Les risques de l'Autre, par Marc-Alain Ouaknin

Quand l'Autre empêche l'altérité:

Le Talmud nous raconte l’histoire de ce rabbin appelé Elisha ben Abouya. Un grand érudit et un grand mystique. Un jour, c’était un chabbat, il alla voir une prostituée qui se trouvait sur une route au bord d’un champ. Le voyant elle lui dit. N’es-tu pas le célèbre rabbin Elisha ben Abouya. En guise de réponse il déracina un radis qui se trouvait dans le champ. La prostituée dit alors. J’ai dû me tromper, ce n’est pas lui, c’est un autre. En hébreu Ahèr hou.

Ahèr c’est donc l’autre, l’autre homme, l’autre chose, l’autre Dieu. Ce qui est différent, non identique à ce que l’on croyait. Ce qui est différent dans le temps, ce qui diffère dans le temps, c’est ce qui vient après. D’où aussi le verbe retarder. C’est ce qui diffère aussi dans l’espace, c’est ce qui est derrière soi. Le mot qui en dérive est ahariyout, c’est à dire la qualité d’être autre. Mais étonnement, ce mot ne désigne pas « l’altérité » mais la « responsabilité ». C’est être responsable pour l’autre, de l’autre. Étonnement encore, le fameux rabbin dont on vient de parler n’est pas exclu du Talmud, et bien que devenu Autre en ayant choisi une voie différente de la règle classique, va continuer à enseigner et sera désigner par l’Autre qui devient pour lui un nom propre. Quand son disciple rabbi Meïr transmettra un enseignement en son nom, le Talmud dira, les « Autres disent », ahérim omrim. On découvre ici une culture au centre de laquelle une place privilégiée est donnée à l’Autre et à l’altérité, des mots dont la racine hébraïque démultiplie les significations : « Ah » signifiant le frère, le feu central qui se trouve au cœur d’une maison, et qui signifie aussi « coudre », « prendre », et « saisir ».

Souvent, l’usage galvaudé d’un mot ou d’une idée, ne permet plus d’entendre de quoi il est question. C’est le cas dans langue française en ce qui concerne ces deux mots, « Autre » et « Altérité », qui sont si souvent convoqué aujourd’hui.

De fait, « Il faut parfois, comme l’écrit Wittgenstein, retirer de la langue une expression et la donner à nettoyer pour pouvoir ensuite la remettre en circulation. »

C’est pour explorer et éclairer ces notions que Marc-Alain Ouaknin poursuit sa conversation avec Daniel Sibony.

L'invité

Psychanalyste de grande renommée, Daniel Sibony est né à Marrakech en 1942. Il arrive en France à 13 ans. D'abord titulaire d'un doctorat en mathématiques, il devient en 1985 docteur en philosophie. Il se forme auprès de Jacques Lacan.

Ses recherches le mène dans un entre-deux dynamique et fécond entre psychanalyse et sciences humaines, littérature, théâtre, politique et les faits de société contemporains.

Il anime chaque année depuis 1974 un séminaire indépendant consacré aux questions thérapeutiques et aux pratiques créatives et symboliques dans leurs rapports à l’inconscient.

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Le livre de l'invité

 

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"Pendant près de treize siècles, le monde arabe a eu dans son vaste territoire de fortes minorités juives ; cela a donné lieu à un certain « vivre-ensemble ». Il importe de mieux savoir comment il s’est déroulé, pour comprendre comment il a pu se conclure par un départ massif des populations juives. D’autant plus qu’aujourd’hui le « vivre-ensemble » est devenu une ritournelle, non pas dans le monde arabe, où ce n’est pas à l’ordre du jour, mais dans les régions d’Europe à forte présence islamique.

Ce livre apporte les éléments nécessaires afin d’appréhender avec rigueur et profondeur l’un des problèmes majeurs de l’islam, celui de son rapport à l’autre et, plus généralement, le rapport d’une majorité à des éléments singuliers qui interrogent son origine." Présentation de l'éditeur"

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