Proust avait sa madeleine, moi j'ai la pkaila. La quoi? Laurent Sagalovitsch 

Proust avait sa madeleine, moi j'ai la pkaila. La quoi?

Laurent Sagalovitsch 

[Blog, You will never hate alone] Si cuisiner, c'est souvent voyager, c'est aussi un moyen de se retourner vers le passé, quand nos mères préparaient des plats ancrés dans l'éternité du temps.

Voilà des années et des années que je n'avais goûté à ce plat. Depuis la mort de ma mère ou alors de ma grand-mère, je ne sais plus bien. Ce plat que toutes deux préparaient lors des grandes occasions, quand on recevait à la maison ou bien alors, en période de fêtes, lorsqu'il s'agissait de mettre les petits plats dans les grands. Un plat qu'enfant, je détestais au point d'en venir à le redouter des semaines avant sa préparation, plat que j'ai pourtant appris à aimer au fil de ma vie pour finir par devenir l'un de mes mets préférés, une sorte de repère dans mon existence, point d'ancrage où se mêlent à la fois l'évocation de mon enfance et la texture si particulière de sa composition.

La pkaila (c'est son nom) est un plat qui appartient au registre de la cuisine judéo-tunisienne; de très loin, la meilleure cuisine au monde! D'une légèreté étourdissante, il consiste en une sorte de fricassée d'épinards cuits dans un océan d'huile d'olive auquel on ajoute des haricots blancs, des pieds de veau et de la basse côte pour obtenir, après une longue et lente macération, une sorte de mélasse noire, visqueuse, absolument repoussante à contempler.

 

À sa simple vue, j'ai connu des invités qui se décomposaient et tombaient dans les pommes. D'autres se jetaient directement par la fenêtre. Quelques-uns se confondaient en excuses pour ne point y goûter. Les plus courageux regardaient ailleurs au moment de porter à leur bouche ce ramassis d'épinards confits, comparable dans sa présentation à une rivière de mazout ou à un échantillon d'eaux usagées recueillies au fond d'une pissotière particulièrement insalubre. Quelque chose de ténébreux, de primaire, d’archaïque, de sauvage, de maléfique qui donne des envies de meurtre, de sacrifices rituels, de crucifixion.

Une horreur culinaire. Probablement la recette la plus terrifiante jamais inventée par une personne humaine au point que les officiels américains songeaient à la servir à leurs détenus de Guantánamo comme instrument de torture.

 

 

Et pourtant, quel délice, une fois passée l'épreuve de sa mise en bouche!

La douceur des épinards, la mollesse des haricots attendris par la cuisson des viandes, les mille et une senteurs de coriandre, de persil, de menthe, de harissa, toutes combinées dans un mélange savant où elles s'épanouissent sous le palais avant de coloniser l'estomac, lieu alors de la plus grande des batailles tant il est vrai que cette préparation, une fois digérée, si on en a abusé de trop, continue sa vie intérieure dans une débauche gazière parfois assourdissante.

L'autre jour –nous étions au premier jour de la nouvelle année– j'eus une furieuse envie de pkaila. C'était devenu une question de vie ou de mort. À la réflexion, je crois que je voulais surtout rendre hommage à ma mère et à ma grand-mère. Voilà longtemps qu'elles sont parties pour un monde meilleur, et leur absence, en ce début d'année, me semblait encore plus scandaleuse que d'habitude. Par la cuisine, je voulais revenir vers elles, leur parler, prendre de leurs nouvelles, en donner des miennes, sentir leur présence, le souffle de leur amour, la tendresse de leurs visages, l'évocation du temps jadis quand elles vivaient encore, dans cette nostalgie de leur Tunisie natale à chaque fois ressuscitée par la préparation de cette pkaila.

Surtout, je voulais la cuisiner moi-même, devenir ainsi le vrai fils de ma mère, reprendre le flambeau de cette tradition qui se perdait dans la nuit des temps, remonter de la sorte le fil du temps et instaurer un dialogue entre les morts et les vivants où la recette de la pkaila agirait comme une passerelle, un pont à travers les âges, les générations, le passé et le présent.

 

J'ai trouvé une recette sur le net, et comme j'ai cessé toute consommation de viande, je me suis procuré les épinards, les haricots et les épices et me suis appliqué à suivre les étapes de sa préparation. J'ai craint le pire, j'ai failli renoncer, j'ai appelé à l'aide, j'ai pris mon mal en patience, j'ai vu les épinards passer du vert au verdâtre puis au noir puis au très noir, j'ai épuisé trois bouteilles d'huile d'olive, j'ai senti le craquement des épinards quand la spatule s'amusait à les remuer, je les ai reversés dans un grand faitout avec les haricots, les épices, l'eau, et pendant que le mélange cuisait doucement, j'ai préparé la table, avec trois assiettes à couscous.

Quand tout a été prêt, j'ai versé la pkaila au creux des assiettes.

Et entouré du fantôme de ma mère et de ma grand-mère, dans la solitude de la cuisine, parmi les parfums encore présents des épinards et des épices, à l'encre de la nuit qui dehors dessinait les pâles reflets de l'hiver, j'ai goûté à cette texture unique, hommage à la vie qui jamais ne s'arrête, au passé qui jamais ne s'oublie, et à l'avenir qui reste toujours à écrire et à... cuisiner.

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