. Dans cette communauté, ils accueillirent quelques familles tunisiennes telles que les Bellaïche, Bismot, Lahmi, Semama, Tubiana, un siècle avant le Protectorat. Des familles de Juifs comtadins comme les Carcassonne, Crémieux, Mossé, Rouget, Vidal, y furent intégrées. Cette « livournisation » des Comtadins permit à ceux-ci l’établissement à Marseille, qui leur avait été jusqu’alors interdit.
2. Livournais et Siciliens.
Nulle part ailleurs qu’à Tunis une communauté juive, comme les Livournais, n’eut à assumer la responsabilité sur le plan social et culturel de toute une population chrétienne pauvre, celle des Siciliens. Ce petit peuple, massivement accru après le Protectorat, ne possédait encore aucune élite. La plupart de ces Siciliens ou Sardes ne savait pas l’italien. Beaucoup étaient illettrés. Les idéaux du Risorgimento étaient encore loin d’eux. Les familles livournaises prirent en charge le financement et l’organisation d’Écoles, d’Hôpitaux, d’associations culturelles italiens. En 1895 le Dr Guglielmo Levi, né à Livourne, ancien chef de service de l’hôpital de Padoue, assura conjointement la direction de deux hôpitaux : l’hôpital israélite et l’hôpital italien. Les conventions de 1896 permirent de préserver une amitié franco-italienne. La Grande Guerre où la France et l’Italie furent alliées semblait devoir consolider cette amitié. La démagogie fasciste, après 1935, fut néfaste à ces relations. Mais, dans leur majorité, les Siciliens furent choqués par les lois raciales qui frappaient en 1938 leurs compatriotes livournais.
3- Corsi e Livornesi
Les relations entre Corses et Livournais sont mal connues à Tunis. Elles sont pourtant anciennes et fructueuses. Notons que l’arrivée des Portugais à Livourne à partir de 1593, coïncide avec une immigration de Corses grâce à une politique bienveillante des Medicis, traditionnellement opposés à Gênes. La Nazione Ebrea qui vient de se créer à Livourne, voisine avec d’autres Nations dont la Nazione Corsa. Certes, jusqu’en 1766, cette Nazione ne put bénéficier de structures officielles qui auraient risqué de nuire aux relations avec la République de Gênes. Les premiers Corses attirés par le projet de construction du nouveau port de Livourne, arrivent dès 1548. Plusieurs Corses sont employés dans des activités maritimes, non seulement comme simples marins, mais comme cadres et officiers. Certains se font corsaires, activité tolérée et juridiquement encadrée à Livourne. La plupart d’entre eux vient du Cap Corse. Dans les années 1620-1630 on note, dans la Chiesa della Madonna, un autel des Corses, avec l’inscription : « Virginem Virgini commendavit ». Les donateurs sont : Carlo Lorenzi, Luzio Mattei, Batista Angeli et Rocco Manfredini. L’autel est dédié à San Giovanni Evangelista. Le plan de Livourne au milieu du XVIIIème reproduit une grosse maison dite « Casa d’attenenza dei Ssri mercanti di Corsica ». Parmi les citoyens de Livourne d’origine corse décorés avec grades et dignités publics, on peut citer, outre les familles évoquées, les Di Santi, di Marco, Mariani, Morazzani, Di Cardi, Franceschi, Marchi. De cette dernière famille est issu Vittorio Marchi, auteur d’un bon lexique du dialecte livournais, comprenant une étude de la variante juive avec quelques emprunts portugais et hébreux. Marchi cite ceux de ses amis juifs livournais qui l’ont aidé dans sa tâche.
Les relations des deux Nazioni s’affirment surtout dans le domaine de l’armement. Les Juifs fournissent aux Corses des armes. Ils leur achètent leur corail avec lequel ils fabriquent des bijoux. Ils obtiennent parfois l’exploitation en régie. Au XVIIIème siècle une maison Franco et Attias emploie dans sa fabrique de bijoux de corail 130 ouvriers. Elle exporte sa production jusqu’en Inde. Les Livournais aident les Corses à construire dans leur île un arsenal dont ils assurent la gestion #. Dès le début du XVIIème siècle, des Livournais utilisent pour leurs transports entre Livourne et Tunis des bateaux corses. Ils rencontrent enfin des Corses dans les universités toscanes de Pise et Sienne où les Livournais de Tunis font leurs études aux XVIIème et XVIIIème siècles, souvent en médecine.
4- Les Livournais et la France
Les tensions de la compétition coloniale de 1881 ne doivent pas voiler un passé plus lointain. Les relations franco-livournaises furent ambigües. En 1682 quelques marchands livournais établis à Marseille autour de Joseph Vais de Villareal et Abram Attias furent expulsés après de longues discussions, à la demande des échevins marseillais. Mais dans tout le bassin méditerranéen, les Livournais bénéficiaient de la protection française en vertu des capitulations qui assimilaient les Juifs dits Francs ou Portugais, aux chrétiens. Les marchands livournais utilisaient essentiellement la flotte marseillaise pour leurs affaires. Sans cet appoint, cette flotte eût été sous-employée. Lors de la Révolution, les Juifs de Livourne répondirent avec empressement aux demandes des autorités françaises qui exigeaient que chaque quartier fournît une brigade à la Garde Nationale. Les zelanti israeliti, expose l’historien Piombanti, en fournirent deux.
