Habiba Msika, la diva qui a conquis le cœur des Tunisois
Issue d’une famille pauvre du quartier juif de Tunis, cette chanteuse et comédienne a mené une vie de femme libre et émancipée. Sa fin tragique, à l’âge de 27 ans, l’a faite entrer dans la légende.
Frida Dahmani - à Tunis - Jeune Afrique
Elle se voulait tragédienne, elle a connu une fin aussi dramatique que les héros et héroïnes qu’elle avait campés sur scène. Ne restent d’elle que quelques photographies, et ses chansons, que les Tunisiens aiment fredonner en toutes occasions.
Au panthéon des artistes tunisiens, Habiba occupe une place particulière. Marguerite Msika (à l’état-civil) portera dans sa vie privée comme dans sa vie publique un prénom taillé à sa démesure : en arabe, Habiba signifie à la fois « la bien-aimée » et « l’amie », « celle qui est dans le cœur de tous ». C’est ce que sera Habiba Msika, dont les obsèques seront suivies par plus de 5 000 fans de toutes confessions, qui l’accompagneront jusqu’à sa dernière demeure, au cimetière du Borgel. Aucun débordement ne viendra perturber le deuil, au grand étonnement des forces de l’ordre du protectorat français.
Sur les traces d’Oum Kalthoum
Née en 1903, la future Habiba Msika est l’aînée d’une famille de musiciens qui vivent dans La Hara, le quartier juif de Tunis. Elle fréquente l’école française de Bab Souika, à deux pas de chez elle, mais préfère écouter Daïda, son père, ou Kheilou, son oncle, jouer du violon. Elle écoute surtout les reprises de chants judéo-arabes qui font la notoriété de sa tante maternelle, Leyla Sfez. C’est à celle-ci que la jeune Habiba confie son désir de devenir tragédienne. En attendant, sa tante, propriétaire d’un cabaret où elle se produit, lui enseigne le piano et le luth, et la familiarise avec le milieu du spectacle.
Habiba sait instinctivement saisir sa chance. Elle se prévaut avec aplomb de ses liens de parenté avec Leyla Sfez pour parachever sa formation au hasard des rencontres, en particulier avec le poète, compositeur et interprète de luth Acher Mizrahi ou avec le cithariste tripolitain Braminou Berda.
Elle n’a que 17 ans, mais sait ce qu’elle veut et ne rechigne pas à apprendre. Un notable, Mokhtar Essalhi, la remarque. Il présente « ce diamant brut » à Hassan Banane, qui sera, avec le compositeur Khemaïs Tarnane, l’un des maîtres d’Habiba et en fera la première interprète tunisienne des œuvres de deux stars de la chanson arabe : Oum Kalthoum et Mohamed Abdel Wahab.
Habiba forge sa voix et son caractère. Après un bref mariage avec un cousin, Victor Chetboun, en 1918, elle profite de son divorce pour s’émanciper, comme si cette union n’avait été pour elle qu’un passage obligé pour en être quitte avec une société conservatrice friande de ragots. On est dans l’immédiate après-guerre : Tunis devient cosmopolite, bouillonne d’énergie, refait le monde, se pique d’être réformiste et moderniste. Capitale audacieuse, elle s’engoue pour les arts de la scène et se prend de passion pour Habiba.
Haïm Bittan, le grand rabbin de Tunisie. © Ons Abid
La jeune femme donne son premier tour de chant au palais Assous, à La Marsa. En moins de deux ans, elle devient la reine incontestée des salles tunisoises, accompagnant ses interprétations de danse et d’une ébauche de mise en scène. Sa grande passion reste en effet le théâtre, auquel elle se consacre désormais, avec pour mentor Mohamed Bourguiba, frère aîné du futur président Habib Bourguiba. De troupe en troupe, ils entament un compagnonnage qui fera les belles heures de la scène tunisienne durant près d’une décennie.
Jouant en langue arabe, la jeune femme campe aussi bien les héroïnes des tragédies de Shakespeare que les soubrettes des comédies de Molière. Mais, pour elle, une seule pièce comptera : L’Aiglon, dans lequel elle reprend le rôle créé par Sarah Bernhardt en arborant une coupe à la garçonne diablement séduisante. « La tigresse aux yeux verts » est aussi celle par qui le scandale arrive : en incarnant Roméo dans Roméo et Juliette, elle embrasse à pleine bouche la comédienne Rachida. Les esprits s’émeuvent, la salle ne désemplit pas.
Parmi ses admirateurs, le roi Farouk
Cette ouverture sur le théâtre la propulse dans l’univers des artistes et des intellectuels les plus en vue de Tunis. Par son attitude à la fois insoumise et inspirée, Habiba s’attire une foule d’admirateurs, parmi lesquels des fils de notables. Ils créent autour d’elle un petit comité, Asker El Lil (« les soldats de la nuit »), une sorte de garde rapprochée qui l’accompagne dans tous ses déplacements. Nombre de ses rivales lui envient cet aréopage, et tentent de l’imiter.
L’audace d’Habiba n’est évidemment pas au goût de tous. Pour certains, son effronterie frise la vulgarité. Ils en veulent pour preuve les paroles de ses chansons, toutes en sous-entendus lascifs ou provocateurs. La jeune femme a l’art de surprendre. Sensible au mouvement nationaliste, elle fait une entrée remarquée dans Patrie : les martyrs de la liberté, de Victorien Sardou, une pièce sur l’occupation espagnole des Pays-Bas. Elle porte pour tout costume le drapeau tunisien enroulé autour du corps et clame des slogans nationalistes. Cela lui vaudra de passer une nuit dans les locaux de la police judiciaire – avec ses fidèles Asker El Lil – et de gagner ses galons de patriote.
Michèle Fitoussi au Festival du Livre de Paris 2023, organisé au Grand Palais éphémère, le 22 avril 2023. © Cédric Perrin / BESTIMAGE
En 1923, c’est la consécration. À la faveur d’une tournée en Europe, elle rencontre Pablo Picasso et Coco Chanel, découvre un autre public ainsi que la toute nouvelle industrie discographique. Après Baïdaphone et Pathé, à Tunis, elle signe avec Deutsche Grammophon et entreprend de nombreux voyages à Alger, à Rabat, au Caire… Partout elle subjugue un public exigeant, y compris le roi Farouk d’Égypte.
Sa réputation est faite, et on ne compte plus les liaisons et les amours qu’on lui prête. Elle n’en a cure, profitant sans complexe des prodigalités d’Eliahou Mimouni, un vieil amoureux transi dont elle ne mesure pas la passion qu’il éprouve pour elle.
Celui-ci a ouï-dire qu’Habiba est amoureuse et compte se marier. C’est plus que ne peut en supporter ce vieillard fou de jalousie, qui a déjà fait construire à Testour (Nord) le palais où il compte vivre avec sa diva. Le 20 février 1930, il s’introduit chez Habiba et met le feu à l’appartement. La belle des belles de Tunis, brûlée vive, paie au prix fort son désir de liberté. Elle avait 27 ans.