Quand Bourguiba pleure face à Hannibal
En ce moment je suis en train de lire le témoignage de Tahar Belkhodja sur les trois décennies Bourguiba (en entier cette et non pas des chapitres isolés trouvés sur la toile) et je me suis arrêté sur ce passage :
« En 1968, alors que j’étais responsable de la Sûreté nationale, il décida de se rendre à Istanbul en “visite privée”. Je l’y accompagnai, connaissant ses intentions et un peu perplexe quant au résultat. Reçu avec le protocole d’une visite d’Etat, il ne se laissa pas détourner de son idée et demanda aussitôt à se rendre sur la tombe d’Hannibal traditionnellement située sur les rives de l’Hellespont (les Dardanelles). Très gênés, les Turcs tentèrent vainement d’éluder ce souhait. Bourguiba, insistant véhémentement, sans la moindre périphrase diplomatique, nos hôtes finirent par nous amener, presque dans le désert, sur un monticule où se dressait une petite construction vétuste : le présumé tombeau d’Hannibal. Aussi bouleversé par la proximité supposée de son héros que par l’état d’abandon de sa sépulture, le Combattant suprême gémit et fondit en larmes. Durant près d’une heure, devant nos hôtes qui ne savaient quelle contenance adopter, il resta là, à méditer entre deux sanglots... Nous passâmes une semaine en Turquie et chaque jour, à tous les officiels, Bourguiba ne parla que de son désir de ramener en Tunisie les restes d’Hannibal avec lui, dans son avion. Pour essayer d’atténuer sa déception, les Turcs firent leur autocritique : oui, ils avaient failli à l’histoire en n’honorant pas comme il convenait ce héros de la lutte contre l’impérialisme romain, mais ils lui construiraient un grand mausolée qui symboliserait, en outre, la fraternité entre nos deux pays. Bourguiba eut du mal à cacher sa déception. Néanmoins, il rapporta avec lui une fiole remplie de sable qu’il avait recueilli lui-même sur la tombe d’Hannibal. »
Je ne savais pas que Hannibal était enterré en Turquie, et je n’ai pas le souvenir que ce détail eut été mentionné dans les différents cours d’histoires que j’ai eu le long de treize années de « service scolaire » primaires et secondaires. Peut être qu’on avait honte de nous dire qu’un des symboles de la Tunisie et une des sources de fierté des tunisiens était enterré loin de ses terres dans un endroit indigne de sa valeur historique (un copain m’avait raconté un jour sa rencontre avec un américain et toute la peine qu’il a eu pour lui expliquer ce que c’était la Tunisie, c’est seulement en mentionnant Carthage et son chef militaire que celui-ci eut les idées plus claires). Mais ce qui m’a le plus étonné c’est la grande admiration que dévouait celui qui aimait se faire appeler « le combattant extrême », pour le combattant carthaginois, cette réaction spontanée, on dirait la déception d’un enfant, qui se passe de tout commentaire… Je pense que c’est cet épisode qui aurait poussé Bourguiba à construire son mausolée dans sa vile natale, Monastir, il ne voulait pas mourir dans l’indifférence, tout ce dont il avait besoin est que l’histoire garde son mémoire en guise de reconnaissance, il craignait de mourir deux fois. Une peur que tout le monde éprouve et qu’il a poussé à l’extrême. Comme Ramsès II il voulait un temple de millénaire qui préserverait son souvenir à jamais gravé dans la nation, il ne voulait pas que la fille oublie un jour son père.
Bourguiba je l’ai vu de près à deux ou trois reprises, lors de visites d’etats étrangers et ses passages par Beb El Khathra et Lafayette, c’etait Bourguiba le vieux, le malade, Bourguiba je l’ai connu à travers « taoujihat siadat al ra2iss » et ses discours pleins de spontanéité, tantôt de larmes tantôt de fou rires (les plus vieux se rappelleront de la 3ijja présidentielle), Bourguiba j’ai vu des hommes lécher ses bottes, j’ai vu un des fonctionnaires du palais l’imitant, j’ai même écouté toute une k7 ou il a été caricaturé, j’ai lu les critiques qu’on lui faisait, de son vivant, dans un journal tunisien, non islamiste, distribué en Tunisie à l’époque dans tous les kiosques, parce qu’on pouvait critiquer Bourguiba ( pas tt le temps mais on pouvait le faire quand même), Bourguiba j’étais parmi les enfants qui sans comprendre ce que cela voulait dire, chantaient lorsqu’ils n’avaient rien à faire de leurs journées : «Yahia Bourguiba Yahia Bourguiba» ( on a aussi chanté « ananas ananas mzali ya fartass loool)
On peut être d’accord ou pas avec les choix politiques de Bourguiba, on pourra lui reprocher plusieurs erreurs mais jamais on ne pourra lui dénier le côté singulier d’une personnalité qui sort de l’ordinaire, ce mélange fascinant contre-versé de charisme, de génie, d’humanisme, d’enfance, de folie de grandeur, un mélange qui caractérise les grands hommes, parce qu’il y’a des grands et des petits hommes.
Sacré Bourguiba ! Je peux m’estimer heureux d’avoir vécu une partie de l’ère Bourguiba, Cependant j’aurais souhaité vivre l’ère ou la jeunesse tunisienne était moins nombriliste, plus engagé défendant des valeurs et considéré comme une vraie force politique du pays.
Hatchoum