LES “NOUVELLES EXPRESSIONS JUDÉO-MAGHRÉBINES”

LES “NOUVELLES EXPRESSIONS JUDÉO-MAGHRÉBINES”

FLORENCE LHOTE 

Un numéro de la revue “Expressions Maghrébines” est consacré aux “Nouvelles expressions judéo-maghrébines”. Elisabetta Bevilacqua nous en fait le compte-rendu :

Dans ce dossier de la revue Expressions Maghrébines, coordonné par Guy Dugas – le critique qui a ouvert la voie des études sur la littérature judéo-maghrébine – et Sonia Zlitni Fitouri, les auteurs font le bilan de l’évolution de cette littérature des années 80 à 2013. Ils y soulignent que, loin de disparaître, cette production a toujours continué à vivre et que, donc, le moment de sa mort par ʻdissolutionʼ, auparavant annoncée, n’est pas venu. Dugas y confirme, en outre, le rôle essentiel que l’humour, la fantaisie et l’écriture de la mémoire continuent à jouer à l’intérieur de la littérature judéo-maghrébine.

Les articles qui composent ce numéro sont partagés en quatre volets, précédés de deux contributions. Dans la première (“Hommage à Guy Dugas”, pp. 1-3), Denise Brahimi met en évidence les deux versants importants du travail accompli par Guy Dugas: sa capacité “de rendre toute leur importance à des domaines ou à des œuvres que d’autres, pour des raisons multiples, ont tendance à marginaliser” (p. 1) et avoir mis “à la disposition des chercheurs, étudiants, doctorants, érudits en tout genre, des textes dont on ne sait où il aurait fallu aller les chercher autrement” (Ibid.). Dans la deuxième (“Introduction. Expressions judéo-maghrébines: ʻUne force qui demeureʼ”, pp. 5-11), Sonia Zlitni Fitouri présente le dossier et les quatre volets qui le constituent, en soulignant la pluralité à laquelle aspire désormais la littérature judéo-maghrébine de langue française. Cette livraison de la revue Expressions maghrébines se propose en effet de “cerner cette pluralité génératrice d’une nouvelle identité judéo-maghrébine, d’interroger les nouvelles définitions des concepts ʻmaghrébinʼ, ʻfrancophoneʼ, ʻcosmopoliteʼ et ʻfantaisieʼ, de montrer ce qui fait la spécificité de la pratique littéraire judéo-maghrébine francophone à travers les différentes générations d’écrivains” (pp. 5-6).

Le premier volet, “Négocier une nouvelle identité” (pp. 15-44), explore “la problématique de l’identité collective qui transparaît dans la pratique esthétique et discursive des écrivains judéo-maghrébins” (p. 6) et il se compose de deux études. Dans “Ironie, altérité et racisme dans Le café de Madame Ben Djamil de Claude Kayat” (pp. 15-27), Debbie Barnard analyse l’inscription de l’humour et de l’ironie à l’intérieur du dernier roman de l’écrivain d’origine tunisienne Claude Kayat: Le café de Madame Ben Djamil (2013) se révèle intéressant à étudier non seulement en raison du recours à l’humour de la part de l’auteure, mais aussi en raison de plusieurs éléments concernant l’immigration, la différence culturelle et la problématique identitaire. Il s’agit en effet d’un ouvrage où “la composition et l’humour […] laissent voir les attitudes des gens et des institutions autour de l’immigration et remettent en question la manière dont la société réagit” (p. 27).

Dans le deuxième article, “Tunisianité, judéité, individualité et égalité dans les écrits de Gilbert Naccache” (pp. 29-44), Mohamed Chagraoui se penche sur la production littéraire de l’écrivain tunisien Gilbert Naccache, où “le narrateur réclame les différentes facettes de sa personnalité: tunisien, juif, intellectuel critique, militant politique et syndical, écrivain. C’est à ce niveau des appartenances multiples qu’un lien se noue entre la tunisianité, la judéité, l’individualité et l’égalité” (p. 29). Le critique examine ainsi la notion de tunisianité et celles de judéité, d’individualité et d’égalité (mises en rapport avec la tunisianité), telles qu’elles s’affichent dans l’œuvre de Naccache. Il en résulte que “Gilbert Naccache assume la mixité constitutive de sa personnalité et la revendique ” (p. 42), sans pourtant “imposer des définitions, et donc des frontières, des limites, à la notion de tunisianité, et aux notions connexes de judéité, de marginalité, de distance critique” (p. 43).

