Raoul Journo à "La Presse": "J'ai senti tout de suite l'odeur du pays" (1993)

Raoul Journo à "La Presse": "J'ai senti tout de suite l'odeur du pays" (1993)

(Samedi 22 mai 1993, à la "Une" du journal "La Presse" de Tunisie)

Chanteur plus que populaire, chanteur des circoncisions et des mariages, chanteur des cafés-chantants et des veillées ramadanesques, chanteur de "Tahhar ya lem tahhar", de "Nzad Ennabi", de "Marhaba b'aouled sidi".., Raoul Journo est parmi nous, à l'invitation des anciens du Lycée Carnot qui fêtent le centenaire de cet établissement prestigieux.
 
Il chantera au Théâtre Municipal, aujourd'hui samedi et demain dimanche.
Votre premier sentiment en atterrissant mercredi à Tunis-Carthage ?
  • Dès que je suis arrivé, j'étais tout ému. Le climat, les visages, la chaleur des gestes, une petite pluie printanière inattendue… et puis l'odeur de la Tunisie, où je suis né, où mes parents sont nés, où tous mes ancêtres sont nés et où ils ont vécu en paix, aimés et entourés depuis des temps immémoriaux.
J'ai tout de suite senti mon pays, ressenti cette quiétude et cette paix de l'âme que j'appellerais "l'odeur du pays". Je me suis senti bien. Je me suis senti chez moi. Dans ma maison, dans mon pays et parmi les miens. Car c'est ici mon chez moi. Toute ma vie s'est passée ici : ma jeunesse, ma carrière, mon mariage, la naissance de mes quatre filles, les meilleurs moments de ma vie.
 
Vous êtes parti en 1965, vous êtes revenu quelques fois, mais en coup de vent. Qu'y a-t-il de changé en Tunisie ?
  • Les gens n'ont pas changé. On me reconnaît toujours dans la rue, on m'embrasse, on me fait honneur. Peut-être plus qu'il y a vingt ans. C'est sans doute parce que cela fait si longtemps qu'on ne m'a pas vu, qu'on m'entend à la radio sans me voir…
Mais la vie des Tunisiens a beaucoup changé. Nous sommes maintenant un pays moderne dont l'économie s'est beaucoup développée, ainsi que le mode de vie ("يا حسرة").
On m'a dit aussi que Tunis a changé. En tous cas, les quartiers que j'aime et où j'ai passé l'essentiel de ma vie. Où j'ai chanté durant 30 ans, sans micro, de 8 heures du soir jusqu'à 9 heures du matin, pour voir la maîtresse de maison, mère du circoncis ou de la mariée, me lancer, toute somnolante : "Il est encore tôt" ("ما زال بكري").
Je voudrais revoir Bab Souika, Halfaouine, Tronja où je suis né…, la Marsa.
 
Et Lafayette, et la Goulette ?
Oui, la Goulette aussi. De mon temps, Lafayette c'était plutôt le quartier des gens aisés, ce qui n'était pas notre cas. Nous étions une famille modeste. J'ai vécu entre Tronja et les deux "r'bats" (Bab Souika et Bab Jedid). Je déambulais souvent à travers le dédale des ruelles pittoresques, sous les majestueux "sabàt", à l'ombre des murailles du "sour"… Je chantonnais sans cesse et on a fini par me surnommer "lahmem" (le pigeon)".
 
Mon amour pour la musique et la chanson, je le dois à cette époque. C'est ma mère qui me l'a transmis. Elle avait une très belle voix. Je me blotissais tout contre elle dans le "oust-dar" (cour intérieure des maisons traditionnelles arabes). Elle portait la tenue traditionnelle tunisienne et chantait, d'une voix chaude, le répertoire "aâroubi", pendant que sur le "canoun", le thé bouillonnait. Je m'en souviens comme si c'était hier : à chaque fois, j'en avais les larmes aux yeux, tant la nostalgie m'envahissait. Car ma mère penchait pour les chansons nostalgiques.
 
