Paris savoure le charme des chefs israéliens

Paris savoure le charme des chefs israéliens

 Par Jill Cousin - L'Express

Les toques israéliennes apportent leur grain de folie dans la capitale, séduite par cette cuisine généreuse et métissée.

La table déborde de victuailles. Nous rompons un morceau de challah, la brioche juive de tradition ashkénaze, pour le tremper dans un houmous préparé avec du tahini (une purée de sésame), des pois chiches entiers et du cumin. Dans une petite soucoupe en terre cuite issue de l'artisanat marocain, une aubergine a été grillée avant d'être écrasée et servie avec un coulis de tomates. Puis vient la shakshuka, des oeufs pochés dans des blettes et des épinards, une spécialité de la cuisine séfarade et des pays du Maghreb. Sur le dessus, quelques morceaux de feta et des graines de grenade.  

A-t-on atterri en Grèce, en Europe de l'Est ou au Maroc? Raté! Le restaurant Tavline prétend faire "souffler un air de Tel-Aviv au coeur du Marais". Un déjeuner suffit pour saisir toute la complexité de la gastronomie d'Israël. Ce pays n'est pas plus grand que la Lorraine, mais ses casseroles ont l'esprit large! Prêtres russes orthodoxes, juifs de Tunisie, de Libye, de France ou de Grande-Bretagne, Palestiniens musulmans de Cisjordanie... autant de communautés à l'origine de spécialités variées et métissées.  

"Ma mère est ashkénaze d'origine hongroise. La famille de mon père, elle, est séfarade, originaire d'Égypte. Alors chez mes parents, à table, c'était le choc des cultures. Durant un même repas, on pouvait manger des harengs à l'huile ou des pickles, des mets typiques de la cuisine des pays d'Europe de l'Est, avec du houmous", se souvient Tamir Nahmias, chef trentenaire ayant grandi en Terre sainte, avant de devenir le second de Grégory Marchand chez Frenchie, à Paris. Quand il quitte son pays au début des années 2000, la cuisine y entame un tournant radical. 

"A la création de l'Etat d'Israël en 1948, la population ne mangeait pas pour le plaisir, mais pour survivre, rappelle Claire Bastier, journaliste basée à Jérusalem et auteure de l'ouvrage Chroniques culinaires de Jérusalem (Menu Fretin). Mais, depuis une vingtaine d'années, Israël s'ouvre sur le monde et se construit une identité culinaire qui s'affranchit des clivages religieux et s'émancipe de la cacherout, les interdits alimentaires dictés par la Torah." 

Le constat se vérifie à Paris: non loin des institutions de la rue des Rosiers (Chez Marianne, Florence Kahn...), des tables "laïques" se cherchent une place au soleil. "Je viens d'une famille séfarade très pratiquante, mais quand j'ai ouvert Tavline, il était hors de question de rentrer dans la case 'cuisine juive', explique Kobi Villot-Malka, natif d'Israël. Je ne ferme pas pour shabbat, le jour de repos respecté par une grande majorité des croyants, et les produits ne sont pas casher." 

Cette émancipation donne lieu à des compositions débridées. Pour Claire Bastier, "les chefs israéliens osent tout, en matière de goûts et de textures. Ils sont pris d'une fièvre créatrice et aiment faire le show". Aucun manuel de référence ne codifie la gastronomie israélienne. C'est une bonne nouvelle pour les cuisiniers, qui pallient cette absence de règles en redoublant d'inventivité. 

La cuisson extrême, spécificité de la cuisine israélienne
En 2013, c'est Miznon qui a ouvert le bal dans le Marais, à Paris. Sur fond de hip-hop, les serveurs chantent, crient et alpaguent les clients par leur prénom. Quand le nôtre résonne dans la salle, débarque une généreuse pita, un pain rond à la farine de blé. A l'intérieur, se cachent des boulettes d'agneau, de la coriandre, de l'aneth, du persil et des rondelles d'oignon rouge. Les sphères de viande, bien juteuses, explosent en bouche. Au-dessus des plaques brûlantes, les cuistots poussent aussi la chansonnette. Il se dégage de cet endroit une énergie dévorante. Après quelques minutes, on se prend à se dandiner sur nos tabourets. 

Le climat électrique de cette petite cantine du IVe arrondissement est le reflet de ce qui se passe de l'autre côté de la Méditerranée. Avant d'être importé à Paris, c'est d'abord à Tel-Aviv en 2011 que le chef Eyal Shani a ouvert le premier Miznon. 

