Pourquoi le monde regarde la Tunisie
Malgré les manifestations actuelles, la démocratie se construit. Enquête sur le laboratoire tunisien.
BENOÎT DELMAS | Le Point Afrique
Cité Ettadhemen, une banlieue défavorisée de Tunis. Ce matin du dimanche 14 janvier, afin de prouver que l'ordre règne en Tunisie, le président de la République inaugure la nouvelle maison des jeunes. Un symbole fort en ce 7e anniversaire de la révolution. « Ben Ali n'osait pas venir dans notre quartier », se remémore un septuagénaire. Après quatre nuits de violences dans de nombreuses villes (80 policiers blessés, 800 interpellations), Béji Caïd Essebsi (BCE) souhaite délivrer deux messages : il s'intéresse aux quartiers défavorisés ainsi qu'à la jeunesse. Deux domaines que les manifestants reprochent à leurs dirigeants d'oublier. Au sommet de l'État, à Carthage et à la Kasbah, le Matignon tunisois, on tente aussi de minimiser les événements récents et on reconnaît du bout des lèvres une « grogne sociale » en insistant sur les « casseurs ».
La loi de finances 2018 a servi de révélateur. Des protestataires arborent un couffin vide pour expliquer des « fins de mois qui commencent le 2 ». Confronté à de sérieux dérapages des finances publiques, le chef du gouvernement, Youssef Chahed, a dû augmenter impôts et TVA. Ce quadragénaire qui dirige le pays depuis dix-sept mois se veut le « garant de l'orthodoxie financière » réclamée par le FMI. La pléthorique fonction publique (650 000 fonctionnaires) consomme plus de 40 % du budget de l'État, le remboursement de la dette plus de 10 %... Difficile donc de faire du social dans un pays qui a fait sa révolution au nom de la « dignité ». D'autant que les jeux politiciens priment sur la recherche de solutions aux problèmes structurels du pays.
Depuis 2011, sept gouvernements se sont succédé. Et la corruption gangrène le pays. Selon Chawki Tabib, président de l'Instance de lutte contre la corruption, « 52 % de notre économie est parallèle, la corruption et la mauvaise gestion nous coûtent 4 points de croissance ». À l'Assemblée des représentants du peuple (ARP), les députés s'accusent mutuellement de la détérioration de la situation économique. Les islamistes d'Ennahda rendent coupable le Front populaire (extrême gauche) des violences qui ont rythmé les nuits précédentes.
Mais, malgré les manifestations, les atouts du pays, entré dans le club des nations démocratiques il y a tout juste sept ans, restent nombreux. Un gouvernement d'union nationale qui assure une confortable majorité à l'Assemblée, des bailleurs de fonds internationaux très attentifs (l'Union européenne a déboursé près de 4 milliards d'euros depuis 2011), des élections libres ainsi qu'une nouvelle Constitution qui garantit les libertés.
Célébrée comme un modèle de compromis audacieux dans le monde entier, cette Constitution clarifie la situation. Elle attribue les pleins pouvoirs à l'ARP et confère à la présidence de la République la Défense et les Affaires étrangères. Sa fabrication a prouvé la capacité politique du pays à s'unir autour d'un texte qui garantit un État de droit, les libertés individuelles, les grands principes. Un texte exemplaire dans le monde arabe. Mais, au début de sa rédaction, rien n'était gagné.
Retour en arrière. En janvier 2014, le palais du Bardo, siège de l'Assemblée nationale constituante (ANC), résonne d'une seule voix. Les 217 élus de la nation sont debout, en larmes pour certains, unis en ce moment historique. La IIe République tunisienne est née. Qu'ils soient islamistes ou nationalistes, ils célèbrent la fin de leur mission : écrire le texte de la nouvelle Tunisie, issue de la révolution du 14 janvier 2011. Brouilles, bisbilles, querelles de fond et bras de fer sont oubliés l'instant d'un chant patriotique. Lorsqu'un vendeur de fruits et légumes sans patente s'est immolé à Sidi Bouzid, le 17 décembre 2010, qui aurait pu imaginer que la dictature Ben Ali chuterait en une poignée de semaines ? Et surtout que le pays entamerait sa transition démocratique après des décennies de despotisme ? Premier acte : des élections libres qui commencent dans le brouhaha. Les élections constituantes ont placé les islamistes d'Ennahda en tête : 89 élus sur 217.
Une partie de la société redoute que le statut de la femme, cadré par Bourguiba en 1956, soit remis en question par les « barbus ». Autre peur : que la charia s'immisce dans le texte fondateur de la IIe République ou, pis, qu'un État religieux soit institutionnalisé. Certains craignent encore qu'une république islamique s'établisse à Tunis.
