Ecrire ensemble l'histoire du passe colonial de la Tunisie

Par Habib Kazdaghli* et Colette ZYTNICKI**

«Le Parlement tunisien a rejeté dans la nuit de mardi à mercredi une motion qui demandait officiellement à la France de présenter des excuses à la Tunisie pour les crimes commis ‘’pendant et après la colonisation’’ (Le Figaro, le 10 juin 2020 ) ».

A lire cet extrait résumant la séance houleuse du Parlement tunisien, on serait amené à penser que tous les Tunisiens seraient devenus « nostalgiques », regrettant cette période où, entre 1881 et 1956, la Tunisie a été colonisée par la France. Interrompue à plusieurs reprises, la séance s’est prolongée pendant plus de 15 heures et a été marquée par des insultes, des vulgarités et des propos haineux.  Au final, elle a débouché sur un vote semblant avoir exprimé plus la recherche d’un positionnement interne à l’Assemblée qu’une réelle position par rapport à l’ancien colonisateur : la motion a recueilli 77 voix favorables pour 45 abstentions et 5 voix contre, ce qui n’a pas suffi à la faire adopter.  Selon tous les observateurs, on a plutôt assisté à des règlements de comptes entre des forces politiques tunisiennes antagoniques. S’est exprimée la volonté de contredire le récit de la lutte nationale et d’en finir avec les symboles de la nation tunisienne et, en premier lieu, avec le « leader Habib Bourguiba », premier président de la Tunisie indépendante (1956-1987). La question de la France et de son action en Tunisie fut donc un prétexte à la remise en cause de ce moment important de l’histoire tunisienne. Le débat s’est transformé en guerre de mémoires, où chacune d’entre elles s’est lancée dans une « guerre de position », en vue de conquérir une nouvelle légitimation politique. Comme partout, les guerres de mémoires ne peuvent être le prélude à une conciliation, mais constituent l’annonce de divisions profondes

Ainsi que l’a souligné l’historien tunisien Raouf Hamza, « la vision natio-centrique absolutise le cadre national et refuse de penser l’histoire du pays en dehors de ce cadre ». L’histoire de la colonisation oblige justement à déborder du cadre national. La Tunisie, par exemple, se trouve au cœur des projets   impérialistes occidentaux durant toute la période coloniale. Écrire cette histoire aujourd’hui incite à se livrer à une écriture croisée, entre des chercheurs issus des pays concernés. L’histoire de la colonisation n’est le privilège ni des historiennes et historiens des anciennes métropoles ni de celles et ceux des anciennes colonies. Elle doit s’écrire en coopération étroite des uns avec les autres.

C’est ce à quoi nous nous sommes attelés.  Appartenant à la même génération,  nés dans le sillage de la fin de l’ère coloniale et de l’émergence des Etats nationaux issus des indépendances, nous exerçons le métier d’historien dans une université française pour l’une, et tunisienne pour l’autre.  Depuis près de 25 ans, nous avons travaillé ensemble, mettant au cœur de nos travaux ce moment où l’histoire a lié le destin de nos deux pays respectifs, la France et la Tunisie : le moment colonial.  C’est sur ce passé commun, douloureux, souvent violent, que nous avons tenu à coopérer, menant conjointement et avec nombre de chercheurs issus des deux rives de la Méditerranée, de multiples projets de recherches. L’un portait, par exemple, sur la  société coloniale tunisienne, diverse dans ses composantes, structurée en des hiérarchies indépassables basées sur une vision racialisée des peuples qui, elles-mêmes, définissaient des statuts juridico-politiques complexes et profondément inégalitaires, comme en témoigne l’ouvrage “La Tunisie mosaïque” dirigé par Jacques Alexandropoulos et Patrick Cabanel (PUM, 2000) auquel ont coopéré des chercheurs tunisiens, français, italiens, etc.

Nous nous sommes également penchés sur la question des migrations post-coloniales (le rapatriement des ressortissants français et l’émigration tunisienne). Nous avons ouvert le chantier, alors bien peu exploité, du tourisme tel qu’il s’est créé au cours de la période coloniale ( Le tourisme dans l’Empire français, Sfhom, 2009 ; Fabrique du tourisme et expériences patrimoniales au Maghreb, XIX-XXI siècles, CJB, 2019). On a pu ainsi mettre en évidence combien le tourisme était étroitement lié à l’entreprise coloniale, lui servant de caisse de résonance et d’instance de légitimité. Faire visiter les colonies, c’était donner à voir ce que l’on appelait « l’œuvre française » ! Mais on a aussi pu tracer une histoire plus longue du tourisme que celle donnée par les spécialistes non historiens. Car le moment colonial fut bien celui de l’invention des sites,  non seulement archéologiques, mais aussi naturels et balnéaires. Il était important de faire cette espèce de généalogie du tourisme contemporain en Tunisie, où cette activité représente 14% du PNB.

Évidemment, la question des archives s’est posée. Une large partie de celles-ci a été « rapatriée » dans les institutions archivistiques françaises après l’indépendance de la Tunisie. Toutefois, demander le « rapatriement d’archives spoliées », qui peut sembler de prime abord logique, est quelque peu réducteur. En effet, la Tunisie, grâce à l’esprit d’ouverture de ses dirigeants, a pu résoudre cette question depuis plus de 40 ans. Des copies microfilmées des dossiers relatifs à l’histoire de la Tunisie se trouvant dans  les archives diplomatiques françaises conservées à La Courneuve ou à Nantes, dans les archives militaires (Service historique de la Défense, à Vincennes), les  Archives nationales (Pierrefitte), ou bien dans les Archives nationales d’outre-mer (Aix-en-Provence) etc., sont consultables à Tunis même, depuis 1982. On les trouve à l’Institut supérieur d’histoire de la Tunisie contemporaine. Les thèmes les plus variés et les plus complexes peuvent alors être traités. Ainsi, les négociations aboutissant aux accords de l’autonomie interne puis à l’indépendance, après la crise de Sakiet  Sidi Youssef, en 1958, ou bien la guerre de Bizerte en 1961 ont fait l’objet d’études et de programmes de recherches. Les chercheurs ont parfois dû solliciter des autorisations spéciales pour l’ouverture de dossiers sensibles. Ces fonds d’archives ont été aussi enrichis par des campagnes d’enregistrement de témoins d’époque (projet Kazdaghli-Vaisse 1993-1996).

Le système colonial est fondé, faut-il le rappeler, sur une politique de domination, d’exclusion et de répression des autochtones. On ne peut entretenir à son égard nulle nostalgie. Loin de nous, également, l’idée de négliger l’importance des questions mémorielles dans les sociétés — les événements récents en Tunisie ou en France l’illustrent tout à fait — tout comme l’apport de la mémoire en tant que source de connaissance du passé (les enquêtes orales menées par Habib Kazdaghli sur le mouvement national en témoignent).  Mais notre démarche s’est résolument placée sur le terrain de l’Histoire. Elle se doit de comprendre et d’expliquer les ressorts et mécanismes de la situation coloniale, d’en transmettre la connaissance par le biais d’ouvrages érudits ou plus « grand public». Une écriture partagée et apaisée de ce douloureux moment, portée par des historiennes et des historiens des deux rives de la Méditerranée est, nous semble-t-il, la condition nécessaire pour bâtir un savoir, une mémoire et un avenir communs entre des peuples que l’histoire a parfois dressés les uns contre les autres.

(*) Université  de La Manouba Tunisie

(**)Université Jean-Jaurès, Toulouse,France

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