A côté des sandwichs dodus, la recette qui a traversé les frontières et participé au succès du restaurant, c'est le chou-fleur entier rôti au four, cramé sur les bords, dont on trempe ensuite les fleurettes dans du tahini. "Ce qui fait la spécificité de la cuisine israélienne, ce sont les cuissons extrêmes. On joue avec des très hautes températures, ce qui donne un légume parfois brûlé ou bien, à l'inverse, on cuit les aliments sous une flamme très douce et les plats mijotent de longues heures", précise Tamir Nahmias, qui prépare l'ouverture de son restaurant sur la rive droite, à Paris. Il y déploiera toute la richesse potagère de la cuisine israélienne: tomates, gombos (okra), haricots verts, choux-fleurs, artichauts, betteraves, carottes, poivrons, concombres, céleri, courgettes, aubergines... 

On retrouve toute cette panoplie de légumes dans les pages du livre phénomène Jérusalem, signé Yotam Ottolenghi (Hachette). Depuis 2002, ce chef israélien a ouvert cinq adresses à Londres avec son associé palestinien Sami Tamimi. Et nombre de ses recettes sont désormais cultes, comme cette aubergine posée directement sur le brûleur à gaz pendant plus de quinze minutes jusqu'à ce que la chair soit tendre et la peau, brune. L'aubergine "brûlée" est la base du baba ghanoush, une purée que Yotam Ottolenghi condimente d'huile d'olive, de citron, d'ail et de fines herbes, quatuor gagnant en Israël. Le légume violet aux notes fumées se déguste en mezze, cette tradition levantine qui consiste à poser une multitude de petites assiettes sur la table, dans lesquelles piochent les convives. 

Autre totem: le houmous. C'est la nouvelle coqueluche des Parisiens: deux delis israéliens spécialisés dans la purée de pois chiches, Yafo et Soum Soum, viennent d'ouvrir à Paris, preuve qu'au-delà du mélange des cultures polonaise, hongroise et marocaine des populations présentes sur le territoire, Israël s'inspire aussi de la tambouille de ses voisins méditerranéens. "Lorsque j'étais en résidence dans le restaurant Fulgurances (Paris, XIe), je préparais de la majadra, un ragoût de lentilles que l'on peut servir avec des épinards et du yaourt acide. C'est un plat que préparait ma grand-mère égyptienne. Mais posez la question à Omar Koreitem, le chef franco-libanais du restaurant Mokonuts, il vous dira que ce plat vient du Liban", plaisante Tamir Nahmias. Les frontières sont poreuses. 

Autre star de la gastronomie israélienne en passe de conquérir le même statut en Europe: Assaf Granit. Après son restaurant Machneyuda dans le souk de Jérusalem, le chef a ouvert The Palomar en 2014 dans le quartier chinois de Londres. Le souffle chaud de la Terre sainte vient de franchir la Manche. La bande de l'Experimental Cocktail Group, déjà aux manettes de plusieurs établissements parisiens comme le Fish Club, le Beef Club et plus récemment l'hôtel Bachaumont, vient de s'associer au sulfureux chef Granit. Début juin, ils ouvriront Balagan. Traduction: "bordel" en hébreu! "La philosophie de ce restaurant, ça sera le chaos organisé. Tout va devenir fou autour du client, l'atmosphère, les saveurs, le service... Mais nous, derrière, on contrôlera tout", promet Assaf Granit. 

Préparez-vous à des cuistots qui jouent aux percussions, à des serveurs qui paient leur tournée de shots et à des assiettes joliment déjantées et extraverties, entre crevettes-gombos-arak et gâteau à la semoule et à la noix de coco. Un joyeux bordel en effet, à croquer d'urgence! 

CARNET D'ADRESSES 

Tavline, 25, rue du Roi de Sicile, Paris (IVe), 09-86-55- 65-65. Plats: 16-18 euros.
Miznon, 22, rue des Ecouffes, Paris (IVe), 01-42-74-83-58. Pitas: 9,50-11,50 euros.
Yafo, 96, rue d'Hauteville, Paris (Xe). Houmous: 8-10,50 euros.
Soum Soum, 15, rue des Ecouffes, Paris (IVe), 01-42- 78-10-89. Houmous: 9-13 euros.
Balagan, 9, rue d'Alger, Paris (Ier). Ouverture le 1er juin.

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