La victoire des islamistes est un choc. Et pas seulement pour les Tunisiens. Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères de Nicolas Sarkozy, met deux semaines pour féliciter son homologue tunisien. Preuve du froid ambiant, l'extrême gauche et Ennahda ne se saluent même pas. Un mépris polaire qui contredit le message du 18 octobre 2005, lorsque les opposants à Ben Ali s'unirent, quels que fussent leurs désaccords. Petit à petit pourtant, au sein de la « nouvelle » classe politique, des amitiés naissent. Car, au sein d'Ennahda comme dans les autres partis, on déniche modérés et extrêmes, conservateurs et adeptes des libertés individuelles. La première question des Constituants sera celle de la méthode. L'ANC doit-elle se fixer une date limite, un an, comme l'Afrique du Sud le fit après la chute du régime de l'apartheid ? Doit-elle se consacrer exclusivement à la Constitution ? Exercer un contrôle sur le gouvernement présidé par l'islamiste Hamadi Jebali ? Sous la houlette de Mustapha Ben Jaafar, placide opposant à Ben Ali, élu président de la Constituante, les débats s'engagent. Prévus pour une année, ils dureront. Le président de la République, Moncef Marzouki, avait affirmé qu'il faudrait « trois ans ». Sadok Chourou, d'Ennahda, donne le ton : « Nous voulons une Constitution islamiste. » L'homme a passé dix-huit ans dans les geôles de Ben Ali. Chaque bloc parlementaire donne sa vision de ce qui sera le texte fondateur de l'État tunisien. Sahbi Atigue, un faucon, affirme que « plus jamais une loi ne sera incompatible avec l'islam ». Dans les rangs du centre et des nationalistes, on gronde. La bataille continuera jusqu'en janvier 2014.
Manipulation
Le palais du Bardo jouxte le musée du même nom. À quelques kilomètres de Tunis, les plénières ont lieu dans un bel hémicycle, boiseries et vert billard. Les Constituants sont seuls. Ni assistant, ni conseiller, ni bureau. « À poil », s'amuse un élu d'une circonscription européenne. Les commissions se déroulent dans des salles avec des tables assemblées en U, façon séminaire d'entreprise. Les événements extérieurs font irruption dans ce lieu paisible. À la Marsa, banlieue nord et huppée de Tunis, c'est le printemps des arts 2012 au palais Abdellia. Des œuvres de jeunes artistes y sont exposées. L'une d'elles est un verset du Coran écrit avec des fourmis. Blasphème ? « Oui ! » hurlent les salafistes, qui saccageront le lieu. À l'Assemblée constituante, c'est l'occasion pour les islamistes de remettre sur le tapis « la criminalisation de l'atteinte au sacré ». Des photos d'œuvres circulent sur les réseaux sociaux. On les attribue au printemps des arts. Elles sont en fait exposées au Sénégal ou en Colombie. La manipulation fonctionne à plein régime. Pour Selma Mabrouk, une ophtalmologiste devenue députée Ettakatol (centre gauche), « il était illusoire d'espérer arriver à adopter un article consensuel sur la liberté de culte et encore plus la liberté de conscience ». Certains députés se font engueuler par la société civile. L'un d'eux se rappelle une vive discussion avec la directrice d'une ONG qui lui enjoignait de ne céder sur rien. « J'ai répondu que nous faisions de la politique à l'ANC, que c'était un rapport de force, qu'il fallait parfois céder pour obtenir d'autres points, que tous nous avions été élus. » L'article VI – liberté de culte, conscience... – donna lieu à une nuit mémorable au Bardo. Jusqu'à 5 heures du matin, on s'empoigna. Ben Jaafar trancha : « On va dormir, rendez-vous à 10 heures. » À 11 heures, un compromis fut trouvé. La fatigue accommode les esprits. On trouve de « bons compromis » avec de « mauvaises raisons », résume un autre élu.
Mais tout n'est pas aussi rose. Ben Jaafar provoque des séismes jusque dans son camp, le parti Ettakatol, par sa complaisance sur les questions sociétales. Au soir de la mise à sac de l'ambassade des États-Unis, quatre morts le 14 septembre 2012, il déclarait devant les décombres fumants de l'enceinte diplomatique : « Voilà où mène l'atteinte au sacré. » L'ambassadeur américain appréciera peu, d'autant que l'attaque prenait pour prétexte un faux film sur Mahomet véhiculé sur Facebook. La Constitution assurera aux Tunisiens la liberté de culte et de conscience.