Dans le monde musulman, pour plusieurs raisons, connaissance des langues, expérience commerciale, niveau d’instruction de quelques familles ayant fréquenté les universités d’Europe, des Juifs livournais étaient choisis comme agents consulaires par des puissances européennes comme la France, l’Autriche, l’Angleterre, la Hollande#. La famille Valensi à Tunis en est un exemple type. Des Valensi intervinrent durant les guerres napoléoniennes pour des rapatriements de prisonniers. Un Valensi servit d’accompagnateur au duc de Joinville lors de sa visite en Tunisie. Un autre servit d’intermédiaire lors de la négociation du traité du Bardo. Un Dr Abram Lumbroso, depuis fait baron par le Roi d’Italie, est désigné dans un contrat de mariage comme représentant du royaume de France. Ces liens avec la France conduisirent quelques unes des plus grandes et anciennes familles livournaises de Tunis à ne pas suivre comme les autres le mouvement national italien, et au contraire à opter pour la France. Ce fut le cas notamment des Valensi, des Bonan, des Cattan et d’une branche des Enriques.
Pour autant, les Livournais nationalistes italiens, majoritaires, adoptèrent dans ce conflit une position mesurée. Le Baron Dr Giacomo di Castelnuovo, éminence grise de Cavour, homme de confiance des Beys et négociateur des accords italo-tunisiens de 1869, exposait dans un de ses ouvrages, qu’une présence européenne était souhaitable en Tunisie, mais que si la solution italienne n’était pas viable, il faudrait opter pour une présence française. Ses rapports avec le consul Roustan, dont la maîtresse était génoise, étaient excellents. Curieuse Tunisie où le consul d’Italie était beau-père du député de la Nation française, où tous les notables marseillais sans exception avaient épousé des Génoises. Castelnuovo n’envisageait pas d’ailleurs une colonisation, mais une sphère d’influence. Culturellement francophile, il fut attaqué par la presse piémontaise quand il se fit le promoteur des écoles de l’Alliance Israélite Universelle, privilégiant ainsi l’influence française. Il acquit à ces écoles l’appui de Khereddine, du Bey et de tous les consuls d’Europe. Personne alors n’envisageait d’annexion et le Protectorat, il faut l’admettre, reçut une application dépassant de loin ce qui avait été envisagé au plan international. Patriote, Juif et franc-maçon, Castelnuovo se montra tolérant. Ayant procuré un terrain pour la construction de la nouvelle synagogue de Tunis , il en obtint un également pour la construction de la cathédrale. Député de Vérone dans la droite modérée, il vota pour l’inviolabilité du pape. Il fit décorer l’archevêque de Tunis, Mgr Sutter.
Les droits acquis de Livournais ne furent pas toujours remis en question. Ainsi mon arrière-grand-oncle Guglielmo Guttières Pegna, directeur des Douanes tunisiennes en vertu d’accords antérieurs, resta-t-il en fonction après le Protectorat comme Receveur Principal. À sa mort en 1913 à Paris, le directeur des Finances fit son vibrant éloge.
Les Livournais et la Tunisie
Sans doute les Tunisiens d’aujourd’hui ont-ils oublié cette présence livournaise à Tunis. L’histoire d’une minorité privilégiée heurte toujours le politiquement correct. Le souvenir en reste au moins chez les Andalous, toujours attachés à leur identité et à leur passé. Les Tunisiens éprouvent pourtant la nostalgie du pluralisme. Certes la cohabitation avec les Grana a surtout été vécue au niveau des classes supérieures. Elle a permis à la Tunisie une ouverture sans domination. Les Grana ont reçu du pouvoir des privilèges et obtenu la considération qu’ils attendaient en contrepartie de ce qu’ils avaient apporté. Ils ont permis une société plurielle. En Algérie, les minorités italiennes et espagnoles ont oublié leur culture et se sont fondues dans l’entité française. En Tunisie, l’identité italienne s’est maintenue malgré la colonisation française. L’aurait-elle pu sans la base que représentait cette élite moderne, capable de sauvegarder sa différence tout en maintenant sa maîtrise de la culture française ? La Tunisie tout entière n’a-t-elle pas bénéficié de la coexistence de ces deux cultures greffées sur la sienne propre ? L’intervention, l’an dernier, de mon ami Adriano Salmieri me l’a fait croire. Les notes de voyage de Fernand Braudel m’en ont fait prendre conscience.
Lionel Lévy.
Commentaires
Livournais
Excellent texte historique