Un parfum d’années 30? Par Riccardo Perissich

Un parfum d’années 30?
Par Riccardo Perissich former General Director of the EU Commission

D’aucuns pensent que flotte autour de nos démocraties occidentales un parfum qui nous rappelle les années 30 du siècle dernier. De fait, les indices en ce sens ne manquent pas ; en particulier, une fracture sociale qui, à l’époque, était liée aux conséquences de la révolution industrielle et aux crises qui l’accompagnaient, alors qu’aujourd’hui elle découle des effets de la mondialisation et, par-dessus tout, de la difficulté à mettre en œuvre des réponses adaptées au mouvement irrésistible du changement technologique.
La pandémie a, à l’évidence, aggravé la situation, en accentuant les inégalités économiques, sociales et sanitaires.

Même si la capacité des démocraties à faire face aux crises économiques et aux fractures sociales est incomparablement supérieure à ce qu’elle était il y a un siècle, dans de nombreux pays, l’adhésion aux principes de la démocratie libérale et de ses institutions est dangereusement affaiblie. Des mouvements populistes, nationalistes et antisystèmes sont apparus un peu partout, et dans quelques cas sont parvenus au pouvoir ; certains observateurs estiment même menacés les deux pays qu’on peut considérer comme le cœur de l’Occident, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.

Tout cela, comme dans les années 30, nourrit la fascination qu’exercent des autocrates comme Poutine, Erdogan, ou Xi Jinping, qui défient ouvertement « la décadence et l’inefficacité » des démocraties.
Relevons aussi qu’aujourd’hui comme alors, existe un grand degré de perméabilité et de contigüité entre les pulsions antisystèmes de l’extrême-droite et de la gauche radicale. Enfin, nous assistons à un retour du nationalisme et des passions identitaires ethniques et religieuses ; les institutions multilatérales créées dans l’après-guerre sont partout affaiblies.

Les analogies sont ainsi indéniables. Cela peut sembler paradoxal alors même que notre style de vie, notre niveau de prospérité, de liberté et de justice sont sans précédent et continuent d’être un modèle pour le monde. On pourrait étendre à tout l’Occident ce qu’on dit de la France : un peuple qui vit au paradis convaincu d’être en enfer. Rien ne peut, du reste, nous porter à penser que les ennemis de la démocratie soient proches de la victoire.
Cela ne s’est pas produit alors, et il n’y a pas de raison pour que cela se produise aujourd’hui.
Ce qui compte davantage est que, alors même qu’elle semble électoralement en déclin, l’offensive populiste continue de structurer le débat politique.
Le parallèle avec les années 30 ne doit pas, par ailleurs, nous pousser à une référence trop facile au fascisme. L’histoire ne se répète jamais de la même façon ; mais le danger est réel, même s’il est d’une nature différente, et il ne faut pas l’ignorer.
Le populisme moderne n’est pas formellement anti-démocratique parce qu’il se nourrit du suffrage universel, entendu comme le vecteur d’un rapport direct entre les citoyens et le gouvernement. A l’inverse, il méprise et se fixe pour but de subjuguer les corps intermédiaires, les institutions de la démocratie libérale, le parlement, le pouvoir judiciaire, la neutralité de l’administration et, de façon générale, la séparation des pouvoirs et tout de qui fait obstacle à la « dictature de la majorité ».

Autour du milieu du siècle dernier, après la victoire sur les dictatures, furent prises à l’Ouest un certain nombre de décisions pour guérir les maux qui avaient conduit à la crise de la démocratie. Les institutions furent consolidées avec l’extension du suffrage universel. L’on répondit à la fracture sociale en créant un Etat providence plus ou moins étendu.
Au nationalisme fut opposé un système international multilatéral et, en Europe, supranational. Ce qui devra être fait pour répondre à la crise actuelle reste une question ouverte ; d’ici là, il est utile d’analyser un phénomène largement nouveau et qui n’a pas de pas eu de précédent clair au siècle passé.