Il paraîtrait que vous êtes sur le point de publier un livre où vous raconteriez tout cela ?
  • Oui, un livre sur ma vie. Un livre de 600 pages qui raconte ma naissance, mon enfance, Tronja, la Médina, les années folles de la jeunesse.
C'est à Paris, en souvenir de ma mère, de mon pays et de tout ce que j'ai dû quitter que j'ai eu l'idée de ce livre, et je pense pouvoir le finir d'ici à la fin de l'année. C'est en chantant "Ya blèdi" que, les larmes aux yeux, je me suis dit : "Il faut que toute cette mémoire soit consignée".
 
Et votre carrière en France ? A-t-elle été aussi brillante qu'en Tunisie ?
  • En France, je n'ai fait que poursuivre ce que j'ai fait en Tunisie. Mais ça n'a jamais été comme ici. Les mariages, les circoncisions, les fêtes, là-bas, ça manque de vie, de chaleur humaine, de spontanéité. C'est presque austère.
J'étais habitué à donner des galas dans des maisons arabes bien aérées, bien encensées, nettes et propres, où les hôtes faisaient corps avec ma troupe et moi-même, où la fête était commune, collective et totale, où tout le monde était de la partie. Les voisins, les amis, les enfants du quartier ("ولاد الحومة")... et même les passants, tous mettent la main à la pâte, et c'était merveilleux.
A l'époque, ma troupe se composait de Khaïlou Sghir, au violent, Youssef Slama, au "ka'noun", et Saïoun Bichana, à la darbouka. Quand, à la fin de la fête, tôt le matin, nous passions par la rue de Lyon, à chaque fois les boutiquiers me lançaient : "Longue vie, visage de fête !" (تعيش يا وجه الفرح) et faisaient des grimaces à l'adresse de mes coéquipiers, toujours sérieux et d'apparence triste.
Je me suis produit dans les mariages et circoncisions de trois générations successives. Il m'est arrivé d'être sollicité pour la "outya" d'une mariée et de reconnaître, au premier coup d'œil, la mère et la grande-mère, au mariage desquelles j'avais également chanté.
 
Vous êtes ici pour le centenaire du lycée Carnot. Qu'évoque pour vous le lycée Carnot ?
  • Je n'ai pas été au lycée Carnot, j'étais à l'Alliance juive, mais j'ai de nombreux amis qui étaient au lycée Carnot. C'est un établissement qui a formé des élites tunisiennes, des professeurs, des ingénieurs, des avocats. C'était l'un des fiefs de la tolérance et de la connaissance.
Par contre, lorsque je pense au lycée Carnot, je me souviens d'une époque faste de ma vie où, tous les samedis soir, on se retrouvait au Palais des Sociétés Françaises, juste derrière le lycée, Saliha, Ali Riahi et moi-même, pour chanter et danser jusqu'à l'aube.
 
Votre nostalgie, votre amour du pays, l'émotion que vous avez en évoquant le passé, tout semble indiquer que vous êtes parti à contre-cœur. Qu'est-ce…
  • Les enfants ! Mes quatre filles s'étaient mariées et, avec leurs époux, elles avaient décidé de s'installer en France. Que serais-je resté faire ici seul ? Quelle serait ma vie sans mes filles ?
C'était en 1965. Comme vous l'avez dit, c'est vraiment à contre-cœur que j'ai dû quitter mon pays, pour être avec elles.
Mais je compte revenir plus souvent. D'ailleurs, de nombreux amis ont décidé de passer leurs vacances d'été en Tunisie. Mon ami le "ka'nounji" Zitoun va passer juillet et août à la Goulette. D'autres amis ont choisi Hammamet. Moi, malheureusement, je suis mes enfants et je serai à Juan-les-Pins. Mais j'envie tellement ceux qui vont être au soleil de la Tunisie, que j'ai pris la ferme décision de convaincre mes filles pour l'année prochaine. Et je ne suis pas le seul à vouloir renouer durablement. A Paris, chaque fois que je chante "Ya bledi ma ninsek, Sellemt ana fik, Ya bled hbabi oua jdedi, Sellemt fil janna, Likhlaâ ouel binna…", tous les spectateurs ont les larmes au yeux.
J'ai maintenant 85 ans, mais si Dieu veut, كان عشنا (si nous sommes en vie), je reviendrai avec mes quatre filles, mes petits-enfants et mes arrière-petits-enfants.
 
Propos recueillis par M'hamed JAÏBI

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