Pour le statut de la femme, c'est une autre affaire. Une phrase amidonnée, signée du groupe Ennahda, enflamme les Constituants : « L'État assure la protection des droits de la femme et de ses acquis, en tant qu'associée véritable de l'homme dans le développement de la patrie et sous le principe de la complémentarité des rôles avec l'homme au sein de sa famille. » La femme, un complément de l'homme... Tumulte garanti dans une Tunisie en avance sur ses voisins. Maladresse ou conception moyenâgeuse des rapports homme-femme ? Au pays du Code du statut personnel, il s'agirait d'un terrible retour en arrière. Inscrit dans la Constitution, il reléguerait les femmes au second plan. Fureurs. Remise en question de l'égalité. Les médias s'en emparent, de Tunis à Paris. Les regards se tournent vers les députées d'Ennahda. Vont-elles réagir ? Non. Après des semaines de polémiques, la « complémentarité » est retirée du texte. La pression extérieure ainsi que l'action des femmes démocrates auront fait comprendre aux islamistes que ce n'était pas négociable. Aujourd'hui, le décret interdisant aux Tunisiennes d'épouser un non-musulman a été abrogé et on réfléchit à l'égalité homme-femme sur l'héritage.
Chaos
Un assassinat menace pourtant de faire éclater ces premiers consensus. Chokri Belaïd n'était pas une rock star de la scène politique. Il fustigeait la corruption, les islamistes, le ministère de l'Intérieur... Il voulait que ça change. Que le sang versé par la dictature ne se coagule pas avec une nouvelle dérive autoritaire. Une véritable cible mouvante pour tous ceux qui ne voulaient pas que la Tunisie évolue démocratiquement. En février 2013, l'homme est exécuté devant son domicile. Il mourra dans l'ambulance. Il devient un symbole. Spontanément, des milliers de citoyens se réunissent devant l'hôpital où sa dépouille attend une sépulture. À l'intérieur du Bardo, c'est le chaos. On se réunit au siège du Front populaire – la coalition des partis de gauche – pour décider de l'avenir politique. Les questions relatives à la Constitution semblent caduques face à ce meurtre. Béji Caïd Essebsi promettra lors de la campagne électorale des législatives et présidentielle de 2014 de faire toute la vérité sur le drame. Quatre ans plus tard, la promesse demeure vaine.
Après plus de deux ans de vie commune au Bardo, les élus ont appris à se connaître, à faire de la politique. Et le texte de la Constitution est enfin finalisé. Une histoire d'amour naît sous la coupole. Deux députés, de courants différents, convoleront en justes noces. Après plus de deux années mouvementées, la Constitution est votée. Et une large majorité d'élus se sentira « à l'aise » avec le texte. Même si, depuis, certains appellent à sa révision. À la tête de l'État, la Constitution est aujourd'hui fréquemment remise en question. « Un tel système ne peut absolument pas assurer la stabilité et le développement de la Tunisie », déclarait ainsi BCE en septembre, laissant planer l'idée d'une réforme constitutionnelle. Pour l'ancien Premier ministre Mehdi Jomaa, « il y a une Constitution qui répartit les prérogatives. Mais, dans l'exercice pratique, il y a beaucoup d'écarts par rapport au texte ». Message directement adressé à l'hôte de Carthage. Pour d'autres, les nostalgiques de l'ancien régime, on peut être plus catégorique. Abir Moussi, ex-zélote de Ben Ali, présidente du Parti destourien libre, affirme « ne pas reconnaître la Constitution de 2014 ni la révolution ». Les partis au pouvoir, soit les deux tiers de l'ARP, semblent plus préoccupés par les élections à venir (municipales en mai, législatives et présidentielle en 2019).
Blocage
L'enjeu constitutionnel peut paraître intellectuel, déconnecté du social, il est en fait fondamental pour l'avenir démocratique de la Tunisie. Mehdi Jomaa, le chef du gouvernement de 2014, est très clair : « Certains évoquent une réforme de la Constitution avant même de l'avoir appliquée. Essayons-la avant de vouloir tout changer. » Depuis son adoption, la Cour constitutionnelle – l'arbitre des textes – n'a pourtant pas été mise en place. Un blocage lié aux jeux politiciens qui minent la Tunisie. S'il existe bel et bien un gouvernement d'union nationale, ce sont deux partis qui dirigent le pays : Nidaa Tounes de BCE et de Youssef Chahed, et les islamistes. Le mouvement de jeunes, organisé sous le slogan « Qu'est-ce qu'on attend ? », qui manifeste ces derniers jours exprime ainsi son inquiétude : « Nous avons le sentiment qu'on se dirige vers une démocratie formelle mais pas réelle, dans laquelle Nidaa Tounes et Ennahda se partagent le pouvoir. » Seule une stricte application de la Constitution pourra débloquer cette situation. D'ici là, les mécontentements se poursuivront. Les arrestations temporiseront. Mais le besoin de démocratie est urgent. Aux nostalgiques de la dictature, un animateur de RTCI disait en direct : « Je préfère un triste 14 janvier [date de la fuite de Ben Ali en 2011, NDLR] à un joyeux 7 novembre [date de l'arrivée au pouvoir – via un coup d'État – de Ben Ali]. »