Nous assistons en fait en Occident à un mouvement « libertaire » grandissant qui promeut ouvertement le refus de quelque règle que ce soit, comme des institutions légales. Certains en voient l’origine dans la révolution des mœurs des années 60 (« il est interdit d’interdire »). Une origine plus proche et concrète est celle des tea parties américaines. Le mouvement français des gilets jaunes, avant de revêtir l’aspect d’un refus total du système, est né avec la revendication d’un « droit », celui d’user à sa guise de son automobile, et le rejet des mesures qui le rendaient trop cher.
Cependant, la manifestation la plus explosive de cette tendance est la révolte diffuse, au nom des libertés individuelles, contre les restrictions liées au contrôle de l’épidémie de Covid 19 ; c’est la guerre mondiale contre les masques ; l’obligation proclamée de choisir entre l’économie et la santé, entre mourir de la maladie et mourir de faim.
Cela fait se ressouvenir de la critique cinglante de Romano Prodi contre ceux qui confondent la liberté et « le droit de se garer en double file ».

Tout cela contraste avec le degré élevé de discipline collective face à l’épidémie observé dans les démocraties asiatiques. Leurs succès indéniables dans ce domaine n’atteint pas le moins du monde la psychologie des habitants de l’Occident ; un peu d’humilité de leur part serait peut-être de mise.
Nous sommes prêts à nous repentir des crimes du colonialisme, mais nous réagissons avec un mélange de fatalisme et d’arrogance aux démonstrations de supériorité des peuples des autres cultures.
Nous savons que l’attachement à la liberté individuelle est un piler de nos valeurs. Il est aussi vrai qu’il y a toujours eu en Occident une culture libertaire – voire avec des pointes anarchistes – intolérante à toute contrainte, mais les phénomènes actuels sont beaucoup plus répandus.
Ces comportements face aux restrictions imposées par les pouvoirs publics pour faire face à l’épidémie, bien que partout visibles, ne sont cependant pas homogènes en Europe et en Amérique.

Le moment venu, il sera intéressant d’étudier les réactions très différentes entre pays par ailleurs assez semblables, comme la Suède ou le Danemark ; ou entre pays culturellement proches, comme l’Italie, la France et l’Espagne. Il y a des différences dans le degré de refus des contraintes, qui dépendent sûrement de la façon dont ont agi les pouvoirs publics et de leur popularité, mais qui ont probablement aussi des origines plus profondes.

Au terme de cette analyse, cependant, ce sont les caractères les plus extrêmes et pathologiques du phénomène qui importent le plus. Ils importent parce que même s’ils sont le fait d’une petite minorité, ils parviennent à influencer le débat, et le comportement de beaucoup de gens.

On pourrait penser avoir à faire à un prolongement culturel et social du néolibéralisme économique des années 1970 issu de l’école de Chicago, et qui devrait donc être à l’opposé d’une poussée populiste de tendance autoritaire ; tel n’est pas le cas. Le néolibéralisme, qui d’ailleurs et contrairement à une vulgate répandue n’a eu qu’une influence limitée en Europe occidentale, est la manifestation de ce mouvement pendulaire qui accompagne l’évolution du capitalisme et de l’économie de marché.
Le mouvement libertaire auquel l’on assiste aujourd’hui ne se contente pas de protester contre des impôts excessifs, ou des règles jugées à tort ou à raison de nature à freiner l’économie. Il est fondamentalement anticapitaliste, non en ce qu’il s’opposerait à la propriété privée, mais parce qu’il conteste certains aspects fondamentaux du marché et du capitalisme actuels. Il se nourrit de la conviction que les règles dont il conteste l’existence, y compris celles destinées à lutter contre l’épidémie, sont le fruit d’un complot international auquel participent nos élites politiques, scientifiques et économiques. L’ennemi, plus encore que l’Etat, ce sont donc les élites et, par-dessus tout, les étrangers et les multinationales.