Le deuxième volet, “Marcher sur l’oubli” (pp. 47-75), qui prend le titre d’une série d’entretiens avec Tahar Bekri, naît du constat que “si la littérature judéo-maghrébine est fortement imprégnée par les écritures de la mémoire, c’est qu’elle a été marquée par les violences de l’Histoire contemporaine et les traumatismes qu’elles ont laissés, par les douleurs de la séparation, les itinéraires d’errances et d’exils” (p. 7). Voilà pourquoi les auteurs judéo-maghrébins “réactivent sans cesse la mémoire individuelle et collective, réhabilitent les mythes des ancêtres, recréent des sensations, mettent des mots sur ce qui est resté impression vive, donnent à la mémoire sa consistance autant que ses pouvoirs de résonance” (Ibid.). Le rapport entre mémoire et Histoire dans la littérature judéo-maghrébine la plus récente fait l’objet de l’étude de Wafa Ben Aziza (“Nouvelles expressions judéo-maghrébines entre mémoire et Histoire: une écriture en évolution” pp. 47-60). Le critique situe sa contribution dans le prolongement des études de Guy Dugas, en analysant les problématiques majeures des nouvelles expressions judéo-maghrébines, leur identification par rapport au cadre auquel se réfèrent (maghrébin, méditerranéen ou francophone) et leur position face à la question de la mondialisation des littératures. Wafa Ben Aziza présente également les caractéristiques de cette production récente, en soulignant les convergences et les divergences par rapport aux œuvres précédentes, et elle étudie enfin “l’apport de ces nouvelles expressions judéo-maghrébines aux littératures maghrébines ou arabo-musulmanes ainsi qu’aux francophones” (p. 49).

Danielle Dahan-Feucht consacre son étude à la littérature mémorielle d’auteurs juifs nés en Algérie et exilés en France pendant leur enfance ou leur adolescence. Dans “Marlène Amar: du silence à l’expression revendiquée d’une mémoire” (pp. 61-75), le critique se penche en particulier sur l’analyse de deux romans de Marlène Amar, La Femme sans tête (1993) et Des gens infréquentables (1996), ceux-ci traitant des souffrances de l’exil des Juifs d’Algérie. Après avoir expliqué les raisons qui sont à l’origine du choix de ces deux romans, Danielle Dahan-Feucht présente la thèse qu’elle tient à développer à l’intérieur de son article: “on lira La Femme sans tête et Des gens infréquentables comme le passage d’une mise à mort de la parole et du souvenir à sa libération et résurgence” (p. 63). Elle examine donc le silence caractérisant le premier roman, pour analyser ensuite son dépassement dans le deuxième, où l’on assiste à une prise de parole qui dévoile la mémoire d’une famille judéo-algérienne.

Le troisième volet s’intitule “Support visuels, supports mémoriels” (pp. 79-121) et il s’articule autour de trois contributions portant sur les images en tant que supports de la mémoire. Dans la première, “Visites de la synagogue de La Goulette. La synagogue Beith Mordechai, rue Khaznadar, témoin et miroir d’une minorité de Tunisie” (pp. 79-98), Dora Carpenter-Latiri propose un travail d’anthropologie photographique, riche en images qui enrichissent l’article. À travers ses photos, elle fait l’histoire de la seule synagogue de La Goulette, à Tunis, en soulignant que ce lieu n’est pas seulement un lieu de mémoire, mais aussi un lieu de vie “par la présence des fidèles, par sa persistance dans le souvenir de ceux qui y sont passés, par son rôle dans la transmission des rituels” (p. 79). Tout au long de l’article, le lecteur peut donc profiter d’une visite virtuelle à l’intérieur de cette synagogue, grâce aux images et aux explications détaillées de toutes les photographies fournies par Dora Carpenter-Latiri.