Si l’on regarde le cas des Etats-Unis, il y existe depuis toujours des idéaux qui forment des strates distinctes. Chez les pères fondateurs, l’opposition entre Jefferson et Hamilton traduisait le rêve d’une République de petits propriétaires individualistes et jaloux de leur indépendance, face à la montée de la force centralisatrice représentée par la puissance financière et bientôt industrielle de New York, derrière laquelle se cachait le capitalisme toujours présent du vieux maître colonial.
Les tea parties, le premier grand mouvement libertaire de ce siècle, peuvent être regardées comme une tentative de faire revivre ce rêve individualiste, mais avec une signification clairement subversive dans le contexte du capitalisme moderne.
A l’évidence, Thomas Jefferson se retournerait dans sa tombe devant ce rapprochement sacrilège, mais les tea parties prétendent se réclamer, jusque dans leurs manifestations folkloriques, de cette tradition. La forme la plus accomplie du phénomène est aujourd’hui le mouvement Qanon, né aux Etats-Unis et qui est en train de se répandre en Europe.

Pourquoi tout cela est-il important ? Parce qu’il se produit un rapprochement entre ce libéralisme-là et l’autoritarisme du mouvement populiste. Leurs liens sont multiples et ne se limitent pas au rejet « du système ».
En Europe comme en Amérique, il y a des connexions de plus en plus évidentes avec les mouvements d’extrême-droite, y compris les suprématistes blancs. Les gilets jaunes, courtisés par l’extrême-gauche et l’extrême-droite, ont été un phénomène quasi-exclusivement « blanc ».
Un intellectuel français comme Michel Onfray, icône de nombreux libertariens italiens, peut désormais être catalogué parmi les soutiens de l’extrême-droite. En Europe, comme en Amérique, les nouveaux libertaires n’hésitent pas à faire appel, voire à recourir à la violence. Enfin, le message libertaire, qui se diffuse par-dessus tout dans les médias sociaux, est très souvent amplifié par les mêmes réseaux internationaux, russes mais pas seulement, qui alimentent le message populiste.

Cette convergence, en tout état de cause dangereuse, devient toxique quand elle se trouve renforcée, par bêtise ou par indifférence, de la composante conservatrice traditionnelle de nos systèmes politiques. Cela s’est produit aux Etats-Unis avec un parti républicain totalement soumis à Trump et c’est également en train de se produire en Italie.

Trump a pu se présenter comme une digue contre le péril « socialiste », et dans le même temps subvertir les équilibres et les principes de la constitution, et propager le refus de toute restriction utile pour combattre la pandémie ; c’est la raison pour laquelle, même si nous ne savons pas sous quelle forme, le trumpisme survivra à sa défaite. Si parva licet, en Italie, Salvini promet une « révolution libérale » mais, ôtant lui aussi le masque chaque fois qu’il en a l’occasion, il défend la sortie de l’euro et la fermeture des frontières.

Ce mélange devrait particulièrement préoccuper les libéraux authentiques, car il les met face à des dilemmes auxquels ils ne sont pas préparés. A condition de savoir parler à l’électorat, nous avons les instruments politiques pour contrer les dérives ouvertement autoritaires.
Mais savoir ce qu’il faut faire face aux usages abusifs de la liberté d’expression, des droits individuels et de la protection de la sphère privée demande de réexaminer des principes solidifiés avec le temps dans notre culture, et qui ont quasiment acquis valeur de dogme.
Que faire avec celui qui affirme la supériorité de la loi religieuse sur celle de l’Etat ? Avec celui qui refuse sa légitimité à la loi parce qu’il déclare illégitime le pouvoir démocratique dont elle émane ?
Que faire avec celui qui dénie la valeur de la science et la validité des vaccins ? Qui non seulement refuse de se protéger, mais met consciemment en danger la vie d’autrui ?
Ce sont des manifestations de l’antique dilemme entre la liberté individuelle et l’intérêt collectif, qui pose des problèmes en partie nouveaux auxquels il faut faire face de façon urgente.
L’impératif catégorique de la primauté de la loi est un pilier de la culture occidentale qui remonte à aussi loin que Socrate. « Là où s’arrête la loi, commence la tyrannie » écrivait Locke, énonçant, dans un contexte différent, une vérité toujours actuelle et que nous ne devons pas oublier.

Riccardo Perissich

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