Dans “À propos des Judéo-berbères marocains, un film: Tinghir-Jérusalem” (pp. 99-103), Denise Brahimi présente le film d’un jeune réalisateur d’origine marocaine, Kamal Hachkar. Dans Tinghir-Jérusalem: les échos du Mellah (2011), le réalisateur a abordé le sujet de “l’existence jusqu’à date récente d’une communauté judéo-berbère installé à Tinghir depuis des siècles sinon des millénaires, néanmoins partie sans espoir de retour pour aller s’installer en Israël au début des années 60 du siècle dernier” (pp. 99-100). Le but de Kamal Hachkar est justement celui de recueillir les voix de ces Judéo-berbères devenus Israéliens et de reconstruire leur histoire. “Pour Kamal Hachkar – remarque Denise Brahimi – l’évocation de Tinghir est celle d’un paradis perdu, celui de l’enfance et de sa langue maternelle berbère. Mais c’est aussi, plus largement, une réflexion qui sort de la bouche des anciens exilés, qui souffrent cruellement de l’hostilité guerrière entre Israël et les Palestiniens, alors qu’au Maroc ils avaient toujours vécu en paix parmi leurs voisins musulmans” (p. 102).

Ewa Tartakowsky, dans “Littérature des auteurs d’origine judéo-maghrébine. Les couvertures, masques à visage découvert” (pp. 105-121), travaille sur les paratextes éditoriaux de la production littéraire des auteurs d’origine judéo-maghrébine. Elle passe en revue et analyse trois types de paratextes: les titres, les premières pages de couverture et les quatrièmes de couverture. Cette analyse lui permet de souligner, d’un côté, “le rôle et l’importance du paratexte” (p. 119), et, de l’autre, de confirmer l’hypothèse du fort ancrage de la littérature judéo-maghrébine dans “les thématiques liées à l’exil, à la mémoire et à l’histoire” (Ibid.).

Le quatrième et dernier volet, “Conceptualisation” (pp. 125-171) regroupe trois contributions. La première, “The Aesthetics of Fragmentation, or a Way to Read El Maleh” (pp. 125-137) de Zakaria Fatih, propose une nouvelle approche critique de l’œuvre de l’écrivain marocain Amran El Maleh. Cette approche veut tenir compte du style digressif de l’auteur lui-même et de l’ouverture de son texte, sans lui imposer une étiquette particulière. “The beauty of El Maleh’s text – affirme en effet le critique – lies in its fragmentation” (p. 136) et cette fragmentation est à traiter “as a sort of inspiration without privileging a particular site of meaning; i.e. a fragmented reading that is as inviting as El Maleh’s text” (p. 137).

Les deux autres contributions sont rédigées par Guy Dugas: dans “Fantaisie, littérature mémorieuse, iconophilie… Retour sur quelques concepts discutables” (pp. 139-152), il revient sur les notions fondatrices de la production judéo-maghrébine classique pour vérifier leur validité dans les œuvres les plus récentes. Tout en invitant à des nouvelles et plus profondes recherches, Dugas y confirmé “une capacité sans cesse renouvelée de subversion et de remise en cause par le rire” (p. 150) et une “spécificité fondatrice […] comme l’écriture mémorieuse et l’iconophilie” (Ibid.), accompagnées d’une “farouche résistance à s’inscrire dans tous les cadres et réseaux tissés par les approches théoriques, qu’il s’agisse des cadres traditionnels (notion de littératures nationales ou régionales) ou de réseaux nouveaux (postcolonial ou subaltern studies)” (Ibid.)

Dans une contribution ultérieure, intitulée “Trente ans de littérature judéo-maghrébine (1982-2013)” (pp. 153-171), Dugas actualise l’une de ses bibliographies précédentes, en proposant une liste bibliographique des œuvres judéo-maghrébines publiées entre 1982 et 2013. Cette bibliographie mise au jour clôt le volume.

Guy Dugas et Sonia Zlitni Fitouri (dir.), “Nouvelles expressions judéo-maghrébines”, Expressions maghrébines, vol. 13, n. 2, hiver 2014

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